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26 août 2019 1 26 /08 /août /2019 20:12
Contre l'édifiant ou le choc en art -Le spectateur émancipé - Jacques Rancière

Le philosophe Jacques Rancière n'est pas un garçon facile. Il est un peu irritant à cet égard. 

On ne le comprend, je crois, que si l'on saisit qu'il a essayé de survivre à son maoïsme de jeunesse. Il le dit lui-même, dans le livre dont on va parler, il fut de ceux qui hésitèrent entre deux options : croire qu'il leur incombait de s'approprier le marxisme, et de le délivrer aux masses, les armer de la critique. Ou bien se mettre à l'école des masses, qui par leur expérience de l'aliénation portait un savoir précieux (ce qui en soi paraît contradictoire, mais enfin ce discours est aujourd'hui très utilisé, par les dits populismes de gauche). Le volontariat pour l'usine des maos était tributaire de ces deux tentations qui se combinaient paradoxalement dans le marxiste léninisme. Rancière fait partie des rares qui ont essayé, comme son ami Badiou, mais pas dans les mêmes termes (Badiou lui c'est plutôt "on a essayé, on a fait des erreurs, il faut recommencer"), de retomber sur leurs pattes en restant fidèles à l'idée d'égalité. Et non en passant chez l'ennemi, avec la même certitude millénariste. Et Rancière essaie de penser l'égalité en de nouveaux termes, alors que les deux voies citées ont échoué. C'est en passant par le socialisme utopique des débuts qu'il semble s'être ressourcé. Il fut ouvriériste… Il est resté ouvriériste. Mais autrement. J'avoue que cet ouvriérisme me laisse un peu dubitatif, car je viens d'un milieu populaire et si je déplore la violence que les classes populaires subissent, économique et symbolique, je ne suis pas non plus enclins à les essentialiser, ni dans un sens ni dans l'autre. Or, il y a tout de même chez Rancière des résidus, il me semble, d'une fascination pour le populaire. Mes origines ne me fascinent pas. Et je n'en suis pas non plus "fier" comme on dit aujourd'hui. Ni honteux. Je suis juste ce que je suis et je dois me "trimballer avec ça". Disant cela, je ne sais pas quelles sont les origines sociales de Rancière, même si beaucoup de maos étaient des bourgeois fascinés par l'authenticité populaire et alourdis de leur culpabilité.

 

Rancière a beaucoup été lu, je crois, par les profs, pour son travail sur Jacotot, "Le Maître ignorant", expérimentateur qui démontrait que l'on pouvait enseigner en ne connaissant pas la matière que l'on enseignait, en imaginant un rapport égalitaire brisant le rapport de subordination entre le sachant et le non sachant. Je n'en ai pas été convaincu, je suis assez conservateur en matière éducative, reconnaissant que je suis à des initiations unilatérales. Je considère avec Arendt que chaque génération est libre dans la mesure où elle est consciente de ce qui la précède et donc se voit remettre un patrimoine. Aussi, je suis très critique sur l'éducation critique justement. Qui finalement néglige un savoir, dont ce sont toujours les mêmes qui sont propriétaires. Rancière n'aime pas Bourdieu (pour son fatalisme) mais pourtant il entre - sans doute mal lu, comme Barthes aussi, mal digéré -dans ce courant critique de l'éducation, qui mène à des aberrations, comme de ne plus enseigner toutes les personnes du passé simple, parce qu'au fond ce serait "un truc de bourgeois". Le résultat est de laisser le passé simple aux bourgeois et de leur permettre de dire que les autres ne sont pas entrés dans le langage (comme Nicolas Sarkozy disait que les africains n'étaient pas entrés dans l'Histoire).

 

Je suis plus convaincu par "Le spectateur émancipé", analyse du rapport de l'artiste au spectateur à travers plusieurs conférences (ce qui ne facilite pas la continuité du propos, lui-même quelque peu décousu chez Rancière), qui pourtant se situe dans une continuité évidente avec "Le Maître ignorant". J'y retrouve une idée qui m'est chère : je n'aime pas l'art trop explicitement politique et je pense qu'il ne sert à rien sauf à celui qui est déjà convaincu. Je n'aime pas la propagande. J'aime le "Vent se lève" de Ken Loach parce qu'il ne me laisse qu'à des questions, mais je déteste le Ken Loach lyrique et didactique d'autres films. J'aime qu'on me laisse à ma pensée, qu'on l'emballe, non qu'on essaie de l'enserrer. Qu'on la provoque et qu'on la trouble, mais pas qu'on m'explique ce que je dois penser ni qu'on tente de faire effraction dans mon inconscient et de me "choquer" ou de me faire honte. A cet égard je garde en mémoire une belle phrase d'Adorno, disant que ce qui est révolutionnaire dans l'art n'est pas son propos explicite mais son mouvement même contre la raison commerciale du monde.  Ainsi Rancière déplore ce qui dans un art contemporain dit critique désire "montrer au spectateur ce qu'il ne sait pas voir et de lui faire honte de ce qu'il ne veut pas voir, quitte à ce que le dispositif critique se présente lui-même comme une marchandise de luxe appartenant à la logique qu'il dénonce".

 

Rancière rappelle le mépris de Platon pour le spectacle. C'est le lieu de la passivité et de l'illusion de la représentation. Et les théories révolutionnaires du théâtre, celles de Brecht et d'Artaud, s'inscrivent dans cette perspective, en voulant réparer les défauts du théâtre.

