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29 septembre 2016 4 29 /09 /septembre /2016 19:24
Dans la flasque du soldat, le reflet de la France, « L’ivresse du soldat », Charles Ridel, paru dans la Quinzaine littéraire

L’essai historique que consacre Charles Ridel à « l’ivresse du soldat », c’est-à-dire à la place de l’alcool dans la première guerre mondiale, fouillée, pourrait passer pour caprice d’érudition. Ce n’est nullement le cas. En ouvrant ce dossier, en explorant tous les détails, les carnets de guerre, débats parlementaires, les décisions des conseils de guerre, la doctrine médicale en cours, c’est la France d’hier mais aussi d’aujourd’hui qui montre une partie de son visage. En tirant le vin l’auteur tire un fil profond qui brasse les profondeurs anthropologiques du pays.

 

L’alcool a joué un grand rôle dans le conflit. La manière dont il fut utilisé et géré nous en dit long sur le management guerrier, la vie d’un soldat dans les pires des conditions, sur bien des caractéristiques de notre pays, toujours de mise : ses structures de fonctionnement politiques anciennes, ou encore la bonne vieille tendance de notre pays à l’ambivalence et aux paradoxes. Notre approche des addictions repose sur les mêmes fondements encore aujourd’hui.

 

Pétain, qui en hypocrisie est hors concours, a pu combattre explicitement l’alcool en 1917, puis quelques années plus tard saluer son rôle dans la victoire.

 

A l’orée du conflit, la France est déjà un alambic géant. Elle produit une diversité effarante d’alcools. 35 % de sa population active est liée directement ou indirectement à cette production, et il faut bien qu’on la boive. Les français consomment 150 litres de vin par habitant, par an, en comptant les enfants !

 

Tout un versant de l’étude de Charles Ridel décrit une « union sacrée contre l’alcool », qui eut sa part de vérité. Les antialcooliques, d’abord des Médecins, avaient commencé l’offensive après 1870, imputant à ce « poison » la stagnation démographique du pays. Ils conçurent de grands espoirs en 1914, et obtinrent quelques victoires. Pour perdre finalement. Dans un premier temps, le patriotisme appelle à la sobriété, à l’avant comme à l’arrière. On interdit l’absinthe, malgré les résistances des puissants réseaux économiques du secteur. Les bouilleurs de cru vont perdre leur privilège fiscal. Les débits de boissons sont règlementés et leur nombre va baisser de moins 150 000. Des horaires de fréquentation des débits et de certains types de boissons sont institués, pour les soldats… Et les femmes restées à l’arrière et assurant désormais la production. La vente à crédit est interdite. Les campagnes de prévention sont déployées, avec des messages forts comme « Eau de vie-Eau de mort ».

 

Mais « se pose », comme souvent dans notre pays du magistère verbal, où la politique est discursive et littéraire, et où de nos jours on pond des lois de circonstance comme des tracts, « la question essentielle de la valeur performative de ce discours ».

 

C’est que l’armée, tout au long du conflit, est saisie dans un dilemme, qu’elle tente de surmonter avec réalisme, non sans habileté.

 

L’alcool a bien des avantages pour l’Etat- Major mais reste une pratique incontrôlable qui peut miner la chair à canon et la rendre indisciplinée. Il combattra l’alcool, tout en assurant avec célérité sa distribution et son approvisionnement, d’une complexité effroyable. Sans toujours parvenir à assurer sa qualité, les poilus se plaignant souvent du goût infect du breuvage arrivé à destination, au bout d’une chaîne infernale. L’armée punira les abus d’alcool quand ils menaceront l’ordre, mais avec clémence dans les conseils de guerre qui sont majoritairement saisis pour des infractions impliquant l’ivresse. Les officiers de contact, eux-mêmes alcoolisés, négocieront avec les soldats, sachant les motifs de l’alcoolisation, les avantages réels qu’elle comporte pour la lutte contre le fameux « cafard », le courage qu’il peut apporter aux hommes , son effet anxiolytique indispensable et monopoliste, ses vertus pour l’oubli. Et jusqu’à sa portée symbolique, aussi bien patriotique que vitaliste dans ce contexte morbide.

 

Mais l’armée est aussi débordée par les alcoolisations massives, ce qu’on n’appelle pas encore les delirium tremens. Elle doit subir les rixes, l’image atteinte de l’armée, les tirs imprécis des soldats, leur désorientation, la désobéissance du soldat aviné, jusqu’aux mutineries où l’alcool a son rôle déclencheur ou stimulant.

