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5 novembre 2014 3 05 /11 /novembre /2014 16:48

Eric Chauvier est un intempestif.

Cet anthropologue, qui s'était illustré il y a un ou deux ans (voir dans ce blog) par une défense des périurbains (subsumés par la critique de la périurbanité), dans un essai abruptement titré "contre telerama", élargit sa critique des concepts déshumanisants, même quand ils dégoûlinent d'humanisme, avec "Les mots sans les choses", clin d'oeil foucaldien justifié, puisqu'il s'agit de considérer les registres de discours comme des outils de pouvoir.

 

Chauvier, prolongeant son analyse de la novlangue post moderne, part à la charge contre le déferlement d'un langage auquel nous ne pouvons pas échapper, et qui borne notre capacité à simplement décrire ce que nous vivons sans passer au tamis d'une normalisation écrasante. J'ai songé à Pasolini parlant de la mort des lucioles pour évoquer la disparition des patois et l'autonomie d'un parler populaire désormais placé sous contrôle. Ici l'auteur pointe une généralisation d'un langage unique, asphyxiant socialement. L'autonomie du parler n'est plus envisageable, du fait de la communication massive, omniprésente, qui diffuse du concept pré mâché, dans lequel nous nous glissons forcément.

 

La source en est la vulgarisation de la science. Qui a des effets pervers déja pointés par Freud qui regrettait que le grand public use du mot "paranoia" à tort et à travers, sans savoir de quoi il s'agit réellement.

 

Aujourd'hui il me semble qu'on pourrait dire de même avec des notions comme "harcèlement" (qui finit par recouvrir toute demande insistante même si elle est légitime), ou "risque psycho social" (qui finit par recouvrir la vie toute entière, qui comme on le sait est angoissante et dangereuse. D'ailleurs à la fin on meurt...C'est dire). Le problème est qu'il y a des harceleurs, des pervers narcissiques, etc, mais qu'à force de les voir partout par l'usage plaqué des termes vulgarisés et déteints, on les rend au final invisibles dans la masse des tous coupables (ceci est une remarque personnelle qui n'est pas chez Chauvier, mais comme je fais un blog je vois pas pourquoi je glisserais pas des réflexions personnelles..... Non mais.).

 

Ces concepts sont donc diffusés, et font autorité. Par exemple le terme "les bobos", qui en gros est censé désigner les bourgeois progressistes des villes. Cet exemple montre bien comment on plaque du concept brutalement sur des expériences sociales hétérogènes, complexes, disparates. Ces "fictions théoriques" rendent le vécu inexprimable, puisqu'on sort tout de suite le terme stigmatisant de "bobo". Voila, réglé, vendu. On passe à autre chose. L'auteur prend aussi l'exemple de la "ville monde". Le citadin métropolitain est censé être un citoyen de la ville monde.... Oui, mais est ce sa vie qui est décrite par une telle expression ? Pas sûr. Pourtant c'est ainsi qu'il existe. Se sent il particulièrement mondialisé lui ? Le langage ne permet même pas d'ouvrir cet espace d'interrogation.

 

Nous sommes sommés de nous aligner. Ainsi est pris l'exemple d'un jeune en difficulté, younès, qui doit exprimer son "projet"... Il répond "faire de l'évènementiel".... Parce que c'est une catégorie qui "fait le buzz". Il sait qu'il donne satisfaction. Il ne dit pas "je veux faire", mais "faire", disant inconsciemment qu'il se raccorde. Son propre vécu est écarté, au profit d'une notion rassurante pour tout le monde. C'est très bien qu'il connaisse, n'est ce pas, cette expression là. C'est preuve qu'il est avec nous.

 

Chauvier rappelle que les enfants ne procèdent pas comme cela. Ils testent les concepts sur les situations. Ils ne disent pas "la bagnole", mais "la voiture rouge" par exemple. Nous, nous renonçons. Nous sommes attrapés par la toile du langage à notre disposition. Mais il n'a rien de neutre.

 

En particulier nous subissons le langage de la gouvernance. Qui comme on le sait est une manière de nier la conflictualité sociale. De laisser croire à une sorte de fluidité du monde social, ou il s'agirait simplement de s'articuler élégamment. La gouvernance est l'expression d'une société de partenaires ou personne ne domine personne. Qui ouvre un journal sait que c'est pure fiction. Ce langage de la gouvernance est caractérisé par l'effacement de la négativité. Ainsi en est il de l'expression "minorité visible". A nier la négativité on désamorce toute révolte, et chacun se trouve désemparé face à un monde qui ne tourne pas rond mais qui parle si gentiment de soi.

 

Certains, comme Pierre Bourdieu, conscients du fait que l'on "fait aboyer le concept de chien", ont essayé de donner place à une autonomie de l'expression, avec "la misère du monde". Cependant Bourdieu ne manque pas aussi d'imposer des concepts à plaquer, comme l'habitus. Pourquoi tu déconnes ? C'est mon habitus monsieur.

 

Chauvier nous confronte à une tâche immense de démystification du langage. Quand on nous parle, nous devrions demander ce que recouvrent les concepts entendus qui déferlent, balancés comme arguments d'autorité. Ainsi quand un politique dit que "Le pays va mieux", pourquoi ne pas lui demander ce qu'il entend par "pays" ? En somme il s'agit de lutter pied à pied contre les artifices qui sont utilisés et qui possèdent la personne qui l'utilisent.

 

Ces artifices brisent toute créativité. Car les acteurs sociaux sont conduits à travers les projets qu'ils déposent de se glisser dans ces gangues, et donc dans l'idéologie qui les crée. On doit ainsi  (l'exemple est de moi, j'espère que j'ai bien retiendu la leçon) répondre à des appels à projets sur "la participation des habitants". Mais la participation est une vision politique. Elle est différente d'autres visions possibles, dont il ne vient plus à l'esprit qu'elles se discutent. Mais le bombardement théorique autour de "la participation" est si intense qu'il étouffe toute déstabilisation du débat public.

 

L'auteur nous conduit donc à envisager des guerillas langagières. Ne pas nous laisser imposer des mots qui ne sont pas raccordés à des choses, des signifiants vides ou flous. Qu'entendez vous par "bobo" ? Un pigiste précaire qui aime le soja et porte des bermudas en lin, vivant dans un T1, est il un "bobo" ? Nous ne pouvons pas accepter le langage imposé si nous ne voulons pas vivre dans la caverne de Platon, enchaînés.

 

Pour une guerilla lexicale ("Les mots sans les choses", Eric Chauvier)
Pour une guerilla lexicale ("Les mots sans les choses", Eric Chauvier)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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