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15 mai 2019 3 15 /05 /mai /2019 10:47
L’étrangleur bienveillant – White – Bret Easton Ellis

« I don’t give a damn about my reputation / I’ve never been afraid of any deviation. »

Joan Jett

 

Bret Easton Ellis n’avait écrit que des romans, que j’ai tous lus, depuis ma lecture d’American Psycho, découvert à sa parution, au tout début des 90’s. Comme je ne suis pas américain je ne lis pas ses articles et n’écoute pas le podcast de B.E.E. Je ne suis pas sur twitter où il lui arrive de s’exprimer librement, très tard, après quelque verres d’alcool et des cachets, soulevant des vagues d’indignation d’un monde érigé en ligue de vertu mondialisée. Après tout je ne savais pas grand-chose sur lui, à part son côté sex drugs and rock’n roll, et ce que je subodorais à travers les lignes de ses romans, à savoir sa propre conscience vive du nihilisme contemporain. Je ne savais même pas que Bret EE était gay… ce qu’il aborde longuement dans « White », ce livre de « non fiction », aux antipodes des postures victimaires de « la communauté » arc-en ciel étasunienne (victimaire et « offensée » à l’instar de toutes les « communautés » qui se dotent d’organisations officielles sur une base identitaire, constamment indignées, ce qui est leur objet social d’entreprise). Pourquoi « White » ? Parce qu’on lui demande de se comporter comme un blanc et un gay, de rester à la place qui est dédiée, par le discours « libéral » américain (« progressiste »), et que lui n’en a nulle envie. Il n’a pas envie de réduire une femme réalisatrice à son sexe, un acteur noir à sa couleur de peau, et de réagir avec les automatismes exigés. Ni de donner l’image d’un « elfe gentil ». Si un film de femme ne lui plaît pas, il veut pouvoir le dire, comme quand il l’aime. Il ne veut pas aimer un film parce que son propos est vertueux. Ce peut être un téléfilm aux bons sentiments, tout simplement. Il a préféré « la la land » à « moonlight », mais « la la land » ne défendait aucune cause. Il s’agissait de pur romantisme. Il n’a donc pas gagné l’oscar du meilleur film.

C’est un « essai », certes, mais écrit d’un point de vue intime, depuis une expérience, très personnel, et il faut le dire, angoissé (les lecteurs de BEE savent qu’il est angoissé à sa connaissance très manifeste du xanax et du valium). Il prouve qu’on peut être hypersensible et en même temps refuser de se dire victime. « Certains jours, dans certaines situations, le souvenir de ce film me rappelle les luttes et les déceptions qui accompagnent la réalisation d’un film, et cette distraction momentanée peut me faire grincer des dents, jusqu’à ce que je retrouve mes repères et que je sois capable, tremblant, de me ressaisir. »

Je n’aurais rien à enlever à ce livre, qui révolterait les trois quarts de mes amis « progressistes », comme il doit révulser ceux de l’auteur. C’est qu’il ne faut pas les déranger dans leurs automatismes métaboliques. Ou bien, ils diraient qu’ils sont d’accord, et dès le lendemain, ils continueraient à liker ou à disliker, à confirmer d’un clic que la guerre c’est mal, et qu’un acteur qui a dit un truc de gauche est un super artiste.

Il y a deux sens au mot nihilisme : haine de la vie, de ce qui est réel, vital, tragique, au profit d’utopies célestes (ou morales), et absence de croyance en quoi que ce soit. Je pense que B.E.E dans ses romans parlaient surtout de la seconde version. Dans son essai, courageux, il évoque la première version, en se dressant contre les dérives du « progressisme » américain (très présent en France désormais), qui commence à ressembler à un nouveau totalitarisme, créant des monstruosités (Trump), en boomerang, et nous laissant enfermés entre deux formes d’étouffement, il va à contre -courant de son milieu, celui des écrivains et des artistes (B.E.E écrit peu de romans, très espacés, et travaille surtout pour le cinéma et les séries).

L’hystérie actuelle étasunienne a dépassé de très loin les dérives du politiquement correct décrites il y a presque deux décennies par Philip Roth dans « La Tache ». Aujourd’hui on en vient à théoriser le délit d’ « offenser » quelqu’un « dans son identité » par l’humour ou la fiction (ces transgressions détestées de la police des mœurs et des idées), ou celui d’ « appropriation culturelle » (comme si la culture n’était pas précisément, ce qui devait circuler, créer, alchimiser, et certainement pas stagner dans la soupe communautariste). Le risque d’être banni, pas seulement des listes facebook, est réel. La chasse aux sorcières, de religieuse puritaine, est devenue « progressiste », c’est ainsi, et ceux qui tiennent encore à la liberté, et non à sa perversion, dans le verbe transitif « libérer » (faire le bien de tous, même contre leur gré et en leur nom), ont cette mission de tenir bon face à ce tsunami uniformisateur et appauvrissant.

