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1 février 2019 5 01 /02 /février /2019 01:47
Derrière le pastiche anti bourgeois, des liaisons sulfureuses - Tous les chevaux du Roi - Michèle Bernstein

En 1965, le couple situationniste constitué de Michèle Bernstein et Guy Debord décide de s'amuser un peu avec la littérature et l'esprit décadent d'une certaine bourgeoisie qui emplit les pages des magasines de leur époque. Ils imaginent un projet et c'est Michèle qui écrit un roman qu'elle envoie, au premier degré, à quelques éditeurs, et qui se voit publié sous l'énigmatique titre "Tous les chevaux du Roi" (il n'y a ni Roi ni le moindre cheval dans ce roman forclos, roman de mœurs), parce qu'il répond aux critères d'une certaine littérature de l'époque.

 

A vrai dire on a du mal à ne pas y voir très vite un pastiche de "Bonjour tristesse" de Françoise Sagan. La même écriture élégante, rêvant d’aristocratie défunte, raffinée, mais sèche. De petits romans constitués de courtes phrases, mêlant, comme sous vide, préciosité et concision. Une littérature à la fois snob, lettrée, blasée, désabusée et esthète à peu de frais, s'ennuyant du monde moderne, mais ne prévoyant pas de faire quoi que ce soit pour le dynamiter. Il s'agit plutôt d'en profiter autant que possible en prenant des airs qui en touche mais qui n'est pas dupe. Une critique intégrée au système, à tel point qu'elle en est la distraction favorite du moment. Un point saillant, donc, de la critique situationniste qui essaie de comprendre comment le capitalisme, malgré ses méfaits, discipline si bien les gens sans avoir besoin du fascisme explicite des bottes et matraques en permanence. Notamment en les faisant rêver, en leur laissant admirer les gens à succès, et en projetant une vie où les rapports sociaux dans leur réalité prosaïque, matérielle, n'ont nulle importance.

 

C'est drôle de penser que l'on a pu la publier, alors, sans y voir l'ironie fracassante qui présidait à son écriture.  Je ne sais pas, mais j'aimerais que ce soit vrai, que l'éditeur ait pu, lui aussi, être dupe.

 

Nous retrouvons tous les clichés de Sagan, que par ailleurs on peut apprécier tout de même, car il y  a aussi une authentique tristesse chez elle. Et donc un certain portait d'une jeunesse éduquée, moderne, affranchie.  A une époque où les étudiants sont encore une élite, quelque deux cent mille en 1968.

 

Ces gens boivent sans cesse, mais ne finissent jamais dans le caniveau. Ils ne travaillent pas, ils ne sont pas dérangés par les rumeurs du monde, ils croisent l'exotisme ici et là dans Paris ou sur la Côte d'Azur, ils s'ennuient, vite. Ils ont des jugement définitifs, un sens de la répartie. Pour être libre, ils n'ont qu'à le décider, mais jamais à s'arracher à des structures de domination. Ils partent, ainsi, en voyage, avec une guitare. Ils suivent un amour.

 

Ils ressemblent un peu à ces "bobos" d'aujourd'hui (je n'aime pas ce concept assez vide sociologiquement, mais enfin il est entré dans la langue), et c'est peut-être pour cela que les éditions Allia ont jugé intéressant de republier ce petit roman oublié de Mme Bernstein. 

 

Ils sont, totalement, dans le fétichisme de la marchandise, c'est à dire qu'il n'y a pas de rapport social apparent derrière toute cette vitrine, et ils assurent le déploiement du spectacle de leur propre classe censé attirer et hypnotiser les prolétaire. A un moment, tout de même, la situationniste, l'auteur-e, utilise cette distanciation brechtienne qui avait tant inspiré le mouvement, et fait dire aux personnages qu'ils sont des personnages de roman. Vous regardez un spectacle, nous dit-elle. Derrière Mme Sagan, il y a des mécanismes sociaux. On vous vend quelque chose. Il faut bien payer les soirées à St Paul, les villas, les voitures. Cela ne tombe pas du ciel. Cela n'est pas un  produit de la narration. Cela est relié à vous.

