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11 juillet 2017 2 11 /07 /juillet /2017 11:30
S'évader par la lecture n'est pas s'échapper du social, " S'émanciper par la lecture - genre, classe et usages sociaux de la lecture", Viviane Albenga

Ceux qui défendent et prônent la lecture la relient inévitablement à un surcroît de liberté. 

 

Peut-être est-ce du à la perception de cet "espace des possibles'' que la sociologue Viviane Albenga repère dans la lecture, au delà des déterminismes qui sont repérables dans les pratiques du lectorat.

 

Elle développe cette idée d'une autonomie relative de la lecture dans "S'émanciper par la lecture (genre, classe et usages sociaux de la lecture)", livre issu d'une recherche auprès de cercles de lecteurs (qui pratiquent le troc de livres) et de bookcrossing (les gens qui "lâchent" des livres dans la rue). Elle y pense, en disciple critique de Bourdieu, une "émancipation sous contrainte" par la lecture, en examinant les articulations entre pratique culturelle de la lecture, genre et classe sociale. Ce qu'on appelle ici "autonomie relative de la lecture" s'appelle peut-être dans le quotidien, tout bonnement "évasion".

 

Le livre possède bien, ce qui traverse toute la recherche de l'auteur, une capacité à laisser croire à l'indépendance sociale, à l'échappée des filets du social. La lecture met en scène une individualité spirituelle "authentique", qui semble délivrer les individus des déterminismes sociaux. On se sent libre en lisant, pourtant on ne l'est pas tant.

 

Mme Albenga a enquêté auprès de grands lecteurs (plus de vingt livres par an), dans un milieu majoritairement féminin, dominé par les classes moyennes à fort capital culturel. Un public qui intéresse peu la sociologie de la culture, qui se concentre d'habitude sur les "publics empêchés" (euphémisme novlanguien typique), dans un souci de trouver des moyens de démocratisation culturelle. Pourtant il y a aussi à apprendre sur les dynamiques sociales auprès de ceux qui misent beaucoup sur la culture. Qui, selon l'expression de Bourdieu, font preuve d'une "bonne volonté culturelle".

 

Les participants à ces activités recherchent la légitimation de leurs lectures. Ils sont très occupés par le classement des pratiques, à classer les pratiques d'autrui et les leurs. On retrouve les constats de Bourdieu dans "La distinction", ouvrage qui parraine d'une certaine façon la démarche de Mme Albenga. Dans ces cercles de lecture il faut prendre la parole, présenter des livres, et à cet égard tout le monde ne dispose pas des mêmes ressources. 

 

Les lecteurs manifestent ce que Foucault a identifié dans l'Antiquité, comme un "souci de soi", technique de "soi", réservée à des élites qui vont travailler sur eux-mêmes (la prise de notes). La lecture va aussi leur permettre de manifester une continuité de Soi malgré les ruptures familiales par exemple; l'ascension sociale. L'attachement à un livre favori par delà les époques en est un moyen.

 

Si les lecteurs ont tendance à naturaliser leur rapport au livre (j'ai toujours lu, etc...), le rôle de l'école et de la famille sont essentiels. Viviane Albenga repère néanmoins la variable importante de la place dans la famille. La lecture semble s'être organisée selon la place dans la famille, et non selon une division sexuée au sein de la famille. Certes on repère des contraintes de fond, différentes selon les hommes et les femmes. Trop lire, pour une femme, c'est délaisser ses tâches domestiques. Trop lire pour un homme, c'est perdre son temps. Ce n'est pas nécessairement par les femmes que se transmet le goût de la lecture. Souvent les deux parents lisaient, et il y avait des livres à la maison.

 

L"école a été ressentie comme un acteur positif dans la découverte de la lecture. Mais ce n'est pas unanime et la sociologue s'y arrête. Le lien entre sanction scolaire et lecture obligatoire a été mal vécu par certains de ces grands lecteurs.

 

La variable de genre apparaît fortement pour transformer les enjeux de lecture au moment de la maternité. Peux t-on trouver le temps de lire pour soi, de ne pas lire pour autrui ? Les enfants et les élèves pour les femmes profs. Le contenu des lectures peut évoluer aussi, vers un recentrage sur les enjeux de la maternité ou de la vie intime. Mais plus généralement il est vrai que les grands événements de la vie viennent secouer le rapport à la lecture, l'éteindre temporairement parfois, comme c'est le cas avec un deuil. 