 

L’art menacé dans son principe par les nouvelles ligues de vertu en réseau

 

L’art, en premier mieux, ce que nous avons de plus précieux, est attaqué dans son principe même. C’est ainsi que l’on ne peut plus juger une œuvre d’un point de vue esthétique, on doit la juger, et cela B.E.E le développe à travers maints exemples vécus, à travers la couleur de peau, le sexe des réalisateurs et acteurs, les vertus scannées des auteurs, et les propos explicites tenus par les personnages, dans l’ignorance crasse du caractère métaphorique de l’art. Les films reçoivent des oscars pour la cause qu’ils représentent -il aurait pu prendre des exemples à Cannes aussi, où des nanars ont eu la Palme d’or, uniquement pour le sujet « social » qu’ils mettaient en exergue, dans une réduction de l’art jusqu’à l’absurde à une mission de désignation des vertus. Je pense à un film de Jacques Audiard, Dheepan, par ailleurs un grand cinéaste (mais peut-on penser ceci, et en même temps cela alors que l’on vous juge dans l’instant ?). Ken Loach, quel que soit le millésime, qui peut être excellent et complexe (« Le vent se lève »), ou insupportablement édifiant et propagandiste, ennuyeux (« Carla’s Song ») est assuré de repartir avec une médaille. Si l’on se promène dans les couloirs de la sous-culture, c’est pire. Désormais gagner l’Eurovision dépend de l’inédit qu’on apportera à la « fierté ». Après le transexuel, le travesti barbu. Et la musique dans tout cela ? Personnellement je me fichais de la sexualité de Freddy Mercury, de David Bowie, et je ne me suis jamais demandé si la nana charismatique qui chantait « sweet dreams » était lesbienne ou pansexuelle, ou pucelle Je la trouvais génialement charismatique et avant-gardiste. Cette évolution conduit jusqu’au révisionnisme bienveillant. BEE parle du film sur Alan Turing, incarné par Bénédict Grumberbach. Le studio a transformé Turing en gay se plaignant de ce qu’il avait vraiment subi, la discrimination, malgré ses services immenses rendus aux alliés (il déchiffra les codes allemands), mais en réalité, d’après ses biographes il n’a jamais geint, il était « aware » comme le disait Van Damne. Et le pire c’est que c’est le studio Weinstein qui réalise cette prouesse révisionniste pour faire pleurer les chaumières un peu plus, comme si la fidélité au réel et à sa complexité ne suffisait pas ! Les diseurs de vertu sont rarement des vertueux comme on le sait chez les enfants de chœur.

 

Forteresses identitaires, désignation des traîtres, effroi devant l’altérité

 

Mais quand BBE se permet ce genre de remarques, et croyez-le il se le permet, il est diabolisé. « J’ai été accusé d’être un type gay en proie au dégoût de soi. Je suis peut-être en proie au dégoût de soi parfois – pas une qualité déplaisante, soit dit en passant –, mais ce n’est pas parce que je suis gay. Je pense que la vie est essentiellement dure, une lutte pour chacun à des degrés variables, et qu’avoir un humour dévastateur, se mobiliser contre ses absurdités inhérentes, briser les conventions, mal se conduire, inciter à la transgression de je ne sais quel tabou, est la voie la plus honnête sur laquelle avancer dans le monde (...). La véritable honte, ce ne sont pas les observations pour rire, mais la réaction bloquée qu’elles provoquent. »

 

« Je voulais être dérangé et même endommagé par l’art » et non pas se servir des romans comme des objets transitionnels de Winnicott, ou comme un pouce qu’on suçote. Mais à l’époque des forteresses identitaires défensives, l’altérité faussement célébrée devient en réalité un danger. Et non plus une étrangeté attirante à laquelle on se confronte pour évoluer, comme nous sommes beaucoup à l’aimer dans l’art, malgré tout : « Ne pas vivre dans la sécurité de ma propre boule à neige, rassuré par la familiarité, entouré par ce qui me réconfortait et me couvait. Me retrouver dans la peau de quelqu’un d’autre et voir comment il voyait le monde – particulièrement s’il s’agissait d’un outsider, d’un monstre, d’une bête curieuse, qui m’emmènerait aussi loin que possible de ce qui était censé être ma zone de confort – parce que je sentais que j’étais cet outsider, ce monstre, cette bête curieuse ». Nous sommes appelés à nous conformer à notre affiliation objective communautaire (arbitraire). Et pas question de devenir. L’art est désormais enjoint de servir de doudou.

