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10 mai 2019 5 10 /05 /mai /2019 10:39
Le refus d'asphyxie - Ce qui n'a pas de prix - Annie Lebrun

Annie Lebrun avait fort bien saisi, dans son essai "du trop de réalité", cette censure par la démesure qui caractérise notre époque. Tout étant là, tout le temps, rien ne saurait se créer d'incontrôlé. Désormais elle chemine, encore, en opérant le lien avec la notion dé "déchet". La culture est traitée comme les travailleurs, et comme les productions. Elle est jetable. Elle a d'ailleurs une fascination pour le débris, qu'elle recycle en oeuvre d'art, comme pour le célébrer. L'art tend à devenir un "présent sans présence".

 

Après avoir atrophié notre imaginaire, en imposant son imperium, le trop plein d'images, de discours, d'esthétique, qui nous précède, en vient à nous désensibiliser. Annie Lebrun, en voit comme exemple, dans "Ce qui n'a pas de prix", l'indifférence qui règne dans les couloirs des musées d'art contemporain.

 

L'extension du "soft" power sur les êtres continue. C'est une guerre contre ce qui ne peut pas être financièrement valorisé. Sur ce qui n'a pas de prix, ce que Rimbaud appelait dans "Solde", cette "immense opulence qu'on ne vendra jamais". C'est ainsi qu'un artiste, Anish Kapoor, s'est acheté l'exclusivité d'une gamme de noir absolu. Privatisée. Un noir, ce qui n'est pas fortuit, qui ne laisse apparaître aucune aspérité. Un noir totalitaire.

 

La complicité de l'artiste-entreprise dans cette conquête du champ de création de valeur d'échange est patente. Dans leur obstination à renier la beauté, et même la laideur. Bref, à nous laisser indifférent, passif. Comme ces sacs "Da Vinci" élaborés par Jef Koons et la maison Arnault, signes de richesse digérant l'art pour créer de la pure valeur d'échange. Un journaliste repitilien a osé parler au premier dégré de "méditation sur l'art en forme de sac".

 

L'art contemporain intègre cette "stratégie du choc" dont parle Naomi Klein, dans la mesure où cherche à vous faire taire.  Il est avant tout un discours, qui tait tout autre discours, celui d'une critique possible, elle-même intégrée à l'oeuvre, digestible., dans son cynisme.  Une autre de ces recettes de choc est le gigantisme. Un art de la sidération. Un art où la sensation est subsumée par le sensationnel. C'est le nihilisme violent de l'entrepreneur  Damien Hirst, découpant des morceaux d'animaux pour les placer dans des blocs transparents, plein de formols. 

 

Le signe de la soumission de l'art à l'argent est le continuum entre l'industrie du luxe et l'art. Que l'on a récemment vu dans la précipitation des mécènes à sauver la France au nom de Notre Dame, cette France qui est le socle symbolique de toute leur création de valeur. Pour eux, ne nous y trompons pas, Notre Dame est une "externalisation positive" de la France.

 

Bien évidemment, cette transformation de l'artiste en entrepreneur pur, associé du milliardaire du luxe, se déguise derrière un pseudo discours subversif, se réfère à Dada et aux avants-gardes. Mais le geste de Marcel Duchamp, bouleversant l'Histoire de l'art en détruisant son platonisme, n'avait de sens qu'une fois. Sa répétition inlassable n'a plus rien de subversive. Elle a tout d'un snobisme "distinctif", qui éblouit les gogos. Préempter la subversion, dans ce qu'elle a de purement formaliste, tout en ne laissant aucun espace à la possibilité de négation, voila la tendance de l'art néolibéral. " De l'engourdissement à la paralysie", des magazins de jouets aux couloirs des musées soumis aux grandes tendances du "marché" de l'art, c'est la laideur et l'insensibilité qui triomphent, et la lutte contre l'imaginaire. La lutte contre le négatif, la critique, s'exprime dans le lisse, l'absence d'aspérité. Elle trouve son prolongement dans les corps épilés, dégraissés, 

 

Il y a bel et bien une guerre entre ce qui a un prix et ce qui n'en a pas, qui subit les assauts de la marchandisation. Elle s'exerce à travers le "pillage" des contre cultures, par la mode, l'élimination des cultures populaires (déjà, Pasolini...);  Les jeans tombant ont été volés au geste de solidarité des jeunes noirs des ghettos imitant leurs potes en prison qui ne portaient pas de ceintures. Le marché a récupéré jusque là les formes d'expression autonomes.

 

Dans l'érotisme, l'imaginaire est saisi d'une part entre un porno injonctif et de l'autre côté le néo moralisme progressiste qui l'étouffe. Complices.  

 

Tout est vidé de son contenu pour que la liberté ne puisse s'y engouffrer, jusqu'au marquage des corps par des tatouages insignifiants, similaires, "signifiants sans signifiés" (tatouages tribaux coupés de leur signification). Tout est vidé de sens, et Cartier, enrichi par les mines de l'apartheid, célèbre les arts premiers par sa "fondation".

 

Impuissanter, voila la logique du pouvoir. Imposer des tyrannies sans tyran (dirigées par des élus, aux ordres de forces immatérielles anonnymes), un art sans beauté, une esthétique sans possibilité d'être critiquée, un monde saturé, sans imaginaire, une passivité fondée sur la stupéfaction anésthésiante et l'irrespirable. La beauté, la laideur, leur négation, sont aussi des affaires de pouvoir.

 

Il est difficile de se confronter à la lucidité d'Annie Lebrun. Mais elle ne croit pas que l'Histoire terminée, même si nous vivons de sombres temps. Car "Déjà, trop d'êtres s'écartent de la route qu'on leur avait assignée, trop de mouvements n'ont pas trouvé leur forme, pour que rien ne bouge dans le paysage, fût-ce sur fond de catastrophe annoncée". D'abord, "ne pas se tenir auprès des vanqueurs".

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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