 

La consommation d’alcool par les poilus, qui rivalisent d’audace pour s’approvisionner, maintiennent des liens avec l’arrière par ce truchement, est massive et généralisée. Les quantités sont difficiles à évaluer mais de nombreux exemples sont simplement effarants. Le « pinard » est selon une enquête la seconde préoccupation du soldat, après la relève.

 

Les officiers savent tout cela, les politiques aussi, qui malgré leurs initiatives antialcooliques, laissent des failles dans la législation tout en gardant un œil constant sur ce sujet stratégique, par exemple sur la question des prix. Les Préfets, quant à eux, adoucissent les règles dans leur application. Et les contrôles sont laxistes. De toute façon, qui pourrait contrôler un tel capharnaüm ?

 

Sans même songer au sort des millions de français engagés dans ce conflit, et dont la bouteille est le premier secours, la prohibition est une utopie dans un pays qui compte quatre à cinq millions d’actifs dans le domaine lié à l’alcool et où l’Etat perçoit 500 millions d’impôts relevant de cette production, qui finance aussi les communes.

 

Pendant la guerre, on distribuera de l’alcool, en réquisitionnant et en important (alors que la France est première productrice mondiale, mais affectée par l’effort de guerre et l’occupation de régions viticoles). D’abord, « le quart » de vin accompagné d’une ration de gnôle, puis on montera jusqu’à un demi litre, voire un litre selon l’interprétation. Mais ces rations ne sont qu’une partie de l’alcool ingurgité. Les soldats touchent des soldes, et l’armée leur permet d’accéder à des camions bazars et à des coopératives.

 

La grande affaire, afin de trouver une doctrine acceptable, sera de transformer l’alcoolisme en « vinisme ». L’alcool est dangereux ? La solution est d’ériger le vin « patriotique », opposé à la bière allemande, en boisson qui n’est pas considérée comme alcool. C’est même une « boisson hygiénique ». L’auteur détaille toutes les étapes et les moyens de cette bataille, le rôle des acteurs, des lobbies, des discours médicaux.

 

Les débats – nous sommes en guerre- sont violents, et instrumentalisent le conflit. Qui est pro allemand ? Celui qui défend le vin, élément du « génie français », ou celui qui affaiblit les troupes en les saoulant. On va jusqu’à s’accuser d’intelligence auprès de l’ennemi.

 

Le « pinard », expression qui l’emporte de loin chez les poilus, reçoit le statut de bienfait. Jusqu’à une limite de deux litres par jour. Après avoir inspiré les poèmes, à foison, venus du front, il deviendra un symbole de la victoire.

 

Les anti alcooliques ont perdu. La France en paix s’inonde de vin, et si l’absinthe est défunte, ses succédanés font fortune et Paul Ricard va lancer une épopée. Les débits de boissons augmentent à nouveau, jusqu’à dépasser les 500 000. Les poilus, dépendants à l’alcool, reviennent et consomment. Leurs épouses aussi. Les divorces explosent en nombre. Le discours anti alcoolique ne disparaît pas. On s’inquiète de la déferlante des psychoses alcooliques léguées par le conflit.

 

Mais sur le front, les sous-officiers pragmatiques, attachant un soldat ivre à un arbre le temps du dégrisement, le subodoraient : c’est « la guerre qui rend fou ». L’alcool n’est que « la béquille » de l’humain. Et encore plus du soldat et de la société en perdition.

 

Comment ne pas être frappé de nos constantes politiques ? L’hypocrisie est toujours de mise. L’Etat ne voit pas « In vino veritas », appliquant la Loi Evin mais laissant à l’alcool une place interdite à d’autres substances dont les dangers sanitaires sont équivalents voire inférieurs. Il ferme les yeux sur les réalités économiques, sociales, d’usage, du cannabis, s’accrochant à des lois que tous les informés savent inapplicables.

 

Autre leçon que je tire, plus personnellement encore de cette lecture : le parlementarisme, comme le montre le livre en décrivant la densité des joutes parlementaires, survit à tout dans ce pays ! Et la « république » s’accommode tout à fait de l’absence de démocratie tant que les Sénateurs et Députés sont au rendez-vous. Si pendant le conflit on a suspendu bien des libertés publiques, une déclaration pacifiste menant en prison, si les élections ont été repoussées jusqu’à la fin de la guerre, la vie parlementaire a prospéré. Les batailles de détail sur le vin, les manœuvres d’hémicycle, les discussions incessantes avec les lobbies, n’ont pas faibli. Cette conception de la démocratie n’est-elle pas, plus que jamais, à l’ordre du jour ? Le théâtre parlementaire fonctionne, et il importe peu si les lois n’ont de valeur que d’ombre sur les pratiques, comme il en fut avec la boisson du soldat.

 

Jérôme Bonnemaison

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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