Pour Brecht, il fallait instaurer une distance, empêchant la manipulation et créant un espace de réflexivité (d'où les dispositifs fameux comme les mises en abyme, le comédien qui parle de la pièce, ou bien le changement de décor en direct), pour Artaud au contraire le théâtre, se ressourçant dans l'expérience de la transe, devait se métamorphoser en communauté vivante, vibrante, unifiée.  Rancière retrouve ici, chez ces penseurs critiques, ce qu'il déplorait dans l'éducation, à savoir la bonne vieille subordination.

Or, le spectateur n'est pas à son sens un passif qu'il s'agit de réveiller, mais toujours déjà un acteur de ce qui se joue. Le spectacle n'est pas un phénomène unilatéral. Sa thèse est qu'il est possible de concevoir le spectacle autrement, que le spectacle n'est pas condamné à manipuler, qu'il est possiblement vecteur d'émancipation. Il appelle ainsi à cesser de vouloir contrôler à tout prix les effets du spectacle sur les spectateurs. Le rapport entre le metteur en scène et le spectateur n'est pas tenu d'être un rapport subordonné, car il y a un troisième élément, c'est l'œuvre, "dont aucun n'est propriétaire". Chacun traduit ce qu'il voit. Ainsi, de l'éducation au spectacle, Rancière propose la même solution : " Nous n'avons pas à transformer les spectateurs en acteurs et les ignorants en savants. Nous avons à reconnaître le savoir à l'œuvre chez l'ignorant et l'activité propre au spectateur".

 

Le philosophe renvoie dos à dos deux tendance, l'une de gauche, l'une de droite. La première est "mélancolique", elle pointe que toutes les révoltes sont en réalité des désirs de consommation, tout ce qui est spectacle est donc aliénation (Debord).  Ces désirs sont redigérés par le capitalisme. Ainsi un exemple très précis pourrait être la vente de t shirts de Che Guevara.  De l'autre côté, le spectacle est l'objet d'un discours réactionnaire, tel que celui d'un Finkielkraut, qui dénonce "la consommation", par exemple des jeunes de banlieue qui ne songent qu'à la marchandise, mais en réalité pour déplorer la perte de l'autorité. Donc cette seconde tendance est tout à fait capable d'utiliser des éléments de la première. C'est d'ailleurs logique puisque le marxisme est une critique de la révolution libérale du 19eme siècle, dans ce qu'elle détruit les liens sociaux, et le discours contre révolutionnaire d'alors regrettait les corporations, les liens féodaux, brisés par l'individualité démocratique.

Le souci pour Rancière est que ces deux tendances voient le spectateur comme un "crétin".

 

L'art est censé être politique parce qu'il démontre, se moque, se transporte dans des lieux populaires. Bref l'art politique se veut édifiant. Pédagogique (c'est pour cela que je n'aime pas trop la notion d'éducation populaire, qui signifie que certains s'auto désignent pour éduquer le peuple. A mon sens on éduque les enfants). Certains, les photographes, choisissent le choc (la photo célèbre de la petite fille vietnamienne sous le napalm, ou plus récemment d'un enfant migrant mort sur la plage), mais qu'est ce qui nous dit que ce choc a quelque effet politique ? Il n'a pas empêché Salvini. On peut parfaitement y réagir en tournant la tête ou de manière antipolitique en renvoyant le malheur à la cruauté en général. Mais Rancière ne veut pas en rester à Debord, pour qui regarder des images, quelles qu'elles soient, c'est la passivité et la complicité. Il ne veut pas non plus rejoindre ceux qui considèrent qu'il y a de l'irreprésentable, et qu'on doit donc renoncer à représenter.

 

La politique possible de l'art serait ainsi un découpage inédit de l'expérience commune des humains. Une distorsion qui crée la possibilité d'un dissensus. Car la politique, c'est du dissensus. C'est le refus du consensus, du monde tel qu'il va. L'art politique véritable, ce n'est pas l'idéologie que contient une œuvre, mais le déplacement qu'elle opère et qui ouvre la voie à de possibles désaccords. Etre critique ce n'est pas participer du réel, s'y insérer dans son rôle de critique, c'est bien plus créer une brèche dans le réel. Est-ce que ce réel là (le capitalisme naturalisé) est-il si naturel que cela ? Telle est l'œuvre critique. Celle qui sème le doute aux fondements. Pas le malaise moral de la honte, non, qui est encore un moyen de dominer, mais une brèche où s'engouffre l'imaginaire. Annie Lebrun évoque pour sa part, dans "Le trop de réalité", la nécessité de conserver des "forêts obscures" où l'artiste nous invite, nous menant jusqu'à leur lisière.

"Car la question politique est d'abord celle de la capacité des corps quelconques à s'emparer de leurs destins" selon Rancière.

Rancière prend l'exemple d'une "image pensive" chez Balzac, via Barthes (S/Z, son essai sur Sarrazine de Balzac). Le texte balzacien finit par "La marquise resta pensive". Balzac interrompt ainsi la narration mais ouvre sur la possibilité d'une autre narrativité, d'une libération de l'imaginaire. Dans un autre essai que j'ai lu de Rancière ("Aux bords de la fiction"), il évoque les fenêtres, par lesquelles les personnages de roman, ou figurés en peinture, jettent le regard et invitent le spectateur, le lecteur, à sortir de ce qui est donné.

 

La question que Rancière propose à l'artiste de se poser, c'est : quel type d'attention vais-je susciter ? C'est ce type d'attention qui est politique. Pas les opinions de l'artiste.

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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