 

Pour ces individus de classe moyenne, en ascension fréquente grâce au parcours scolaire, la lecture est investie comme un moyen de "réaffiliation sociale". De retomber sur ses pattes socialement. De justifier sa place dans la société. La lecture est un "capital distinctif". Elle vient acter la séparation d'avec le milieu quitté, ou au contraire compenser un déclassement social, comme pour des personnes tombant au chômage et préservant une sociabilité et un rôle au sein des groupes de bookcrossing.

 

Dans ces processus de réaffiliation, l'identification à des personnages de roman joue un rôle particulièrement riche. Ces réaffiliations mobilisent aussi les notions de rupture esthétique, le dépaysement. Ce sont parfois des transgressions symboliques qui permettent de se situer.

 

Il y a ce qu'on lit. Et là le genre et la classe se font lourdement ressentir. Les entretiens menés montrent bien le caractère d'illégitimité qui pèsent sur les auteures femmes. Jusqu'à mener les lectrices à s'auto censurer dans leurs présentations de livres pour ne pas effaroucher les hommes, jugés pas assez nombreux parfois. Les hommes revendiquent quant à eux leurs genres littéraires, en les assumant comme spécifiquement masculins et en les valorisant : les livres d'humour, l'érotisme, la violence.

Les hommes peuvent manifester dans ces cercles le fait qu'il y a des lectures féminines, déterminées par le féminin, qui ne "les intéressent pas". Et ils vont affirmer cela devant des femmes dont le capital culturel littéraire est très fort et ainsi renverser la vapeur d'un risque de renversement de la domination. Les pratiques de lecture des hommes sont moins variées, ceux-ci évitant des genres marqués par la féminité. Les femmes vont toutefois utiliser certaines auteures féministes transgressives (Despentes) ou très valorisées sur le plan littéraire (Woolf) pour imposer leur légitimité à tous. Plus généralement on constate que les femmes lisent plus de romans, ce qui n'est pas forcément le cas chez les grands lecteurs, mais dans la société plus largement. Cela est du plus au retrait des hommes qu'à un développement de la lecture romanesque chez les femmes.

 

Une différence entre les genres réside nettement dans le sentiment de légitimité face à l'écriture, pour ces grands lecteurs. Les hommes se posent beaucoup moins la question du passage à la plume. La question de la confiance en soi, revient comme souvent dans la différence de genre.

 

Les lectures permettent la mobilité au sens où elles y donnent un sens. Dans les moments difficiles de la vie en société, certains disent avoir réussi à s'en sortir grâce à "un bouquin" qui les aidait à trouver une assise dans la situation. C'est notamment le cas quand on doit accepter son sort social, après la jeunesse où tout semble ouvert. Il faut ainsi mener "le combat ordinaire" (bd à succès de Manu Larcenet, affection d'un des enquêtés).

 

Appuyée par la lecture de " la domination masculine" de Bourdieu, l'auteure explore aussi le rôle des dominées dans la reproduction de la domination. Et ici le rôle des femmes cultivées auprès des femmes dominées pour imposer les normes de la société des dominants, dans une troublante fausse conscience de leur rôle. Certaines de ces femmes vont ainsi s'atteler à transmettre l'idée de l'émancipation par la lecture, qui leur a permis de s'élever, et ainsi de légitimer à leurs propres yeux la lecture comme une distinction légitime.

L'auteure prend l'exemple d'une réunion de femmes migrantes avec le secours populaire, où l'on va transmettre une "morale des classes moyennes" à ces femmes au nom d'un universel hors sol social. On commence par expliquer à ces femmes qui bavardent entre elles, utilisent leur téléphone, se lèvent, la nécessité de manifester pour les droits des femmes, puis une animatrice culturelle, fille d'écrivain et de sculpteur leur lit des poétesses françaises, et on leur demande ce qu'elles ont retenu, en les rappelant à l'ordre si elles font du bruit. Cette séance, qui se veut sincèrement une avancée vers la conscience de genre est une mise en scène de rapports sociaux de classe.

 

Ce qu'on lit reconduit, stabilise, transgresse. A cet égard c'est toujours une référence à une inscription dans le monde social.

L'homme et la femme sont des animaux politiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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