 

L'autre dimension essentielle du livre est l'amour libertin, ou plutôt le poly amour libertin, que vivent et assument l'homme et la femme au centre du petit cercle de personnages que l'on croise dans le court roman. Ce sont des personnages des "liaisons dangereuses" sans malveillance. Ils s'essaient à la liberté totale, la plus complète, sans théoriser plus que cela, se jouant de leurs restes d'anxiété par 'le biais de l'ironie.

 

Et ils s'y essaient, reconnaissant en eux leurs désirs, et leur envie de romances, car leur amour est assez certain, nécessaire, pour permettre cette forme de vie inédite. Parfois ils partagent leurs amours, parfois non. Madame aime filles et garçons.  Ils ne se cachent absolument rien car il n'y a rien à cacher que la philosophie de l'autre puisse découvrir avec effroi. Le couple Debord Bernstein a semble t-il, vécu ainsi.

 

C'est dit avec pudeur, ou plutôt sans entrer dans les détails qui n'ont nulle importance. Ils vivent ainsi, c'est tout. Malheur aussi à qui ne le comprend pas et pense s'y mêler tout en changeant les règles. Malheur aux bourgeois qui voudraient s'acoquiner mais dont les réflexes d'appropriation et d'exclusivité, reviendraient. Ils ont des amourettes, ils câlinent, ils jouent et donc se jouent, assument leur part maudite. On ne reproche pas à un chat de l'être.

 

Comment s'articulent les deux axes du roman ? Le pastiche et l’illustration libertine. Ce roman est peut-être une manière de dire à Sagan et à d'autres, qui se pensent hors des conventions, que leurs incartades avec la morale bourgeoise n'ont pas à faire rougir tant que ça, finalement. 

 

A la sortie du livre, Pierre Dumayet (le grand prédécesseur de Pivot) a reçu Michèle Bernstein pour parler du livre. Délicieux petit moment où elle tient son rôle de premier degré tout en réprimant difficilement une envie de rire, et un regard pétillant de petite fille douée qui a bien joué son coup. Dumayet a tout compris, et il ne peut pas s'empêcher de la questionner, sans l'affronter, juste de la mettre en situation de se débrouiller avec les suspicions qu'il lui oppose, très courtoisement, et admirativement. C'est une très jolie passe d'armes à fleurets cotonneux, que l'on peut voir sur le web, encore. Je conseille vivement. De regarder, et de lire.

Sinon, pourquoi ce titre, "Tous les chevaux du roi" ?

Les gens du XXème siècle comme moi se souviennent peut-être d'une chanson enfantine lointaine, qui vient de la Renaissance. C'est "Aux marches du palais". Elle n'était déjà pas si innocente, mais on a dosé la dose de subversion ici, en lui donnant une signification libertine très directe. L'amour en phalanstère, voila le sujet possible de la chanson. Tous les chevaux du Roi, ce sont tous les honnêtes citoyens, qui pourraient vivre autrement que bourgeoisement.

Aux marches du palais.
Aux marches du palais.
Y a une tant belle fille, lon la,
Y a une tant belle fille.
Elle a tant d'amoureux.
Elle a tant d'amoureux.
Qu'elle ne sait lequel prendre, lon la.
Qu'elle ne sait lequel prendre.

Dans le mitan du lit.
Dans le mitan du lit.
La rivière est profonde, lon la.
La rivière est profonde.

Tous les chevaux du Roi.
Tous les chevaux du Roi.
Pourraient y boire ensemble, lon la.
Pourraient y boire ensemble.


Et nous y dormirions.
Et nous y dormirions.
Jusqu'à la fin du monde, lon la.
Jusqu'à la fin du monde.

En un morceau de phrase, les clefs d'un subterfuge littéraire sont magistralement livrées, comme un sublime clin d’œil. 

Que de talents chez ces jeunes révolutionnaires marginaux et incompris.... N'avaient-ils pas raison quand ils analysaient la société du spectacle ? Que trop.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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