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5 mai 2017 5 05 /05 /mai /2017 08:19
De la précieuse dialectique anti identitaire de Franz Fanon - retour sur " Peau noire, masque blanc"

« Celui qui cherche dans mes yeux autre chose qu'une interrogation perpétuelle devra perdre la vue ; ni reconnaissance ni haine » .

 

Les œuvres de Fanon sont nerveuses, électriques. La révolte jaillit dans une prose pressée, dense, ballottée ; trop parfois, jusqu'à l’hétérogénéité à la lisière de l'anachronisme. Bien qu'il s'agisse d'Essais qui n'esquivent pas les détours théoriques les plus subtils, et dont la cohérence ne s'évapore pas.

 

Un homme pressé, Fanon, ce qui ressort de son style, comme s'il avait prescience de sa rapide disparition de ce monde, son temps compté. Le nazisme a été vaincu, l'oppression abjecte, multiforme, doit suivre dans le ravin des mauvais souvenirs historiques. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud. Les chants de liberté qui résonnent sur les cités libérées doivent bondir d'écho en écho pour apaiser le monde de ses souffrances morales.

 

Cette intuition selon laquelle la boîte de Pandore a été ouverte est si juste. La décolonisation va venir, et ce n'est pas à cause de cette génération des pionniers qu'elle décevra. Leur combat était juste, car le bilan de la colonisation ne tient pas à sa comptabilité mais à son sens, même, qui est la subordination fondée sur la proclamation de la supériorité occidentale. Fanon va être un des théoriciens les plus affûtés de l'épopée libératrice.

 

Cette nervosité de la syntaxe chez Fanon signifie aussi peu de temps pour écrire, sans doute, quand on est homme d'action, un thérapeute d'abord. On prend des notes, on les remanie certainement avant de les publier, avec un sentiment d'urgence qui transparaît. L'écriture est un moment dans la lutte.

 

On retrouve le même jaillissement de révolte transformée en pensée, dans la prose théorique de Fanon, dans la poésie charnelle de Césaire, œuvre dont il assume la pleine influence. C'est une matière inflammable, qu'il faut manifestement ne pas conserver par devers soi.

 

J'aime les idiosyncrasies. J'aime son idiosyncrasie. Ce chantre de la négritude, psychiatre, militant révolutionnaire, qui cite sans cesse Freud et Sartre, fut engagé dans les FFL où il eut une conduite héroïque. Un Martiniquais impliqué, jusqu'à l'expulsion, jusqu'à renier sa nationalité française, dans la lutte pour l'indépendance algérienne. Jamais à sa place ce Fanon. Ou plutôt toujours à la sienne. Là où on combat l'injustice.

 

Les identitaires qui le citent en se drapant dans la toge rouge de la victime éternelle ne méritent pas une seconde le titre d'épigone. Que les admirateurs du sinistre Dieudonné, par exemple, lisent Fanon, quand il dit :

 

« L'antisémitisme me touche en pleine chair, je m'émeus, une contestation effroyable m'anémie, on me refuse la possibilité d'être un homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère ».

 

Le ton unique, articulant la radicalité de la négritude et l'ambition de la plus large fraternité, est donné dans ce « Peau noire, masques blancs » ou il s'adresse aussi durement aux noirs qu'aux blancs :

 

« Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre ».

Et plus loin dans le livre, sous le patronage de la pensée hégélienne, qu'il synthétise à sa sauce unique avec le freudisme :

 

« le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique ».

 

Dès les années cinquante, donc, les identitaires sont renvoyés dos à dos par la pensée de la négritude telle que la prolonge Fanon, et certainement pas au profit d'une approche pacifiste bêlante, c'est le moins que l'on puisse dire. Car Fanon, engagé auprès du FLN écrira « les damnés de la terre » aussi, âpre livre où la libération est au bout du fusil. Il faudra affronter l'autre, s'entre tuer, pour ouvrir un nouveau chemin de fraternité plus élevée.

 

Ce drame, Fanon en sera tout à fait conscient. En lecteur de Hegel et de Marx, il considère, avec ce qu'on pourrait appeler un fatalisme, mais qui s'est avéré lucide, que l'économie de la tragédie ne saurait s'envisager. L'Histoire doit se franchir.

 

Il entretiendra pourtant, malgré les appels à la lutte la plus implacable, cette dialectique rare entre le plus grand esprit de révolte contre l'oppresseur et l'affirmation de la solidarité d'une espèce humaine unifiée. Ces éléments, dans son esprit, ne se déliaient jamais.

 

La difficulté, nous la connaissons depuis, c'est de refermer les plaies du combat libérateur, surtout quand de part et d'autre certains n'ont aucun intérêt à les cicatriser mais à y enliser la pensée.

 

Et pour être plus clair encore Fanon ajoute:

« nous estimons qu'un individu doit tendre à assumer l'universalisme inhérent à la condition humaine ».

 

Le psychiatre antillais nommé en Algérie française, qui a pris des mains de l'oppresseur les outils de la critique, réalise donc très vite intellectuellement, dès « Peau noire, masques blancs », en 1952 (il a vingt sept ans à peine! Mais il mourra avant la quarantaine), ce que Malcom X, finira par considérer en cheminant dans une existence malheureusement toute aussi courte que Fanon.