 

On en est donc venu à « virer » le « troll », pour se mirer, pour ne rencontrer qu’approbation et approuver. Et quand l’autre surgit, car il finit bien par surgir, comme l’électeur de Trump, « tout le monde », qui n’est certes pas « tout le monde », est abasourdi et impuissant à comprendre, hystérique et impuissant (jusqu’aux accusations de téléguidage par Poutine, qui n’ont jamais été prouvées et qui ne semblent d’ailleurs tenir sur rien au vu de la politique menée par Trump. Mais les progressistes ne pouvaient pas perdre, ils ne pouvaient pas non plus perdre en Angleterre contre les breixiters, puisqu’ils constataient leur unanimité sur le net, les autres n’existant pas. Mais ils existent !

 

"Rien de ce qui est humain ne m’est étranger" disait Spinoza. C’est la seule morale d’un écrivain. Elle est inconciliable avec celle des réseaux sociaux où rien qui ne me soit semblable n’est acceptable. «  Buzzfed, a annoncé qu’il ne laisserait plus circuler quoi que soit qui puisse être interprété comme « négatif » – et si cette idée ne cesse de s’étendre, que va devenir la conversation ? Cessera-t-elle d’exister ? », « Plutôt que d’embrasser la nature véritablement contradictoire des êtres humains, avec toutes nos préventions, nos imperfections et nos défauts, nous continuons à nous transformer en robots vertueux – ou du moins ce que notre camp pense qu’un robot vertueux devrait être. ».

 

B.E.E est un romancier. Son essai tient donc de l’influence de cette forme, et lui donne un ton plus émouvant et désespéré. Il revient au passé, à l’enfance (il est de la génération X, la mienne, qui a vécu le tournant numérique alors qu’elle avait grandi avant), à maints moments de sa vie, qui sont des fenêtres de lucidité sur ce qui nous menace, et sur ce que nous avons déjà perdu. Il revient sur des moments de prise de conscience, des séquences difficiles, il nous parle aussi, de la manière dont il a créé ses romans, sa relation avec les personnages de ses romans. C’est à travers ce voyage autobiographique qu’il trouve les ressources pour analyser une époque, et son affirmation. Ce qu’il appelle « le post Empire ». Ce moment où les Etats-Unis ont cessé d’être la puissance sur dominante et où le doute s’installe et produit des confusions idéologiques chez les progressistes américains. Les intellectuels ont ainsi perdu leur ironie.

 

Colonisation entrepreneuriale et politique

 

La technologie s’est mariée avec la moraline, au profit d’un discours d’entreprise où il s’agit de se vendre comme lisse, partout, et où toute transgression est excommuniée. Non seulement la censure bienveillante et l’auto censure règnent, mais en plus, la technologie qui leur permet de créer un Big Brother collectif, « participatif » comme on dit, sabote les expériences, à travers la facilité d’accès. « Cette abondance a changé ma relation à la nudité et à la pornographie : elle en a fait un lieu commun, une chose moins excitante, en quelque sorte, de la même manière que commander un livre sur Amazon était moins excitant que de marcher jusqu’à une librairie et de chercher pendant une heure, ou d’acheter des chaussures en ligne plutôt que d’aller dans une galerie marchande et d’essayer une paire de Topsiders et d’avoir un échange avec le vendeur, ou encore d’acheter un disque à Tower, ou bien de faire la queue pour un film. Ce refroidissement de l’excitation à tous les niveaux de la culture a à voir avec la notion, qui disparaît, d’investissement ».

Nous tenons donc une idée. Si, comme le dit BEE, « cette absence d’investissement rend alors tout équivalent. Si tout est disponible sans effort ou sans un récit dramatique quelconque, qui se soucie de savoir si vous l’aimez ou pas ? ». L’art n’a plus d’importance, le style n’a plus d’importance, il ne reste que la politique et la morale, qui ont envahi l’art. Nous ne souffrons pas de dépolitisation (ou si au sens de méditation sur le politique), mais de surpolitisation perverse. BEE le confirme quand il raconte que des gens se brouillent à mort pour un tweet politique, pour avoir dit une opinion à un moment. D’ailleurs on enjoint de se prononcer. Une telle n’a pas encore parlé de Weinstein ? Mais parle donc, complice ! L’unanimisme terroriste est une forme de notre appauvrissement culturel.

