Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
15 février 2017 3 15 /02 /février /2017 21:42
La fée électricité sans les soviets , « Ma découverte de l'Amérique », Vladimir Maïakovski - paru dans la Quinzaine littéraire

Les lecteurs de cette comète vivante hallucinée que fut Vladimir Maïakovski se réjouiront de cette initiative des Editions du Sonneur : éditer le carnet de voyage en Amérique du poète du « Nuage en pantalon », que nous pouvons mieux connaître depuis que fut édité en France en 2011 sa première biographie monumentale, intitulée « La vie en jeu », signée d'un suédois, Ben Jangfeldt. On y lit notamment la passion voyageuse du poète communiste suicidé. Parmi ses destinations, il y a le continent américain. Le Cuba sous influence yankee, rapidement, puis surtout le Mexique et les Etats-Unis, à New York, Chicago, Détroit et ses usines Ford (dont Céline offrit une vision certes plus saisissante dans « le voyage... ».

 

 

En cette année 1925, moment de transition incertaine entre léninisme et stalinisme, VM est un camarade glorieux, figure de proue des poètes en appui du régime mais encore faiblement encadrés, qui croit à l'avenir de l'internationale communiste. Le voyage le laisse interrogatif sur l'imminence de la victoire du prolétariat outre-atlantique. Il note même qu'il est possible que les Etats-Unis (et non l'Amérique, il écrit cette remarque très « bolivarienne » à la contemporaine, selon laquelle les Etats-Unis usurpent le nom du continent) soient un jour le dernier bastion du capital, qu'il faudra affronter. Elle viendra, la guerre froide.

 

 

Pas d'anachronisme. Quand le poète débarque, les rapports entre soviétiques et étasuniens ne sont pas ce qu'ils seront. Ils restent sans doute évanescents, et d'ailleurs on n'interdit pas le séjour à ce communiste invétéré, malgré la répression qui court contre les révolutionnaires américains (l'affaire Sacco et Vanzetti est fraîche). Le new deal n'est pas encore là, certes, avec son aile gauche sympathisante des idées communisantes. Pour les russes la fascination pour l'aspect prométhéen de la vie américaine se mêle sans doute à des réticences pour l'idéologie capitaliste du pays, elle-même contre balançée par le souvenir de Lincoln (que Marx admirait). Pendant longtemps, jusqu'à l'orée du XXème siècle, les Etats-Unis ont incarné, comme le rappellent Rosanvallon ou Piketty une société plutôt égalitaire quoique libérale, avec des écarts de mode de vie plutôt moindres qu'en Europe, et surtout l'absence d'aristocratie. Cette cohésion bien entendu concernait le monde des blancs, elle s'appuyait, comme la citoyenneté antique, sur l'exclusion de l'esclave.

 

 

On a tendance à voir VM comme un exalté rimbaldien, mais on le retrouve ici très lucide sur les sociétés qu'il observe au pas de charge. Il saisit très vite, dans les rues, les marques de la domination des nord américains sur le continent. On découvre un individu plein d'humour aussi. Il sait apprécier avec bonhomie et recul les bizarreries de ses découvertes.

 

 

L'étrangeté du Mexique et de sa vie politique le laisse pantois. Il est accueilli par un Diego Rivera qui est déjà un monstre sacré mais pas encore lié à Frida Kalho (que dommage que VM ne l'ait pas croisée, ça aurait pu être explosif). Il comprend que ces sociétés n'ont pas les mêmes structures que les pays européens, ce qui devrait le conduire à douter. Mais il reste optimiste sur l'avenir de son Parti partout dans le monde. La naïveté de Maïakovski est réelle. C'est ce trait de caractère , mêlé à une inclination générale pour la radicalité qui ressort tout le long du récit, aussi bien en matière esthétique que politique. Ce tempérament le fragilisera jusqu'au désespoir insondable quand le rideau rouge se lèvera sur la scène sanglante du stalinisme.

