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2 septembre 2016 5 02 /09 /septembre /2016 10:50
Océans sous les phrases, petite réflexion sur le sous-texte

Il y a des Atlandide sous les phrases. Une phrase à destination pr​écise peut ​mener à des champs incommensurables, et finalement il est de peu d'impor​tance en littérature de savoir si l'auteur a disposé du sous-texte ou si notre imaginaire l'a déployé. La place des inconscients y est au premier rang. Le texte n'appartient, une fois publié, qu'à celui qui le lit.

 

Evidemment, c'est en poésie, dont l'objet même est d'élargir les océans, que ce phénomène peut être le mieux possible constaté et vécu. ​

 

Voici un petit exemple avec un poème "à destination", de Louis Aragon, sur Federico Garcia Llorca.

 

"Les guitares jouent des sérénades
Que j'entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n'atteindrai Grenade
"Bien que j'en sache le chemin"

(...)


Il n'y a plus de prince dans la ville
Pour rêver tout haut
Depuis le jour où la guardia civil
T'a mis au cachot (....)


Dure est la pierre et froide la campagne
Garde les yeux clos
De noirs taureaux font mugir la montagne
Garde les yeux clos "

 

Deux vers illuminent ma pensée dans ce poème sublime. Et me mènent loin de l'hommage à Llorca, pour m​'y ramen​er ensuite. Après une boucle gigantesque. La boucle qui lie le particulier au sens universel.

 

"ll n'y a plus de prince dans la ville", que je percute ici, comme dans la chanson de Ferrat, avec "garde les yeux clos", est une phrase à destination. Il n'y a plus le génie du poète assassiné à Grenade, c'est triste, et l'ombre s'est étendue sur l'Espagne. Il vaut mieux détourner le regard parfois, tellement cette longue tyrannie est écœurante. Que le poète repose en paix.

 

Mais mon imaginaire me conduit à y voir une proclamation politique et philosophique immense, un désespoir, celui d'Aragon vieillissant d'ailleurs, mais aussi celui de notre temps devant la politique. Plus les souvenirs de ces vers me reviennent, plus leur halo s'épaissit.

 

Il n'y a plus de politique. Le Prince l'incarne. Le premier traité de politique stratégique se nomme "le prince". Nous ne croyons plus aux religions enchanteresses de salut terrestre ni aux épopées bolivariennes. Il n'y a donc plus de prince dans la ville. Et que dit Sénèque ? Quand la vie publique est insupportable, replie toi. Garde donc les yeux clos. Comme la statue d'un autre stoïcien, Marc Aurèle, illustrant cet article. Ce vers est donc un condensé possible d'une défaite. Celle de la révolution à laquelle aspiraient Louis et Federico. Celle de la transformation politique par des hommes conscients. La fin du socialisme. Mais au delà, la fin de la politique telle qu'elle a été définie, comme projet conscient, explicite, assemblant autour d'une inspiration et de leader​s. Aragon, prévient, et nous dit " garde les yeux clos", ou bien ils brûleront. Comme les ailes d'Icare.

 

L'autre vers - je fusionne- est celui-ci : "jamais je n'atteindrai Grenade, bien que j'en sache le chemin". Explicitement, cela évoque à la fois le parcours brutalement interrompu de Federico, tué près de la ville. Et aussi le dégoût de celui qui pendant que Franco est là, ne peut se résigner à aller sur place. Le "je " est ambivalent. Le Sujet est double. Louis et Federico.

 

Mais j'y vois plus. J'y vois la signification historique de Grenade. La tolérance andalouse, la coexistence des religions. La sagesse. Devant notre époque, au XXIème siècle, nous pouvons penser que Grenade est inatteignable, qu'elle est menacée comme une Palmyre spirituelle, car les conflits identitaires, qui sont de même nature perverse que le nationalisme qui tua le poète, occupent la scène. Néanmoins, nous savons ''le chemin". Nos savons que la concorde peut exister, car en vérité elle existe dans les âmes de tant d'hommes et de femmes et dans les vies. Ils sont les plus nombreux à vivre ainsi. Mais les croisés eux, occupent la scène.

 

Le sous-texte est ainsi loin de se résumer à une cachette explicite, celle du "roman à clés" par exemple. Le sous-texte c'est une énergie propre qui surgit de la lecture.. Cette qualité combustible de la littérature est iremplaçable. C'est une des joies qu'on y rencontre chemin lisant, et que se nouent des liens entre les textes, les pensées, les énoncés. Nous nageons dans l'océan, nous sommes comme le disent Deleuze et Guattari, "des machines désirantes", nous n'avons jamais pied. Nous devons assumer cette liberté de lecteur. L'éducation aux lettres doit l'admettre, autant que possible. Car la littérature a besoin d'être désirée et pas seulement étudiée. Voila, jeunes gens, ce que vous dénicherez sous des textes. D'immenses océans. Les vôtres, en communication magique avec un écrivain.


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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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