« Ce que les gens semblent oublier dans ce miasme de faux narcissisme et dans notre nouvelle culture de l’étalage, c’est que l’autonomisation ne résulte pas du fait d’aimer ceci ou cela, mais plutôt du fait d’être fidèle à notre moi contradictoire et chaotique – qui implique en fait, parfois, de haïr. »

 

Après tout, B.E.E pourrait se réfugier dans le littéraire, mais il y croit de moins en moins. « J’avais remarqué avec une certaine mélancolie le manque d’enthousiasme général pour les grands romans littéraires américains à l’automne, avant de retrouver cette amie à Palm Springs, mais j’avais aussi compris : aucune raison de s’inquiéter. Ce n’était qu’un fait, tout comme la notion de grand film de studio américain ou de grand groupe américain recouvrait désormais une expérience plus réduite, plus étroite. Tout a été dégradé par ce que la surcharge sensorielle et la prétendue technologie du libre choix nous ont apporté, bref, par la démocratisation des arts. ». Démocratisation de bazar faudrait-il préciser.

 

La course insensée des victimes

 

Le détour par l’enfance conduit BEE à se souvenir d’une éducation marquée par la liberté, l’absence de surprotection et de surveillance. Celle que j’ai vécue. Où l’on voyait peu nos parents, on prenait nos vélos sans les prévenir. Celle aussi où il n’y avait pas d’interdiction pour les moins de dix ans, de douze ans. Et où nous regardions la télé avec les adultes. Nous regardions des films d’horreur aussi, et tout cela ne nous rendait pas plus fragiles que les millenials, tout aussi névrosés que nous si ce n’est plus encore. Peut-être étions nous au moins avertis de la noirceur du monde, à y trouver des gens affreux, sans songer à des édifier de règlements pour opposer une normalité à laquelle nous n’avons jamais cru ? La peur croissante a-t-elle enrichi l’humanité ou l’a-t-elle rendu geignarde ? Plutôt geignarde, constate BEE. Il est vrai que de mon côté de l’atlantique, on se battait dans la cour, et tout le monde s’en fichait. Les notions d’outrage, d’indignation, le cri du scandale qui surgit au moindre dérapage verbal de qui que ce soit, n’étaient pas notre lot. Et quand nous regardons en arrière, nous voyons bien tout ce qui serait censuré. Ce n’était pas « mieux avant », selon le cliché, mais peut-être que dans le déplacement des enjeux, nous respirons moins. Nous « traînions » et nous étions toujours en goguette. Aujourd’hui peut-on traîner sans être abordé comme un vrai problème par le Conseil local de prévention de la délinquance ? Je me souviens d’un temps où les leaders des comités de quartier demandaient des locaux pour les jeunes, désormais ils demandent des caméras pour les surveiller, et qu’on les renvoie derrière leur tablette. BEE oublie un paramètre : l’occident vieillit et devient craintif. Il veut défendre ce qui a été épargné.

 

Bret Easton Ellis raconte sa vie, surtout, du point de vue de son rapport à la culture (un peu comme son Patrick Bateman d’ailleurs). Aux films, en particulier, qui ont influencé la construction de sa sexualité par exemple. Et il a beaucoup fréquenté les acteurs. Il trouve ainsi que nous sommes tous devenus des acteurs, « dans le vide de la culture d’entreprise, celle-ci s’efforçant sans cesse de nous réduire au silence en absorbant tout ce qui est humain, et contradictoire et réel par le biais d’un règlement adéquat sur la façon de se comporter. En équilibre instable sur la pointe des pieds, nous sommes entrés, semble-t-il, dans une sorte de totalitarisme qui exècre la liberté de parole et punit les gens s’ils révèlent leurs véritables personnalités. En d’autres termes, le rêve de l’acteur ».