 

 

La grande affaire de ce récit, écrit à la sauvette, comme une série de notes rapides réorganisées, mais imbibées de la virtuosité du poète, reste la confrontation à la modernité américaine. La fascination l'emporte, nuancée de critique pertinente envers les inégalités flagrantes et la souffrance des milieux populaires, la pacotille culturelle qui orne les réalisations capitalistes, le sentiment de vacuité envahissant, du fait de l'imperium de ce que Schumpeter nommera « la destruction créatrice » et que le poète appelle « une étrange impression de provisoire ».

 

 

VM est surtout très juste quand il ne se laisse pas berner par le fordisme, et comprend toute la dimension aliénante du modèle de division du travail qui dit-il, impressionne trop aisément les ingénieurs soviétiques, porte en lui-même un mépris de l'humanité. Il remarque même la perversité d'une méthode que l'on dénoncera au début de notre siècle financiarisé : l'actionnariat salarial, qui à Chicago attache l'ouvrier à la main qui l'exploite. Il est frappé par la ségrégation et anticipe les tumultes qu'elle entraînera dans le siècle. « Chauffée par les bûchers texans, la poudre nègre est assez sèche pour faire exploser une révolution ». Mais on ne peut que constater sa stupeur positive devant les immenses réalisations américaines, leur rapidité d'exécution, leur technicité, leur manière de tout voir en grand, bref leur potentiel utopique.

 

 

Le futurisme Maïakovskien est typique du Léninisme d'alors, condensé dans la fameuse formule « le socialisme ce sont les soviets plus l'électricité ». La présence de la lumière partout, d'immenses centrales, l'impressionne. Tout comme le tramway, les ascenseurs, les gratte-ciels. Pourtant il voit déjà, lui l'hyper sensible, l'asphyxie future des villes soumises à la voiture. Le développementalisme soviétique a influencé Maïakovski. Il concède que sans doute le drapeau rouge ne flottera pas de sitôt aux Etats-Unis, mais que les russes ont tout intérêt à benchmarker le meilleur de l'amérique pour le mettre au service de leur modernisation. Le souci des Etats-Unis c'est l'obsession de la valeur d'échange. La réduction de la vie à cette valeur qui mesure toute chose en fonction de sa conversion en dollar, qu'il observe dans le quotidien des américains. Leurs talents doivent être importés et subvertis au service d'une société de la valeur d'usage. Le problème des soviétiques à cette époque est la conscience d'avoir réalisé une révolution dans un pays arriéré, avant que toutes les conditions soient mûres et que le capitalisme, mâture, ait produit ses contradictions. Malgré les justifications insurrectionnelles de Lénine et Trotsky sur la russie comme « maillon faible » où casse la chaîne capitaliste mondialisée (déjà), il revient aux bolchéviks de rattraper le retard pour sauver le socialisme. Staline ira encore plus loin en sacrifiant volontairement les ruraux. Mais avant que la folie du georgien déferle, les communistes les plus sincères ont donné dans l'illusion industrialiste eux aussi. En témoigne cet extrait de la conclusion du voyage :

 

« Au futurisme de la technique pure, de l'impressionnisme superficiel des fumées et des câbles, incombe la tache lourde de révolutionner les mentalités endormies et empâtées des campagnes ; ce futurisme primitif est définitivement installé en Amérique ».

 

 

Maïakovski a beau exprimer son dégoût viscéral devant les corridas mexicaines et les abattoirs de Chicago, se méfier de ses voitures qu'il dit plus nombreuses que les habitants à Détroit, on perçoit tout l'incongru, vu de notre époque qui aspire désormais à la sobriété, de cette vision ancienne dont les échecs et les dégâts ne sont plus à recenser, même si le niveau de vie des soviétiques aura évolué positivement dans le siècle. C'est furieusement dialectique. Comme la pensée de Vladimir Maïakovski, admirateur et critique sans fards de cette Amérique capitaliste triomphante de l'avant crise de 1929.

 

jérôme bonnemaison

Partager cet article
Repost0

commentaires

A
beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.
Répondre
J
merci à vous

Présentation

  • : Le blog de mesmilleetunenuitsalire.over-blog.com
  • : le blog d'un lecteur toulousain assidu
  • Contact

Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


ete2010-035.jpg

 

 

D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

Recherche

Catégories