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14 avril 2016 4 14 /04 /avril /2016 18:47
Prince de l’immanence, « DIDEROT », Pierre Lepape

Nos gloires des Lumières, ce sont Voltaire et Rousseau. Diderot, lui, vient derrière dans la symbolique des géants. C’est injuste. Il a fallu un Goethe, un Nietzsche pour saluer le génie de Diderot, contributeur français à la grande tradition philosophique matérialiste. L’auteur de la subversive « lettre aux aveugles », qui brise l’idée de vérité révélée, était trop libre, trop virevoltant, pour devenir le symbole de révolutionnaires saisis par l’esprit de système. Puis le romantisme se choisit Rousseau comme ancêtre, le frère maudit de Denis.

 

Pierre Lepape a consacré il y a quelques années une belle biographie à Denis Diderot, qu’il saisit parfaitement dans la dynamique de son temps, pré révolutionnaire. Denis l’athée, le démocrate convaincu, le pourfendeur des tyrannies, le chantre de la raison sensible, a essuyé les plâtres de la liberté, en parvenant cependant à échapper au pire, corseté dans son expression certes, de son vivant. Lui, un sensible pas taillé pour l’héroïsme, mais têtu et incapable de renoncer à ses idées, le sens de sa vie. Ce fut aussi un immense précurseur de la modernité littéraire, en particulier en devenant l’auteur, à son apogée mâture, de Jacques le fataliste, que Pierre Lepape résume brillamment comme :

 

« le roman de la toute-puissance de la fiction et conjointement celui de la démystification de cette puissance ».

 

Ce fils de coutelier, né à Langres au début du siècle décisif, est un petit-bourgeois. Il vit et incarne le temps de gloire de cette classe quand elle monte à l’assaut du ciel pour fracasser le despotisme. Il mettra très longtemps à émerger et à faire reconnaître, et surtout respecter, son génie, dans cette société d’ordre figé. C’est une lettre de cachet et la prison pendant un peu plus de cent jours, traumatisantes pour cet hyper sensible théâtral, qui le lanceront dans le monde. Encore une preuve de l’effet rebond de la répression.

 

Sa vie affective sera un peu coquine sans verser dans le libertinage en cours de son temps, il fera un mariage bourgeois sans contenu réel, vivra une histoire d’amour de plusieurs décennies, toute spirituelle, avec Sophie Volland, qui donne lieu à une correspondance (dont on ne connaît que le versant de Denis) partie intégrante de l’œuvre de l’homme de lettres inclassable, philosophe, romancier, dramaturge, critique d’art, théoricien et même technicien, musicologue et scientifique.

 

La liaison avec Sophie Volland reste bien mystérieuse dans ses attentes et ses fondations, et elle pose la question beaucoup plus large du rapport indémêlable d’un créateur, d’une imagination au désir et à la vie :

 

« Ces amants-là ne sont pas ordinaires. Ils s’aimeront toute leur vie ; Denis ne survivant que quatre mois à la mort de Sophie ; mais leur passion paraît sans cesse hésiter entre la réalité et la littérature, entre le désir et les mots. Elle est du désir immédiatement transformé en mots (…) Leur amour n’est-il que littérature ? Sophie n’est-elle, à la manière de la Laure de Pétrarque ou de la Cassandre de Ronsard (…) qu’un prétexte, un rôle de création (…) La théâtralité de Diderot n’est pas un artifice littéraire et il n’y a pas de contradiction à écrire que Denis était passionnément amoureux de Sophie et que la jeune femme est, pour lui, un formidable stimulateur littéraire (…) C’est à nous tous qu’il s’adresse, mais c’est pour sa Sophie qu’il écrit ».

 

J’aime les biographies car elles mettent le génie à hauteur d’Homme. Le génie nous apparaît familier. Nous voyons les petitesses des géants, leurs faiblesses, et ainsi ils nous sont proches, nous pouvons enfin les aimer, car ils sont réels. La biographie est un moyen de transmettre, à mon point de vue très porteur, car on ne s’identifie pas à des abstractions mais à des figures. Elles ne doivent pas être trop éthérées sinon elles sont inaccessibles et donc sans intérêt pour fournir du sens à sa propre vie.

 

Ici on est gâté quand on croise Rousseau, Voltaire, Diderot, d’Alembert, aussi grands que capables de mesquineries. Vivants.

 

Un des aspects, nombreux, passionnants de cette vie de Diderot, c’est ce moment de cristallisation où l’on passe du potentiel à la réalisation des œuvres. Diderot se met par exemple clairement en position de devoir gagner de l’argent pour s’obliger à exercer son talent et à le concentrer dans des productions. Une ruse comme une autre pour franchir des caps. Pas n’importe quel cap : aller là où l’on n’est pas allé avant !

 

Mais Denis ne pouvait être que politique, lui qui utilisera d’abord la méthode de la traduction très élargie… Pour exprimer ses convictions.