 

BEE nous parle de ses déconvenues devant l’adaptation de ses livres au cinéma, vidés de toute leur complexité, transformés en machines édifiantes politiquement acceptables et morales. Il nous dit aussi son étonnement, quand il enregistre ses podcasts, de voir ses invités réciter des éléments de langage destinés à dire que tout le monde est « amazing » et « positif », contrairement à ce qu’ils racontent dix secondes avant que le micro soit ouvert. Que s’est-il donc passé ? « La plupart d’entre nous sommes maintenant plus prudents que jamais auparavant dans la façon dont nous nous présentons. Ce que combattait mon podcast, je m’en rendais compte, c’était les limitations du nouvel ordre mondial. Et même si c’était peut-être le nouveau statu quo, je voulais savoir une chose : quel était le putain de truc que tout le monde essayait de protéger ? Plus tard, j’allais finir par comprendre. C’était l’entreprise. ». Le modèle de vie imposé dans l’entreprise a tout envahi, parce que nous sommes exposés sans cesse, et comme ce modèle lisse, positif, sans contradictions, est une norme, celui qui s’en écarte crée la possibilité du doute et le vertige, et représente le bouc-émissaire idéal, permettant à toute cette pression de s’évacuer légitimement, sous forme de haine, avançant sous les banderoles de l’Indignation, de l’outrage, et même de la « Solidarité ».

 

Nous sommes passés de Sinatra, sulfureux, déclinant et renaissant, imparfait voire infect, et en même temps sublime et aimé, à l’uniformité sans aspérités. A l’amalgame total entre l’art et l’artiste. A la réduction des gens à leur opinion, une opinion qui déraillerait une seule fois, même il y a dix ans, et qui suffirait à vous exclure. Si l’on vire le réalisateur doué des « Gardiens de la galaxie » pour des tweets douteux d’il y a des années (alors que tweeter était conçu pour cela, pour dire n’importe quoi), alors que faire de Sade et de Baudelaire ? Des autodafés. Et American Psycho ne serait pas édité en 2018, il avait déjà dû changer d’éditeur, le premier se dégonflant, sentant, avant les réseaux sociaux pourtant, que des voix seraient incapables de faire la différence entre un personnage et un auteur.

 

Faut-il désespérer ? Non. Car tout continue. BBE rapporte une anecdote qui montre l’ampleur du désastre mais aussi ce qui peut s’y opposer. « Pendant l’été 2016, l’université de Chicago a envoyé une lettre à sa future promotion de 2020, déclarant en substance qu’aucun « avertissement relatif au contenu » ou qu’aucun « espace sécurisé » ne serait autorisé sur le campus, qu’il n’y aurait aucune mesure de répression contre les « micro-agressions » et que les orateurs invités seraient autorisés à parler sans être boycottés si une fraction du corps étudiant se sentait « victime » … Car on en est à demander et obtenir, sur les campus, de ne pas étudier tel écrivain parce que ses positions sont « offensantes », à instaurer des espaces non mixtes, à règlementer le langage et à le sanctionner parce que contrevenant à l’opinion d’autrui. Mais on voit que d’en venir à de telles extrémités, produit son antithèse, en un schéma parfaitement hégelien. Tant mieux.

 

Lire Bret Easton Ellis sur l’ambiance qui règne aux Etats-Unis me confirme dans mon intuition du politique. La politique consiste certes à la souveraineté. Mais elle consiste aussi à cloisonner le privé et le public, et à protéger certaines sphères d’une politisation outrancière, même si tout a une dimension politique. Et cette idée devrait être portée par les artistes, qui ont d’après moi un seul devoir, c’est justement de ne pas laisser l’art se soumettre à quelque injonction et à défendre la liberté d'expression du dérangeant. Parce qu’un monde envahi par la politique est totalitaire, et mensonger.

 « Mon ambivalence morale au sujet de la politique a toujours fait de moi l’invité neutre à bien des tables. En tant qu’écrivain, il se trouve que je suis plus curieux de comprendre les pensées et les sentiments de mes amis que je ne le suis de débattre de la pertinence de leurs prévisions politiques, de qui aurait dû gagner le collège électoral, ou de sa simple existence. J’ai préféré, comme toujours, discuter avec eux de films, de livres, de musique et d’émissions de télévision. Romantique par comparaison, je n’ai jamais vraiment cru que la politique pouvait pénétrer au cœur sombre des problèmes de l’humanité et dans l’imbroglio de notre sexualité, ou qu’un sparadrap bureaucratique pourrait cicatriser les profondes dissensions, les contradictions et la cruauté, la passion et la fraude qui constituent le fait d’être humain ». C’est l’art qui peut se permettre des incursions en cette mer sombre. Qu’on le laisse enfin tranquille. Au moins lui.

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commentaires

C
I'm appreciate your writing skill. Please keep on working hard. Thanks for sharing.
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J
thanks

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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