 

Là où il y a domination, c'est par le détour de la rupture que l'on peut revenir à l'universel. On ne rompt pas pour devenir raciste soi-même. Mais il y a, à l'égard d'une domination, une étape où l'on ramasse ses propres forces.

On doit ainsi abandonner la honte d'être noir, tout en conservant à l'esprit que « l'âme noire est une construction du blanc ».

 

Oui, il y a « complexe » noir. Mais il n'est pas une quelconque essence du noir. Il s'enracine dans la domination historique. Et il peut être dénoué. Fanon ferraille avec les analyses chafouines d'un Octave Mannoni, qui déplore la larme à l'oeil les méfaits de la colonisation et de l'esclavage, mais ajoute que celui qui a été dominé ne l'a pas été pour rien. D'une certaine manière tout en lui aspirait à cette domination.

 

Le noir est tenaillé. Comme dans l'ascension sociale, d'ailleurs (le transfuge est bien au social ce que l'exil est à la géographie. Et Fanon, lui, combine exil social et exil chez le Blanc), quand un antillais revient au pays natal, il est dans une double impasse. S'il « singe » l'européen, on le réprouve, s'il s'enferme dans le « patois » pour prouver qu'il est toujours d'ici, alors il nie son devenir, ce qu'il a du apprendre pour s'ouvrir les portes, et confirme son essence. Ces tiraillements font dire à Fanon que les amitiés antillaises ne durent pas souvent à la métropole, de son temps.

 

Mais le chemin de l'universel est long. Il importe d'abord de briser la domination et la honte. Que le noir cesse de vouloir être reconnu comme Blanc. Cette maladie que Fanon analyse, à travers des cas cliniques ou l'analyse de romans d'amour en échec entre noirs et blancs.

 

S'il veut être reconnu par le Blanc, comme le plus proche du Blanc possible (ainsi le racisme s'étale, envers le « plus noir » pour le « moins noir »), c'est que l'étant Noir a été sali, détruit, ravagé. Le Noir est un non être. Il ne peut vouloir se définir que par le Blanc. Il aimerait parfois disparaître, comme le héros de « La tâche » de Philip Roth, qui tente de profiter, bien que noir, de sa blancheur de peau exceptionnelle, ce qui se retournera – c'est un comble – contre lui quand on l'accusera de discrimination anti minorités à l'université.

 

L'universel en passe ainsi par un détour de reconstitution d'un Soi. Fanon écrit ce très beau passage, d'inspiration intime, lui qui a vécu l'exil parisien :

« Je voulais simplement être un homme parmi d'autres hommes. J'aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble l'édifier (…) D'aucuns me reliaient aux ancêtres miens, esclavagisés, lynchés : je décidai d'assumer ». Quelle fulgurance dans la synthèse ! C'est tout le parcours possible, encore incertain, contradictoire, d'un mouvement de libération, que Fanon déroule en une seule phrase.

 

Mais avec un réalisme cru, il est conscient de la nécessité d'une étape de repli, avant le rebond vers l'universel. Le tout est de ne pas s'y enliser. Mais le devenir psychique comme le devenir politique ne peuvent pas sauter, n'importe comment, par pur idéalisme, certaines étapes. C'est dans le processus de lutte que la conscience s'éclaircit. MLK évolue vers Malcom, Malcom évolue vers MLK. Au terme des expériences douloureuses.

Et sans doute le temps est venu aujourd'hui de rebondir.

« J'ai à peine ouvert les yeux qu'on avait bâillonnés, et déjà l'on veut me noyer dans l'universel (…) j'ai besoin de me perdre dans ma négritude.De voir les cendres, les ségrégations, les répressions ».

 

L'analyse de Fanon est magistrale en ce qu'elle montre l' « identité » du nègre comme le fruit des projections du Blanc. De ses projections sexuelles d'abord. Le Noir est son étayage. Donc le Nègre par cet effet, est « comparaison ». « Les Antillais n'ont pas de valeur propre ».

 

Reste que le vœu de Fanon, sans aucune ambiguïté c'est d'en finir. C'est de :

« survoler ce drame absurde ».

Le verbe survoler a toute son importance.

Au-delà du conflit, donc. Même s'il est nécessaire d'en passer par le conflit, notamment face à la colonisation.

 

La lutte contre l'oppression des noirs, ou de quiconque, s'intègre ainsi dans la perspective de l'universel. « Je suis un homme et c'est tout le passé du monde que j'ai à reprendre »

Et Fanon d'aller plus loin. De ne se réclamer d'aucune créance. « Il n'y a pas de mission nègre. Il n'y a pas de fardeau blanc ». Il scandaliserait aujourd'hui (on est toujours plus tolérant avec les statues et les mythes, désireux de se les approprier pour en recevoir l'onction), en déclarant qu'il n'a ni droit ni devoir de réparation. En existentialiste aimanté par Sartre, il assume la liberté. L'avenir. L'existence, comme être dans le monde, parmi les hommes. Et non confite dans la matrice du passé.

Forward, a dit un autre homme noir.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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