 

Le camp des « philosophes » dont il devient le capitaine, Voltaire – avec qui les relations seront toujours épistolaires et ambivalentes, les deux n’étant pas du même monde- en étant une figure tutélaire plus lointaine, profite des divisions de l’adversaire, et de ses contradictions, pour se faire entendre. Le camp catholique est divisé entre jansénistes et jésuites, et les philosophes jouent de cette rivalité pour que l’on ne censure pas leurs pamphlets. Ils savent aussi que la France a besoin de rayonner en Europe et qu’en ce temps la circulation des idées est indispensable à une grande Nation. Ils sont toujours sur la ligne de crête, mais leurs idées sèmeront.

 

La vie de Diderot est marquée par des amitiés fortes, souvent gâchées jusqu’à la brouille. Avec Rousseau, si proche, puis si violemment hostile, pour des querelles d’ego. Malgré leur désaccord, Diderot jugeant ridicule l’idée du bon sauvage, ils s’aimaient. Avec d’Alembert, le complice du gigantesque projet à rebondissements de l’Encyclopédie, avec lequel il ne rompra jamais vraiment mais dont il ne partageait pas la modération. Avec Grimm, ce frère, trop courtisan au final, avec le Baron d’Holbach , ce dernier étant à ses côtés sur la branche radicalement matérialiste des Lumières. Celle qui descendant de Spinoza, et conduisant à Nietzsche, lutte pour la liberté externe mais au nom de la nécessité interne :

 

« nous sommes ce qui convient (…) à la chaîne des évènements », écrit Diderot , stigmatisant « l’habitude que nous avons prise tout en naissant de confondre le volontaire avec le libre ».

 

Ainsi, et nous touchons là un débat brûlant de notre époque, quand un premier ministre confond excuse et explication….

 

« Le malfaisant est un être qu’il faut détruire et non punir ; la bienfaisance est une bonne fortune et non une vertu ». L’idée de la causalité n’est pas la faiblesse à l’égard du nocif.

 

Un des faits les plus étonnants de la vie de Diderot est qu’il est assez lucide pour comprendre qu’il est trop tôt. Il ne peut pas être entendu tout de suite, ou bien il va souffrir en prison jusqu’à la fin de sa vie. Alors il cachera ses plus grandes œuvres, laissées à la postérité. Il n’en donnera que des signes dans un bulletin confidentiel destinés, via Grimm, à une petite liste, dont les dits « despotes éclairés ».

 

Parmi ces œuvres qui deviendront des trésors culturels posthumes : « le Neveu de Rameau » et « Jacques le fataliste », où tous les talents de Diderot confluent.

 

Le temps de Diderot fut néanmoins plus complexe qu’une mythologie révolutionnaire simpliste ne le laisserait croire. La bourgeoisie est la classe montante, et pas seulement la classe révolutionnaire (une différence avec le prolétariat, qui selon des marxistes contemporains, a été manquée par Marx). Elle domine déjà dans l’économie, et donc avant même la révolution, certains secteurs du pouvoir composent avec les idées nouvelles, dont l’Encyclopédie à laquelle Diderot consacre en travailleur forcené une partie importante de sa vie, entrecoupée d’épisodes de pauses, de censures, est un flambeau, œuvre qui reflète la pensée bourgeoise, notamment dans son aspect « utile », c’est-à-dire besogneux.

 

L’exemple type de l’ambivalence en ce temps pré révolutionnaire est le personnage de Malesherbes, qui chargé de la censure royale, protège les philosophes tout en les contenant. Un jeu difficile, évolutif, contingent. Diderot et les autres éclaireurs jouent ce jeu, essaient de pousser l’avantage, hésitent entre les affrontements au grand jour et l’entrisme dans les académies. Au début du siècle la situation ne se réduit pas à un bloc contre bloc, et l’espoir d’une réforme tiendra jusqu’à la veille de la révolution (Diderot, à la fin de sa vie, ne croit plus à quelque réforme possible), et même pendant la révolution.

 

Diderot sera reconnu de son vivant comme un génie, il aura sa statue à Langres, qu’il inaugurera lui-même. Mais comme souvent, il ne fut pas prophète en son pays, politiquement verrouillé (jusqu’à l’explosion politique la plus extraordinaire de l’Histoire), même si on y a fini par l’admirer et le respecter. Deux monarques ont voulu sa proximité. Frédéric de Prusse, que Diderot snoba, car trop martial à ses yeux, et surtout Catherine de Russie, dont il fut l’agent culturel longtemps, qu’il finit, après moult refus, par rejoindre en sa cour, où il échangeait très fréquemment avec elle. Il finit par partir, déçu du hiatus entre les affirmations de la souveraine et son inaction dans ce pays dont elle soulignait l’archaïsme avec fatalisme.

 

Car qui pouvait domestiquer celui qui osa écrire, dans le « supplément au voyage de Bougainville » ; au temps du monarque absolu qui emprisonnait d’un trait de plume :

 

« Demeurez à jamais convaincu que ce n’est pas pour vous, mais pour eux que ces sages législateurs vont ont pétri et maniéré. J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses. Examinez- les profondément, et je me trompe fort ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant » ?

 

Au paradis des philosophes de France, Diderot est sans doute assis auprès de Montaigne, le matérialiste. Et il y a évidemment La Boétie, l’ami libertaire. Sacré trio.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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