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15 septembre 2019 7 15 /09 /septembre /2019 03:36
L'Esprit du temps est à penser l'effondrement, fin et révélation (petite revue de lectures sur le désastre)

Je lis beaucoup d'essais, moins de romans, peut-être pour un temps. Pour des raisons qui renvoient à cette note de blog, simplement.  Le pire étant annoncé, on peut être tenté de chercher s'il est nécessaire de s'y résoudre, et comment (on peut se résoudre la tête haute, comme dans "La mort du loup" d'Alfred de Vigny", et bien autrement), ou bien d'espérer le sursaut et de s'y consacrer à sa place. On peut chercher du contrôle par la pensée, alors que la fiction c'est la contingence à chaque page tournée. 

Ici je parle de lectures, et je constate que la radicalité de la situation mondiale entraîne une radicalité de la pensée, tout à fait inédite, signe que les temps ont vraiment changé. Il y a d'ailleurs un gouffre immense entre ce qui se dit sur un plateau de télévision en continu, où des peccadilles entraînent des gloseries sans fin, et les propos des essayistes d'aujourd'hui, qui tournent, disons-le clairement, autour de l'apocalypse, et même de l'apocalypse comme inévitable, et plus encore, comme révélation. Comme nouvelle chance.  Cette montée en gamme de la radicalité n'est-elle que le chant du cygne ou l'annonce de l'imprévu qui provoquerait une bifurcation salutaire ? Je n'en sais rien. 

 

Partout, le thème de l'apocalypse

 

Un des essais de la rentrée, dont j'ai déjà parlé dans ce blog, porte d'ailleurs sur la vertu politique des très nombreuses fictions apocalyptiques ou post apocalyptiques ("Fabuler la fin du monde", Jean-Paul Engelibert). Et à ce que j'ai vu passer, la rentrée littéraire ne manque pas d'en produire de nouvelles, comme par exemple celle de Léonora Miano, "Impératrice rouge", que je n'ai pas encore lue; mais qui semble évoquer un avenir ou l'on devra quitter l'Europe. Alain Damasio a fait parler de lui avec "Les furtifs", dystopie politique sur un néo totalitarisme mis en place pour que la classe dominante tienne à tout prix un monde devenu ingérable par la démocratie au vu de sa dureté, à ce que j'ai lu à son propos. Bref, romanciers et essayistes ne voient pas l'avenir avec le sourire, ou en tout cas pensent qu'il est nécessaire de parler de la catastrophe à venir pour évoquer le présent. Dans le monde des séries, la calamité prolifère aussi. En témoigne la fin de la série préférée des terriens, "Game of thrones", qui termine par un massacre, du au retour du refoulé (les morts reviennent affronter les vivants) puis un grand incendie vengeur, un urbicide comme on le dit depuis la guerre en Syrie notamment, et la nécessité de poignarder l'amour même.

Mais régulièrement on voit de nouvelles séries de fin du monde, par exemple "The Strain", sous la conduite de Guillermo del toro, réalisateur à l'univers si particulier, de films que j'apprécie, comme "Hellboy"(le deux surtout) ou "la forme de l'eau", qui commet une série semblant écrite sous LSD, sans queue ni tête, sur l'invasion de New York par les vampires, à la fois nulle et tellement nulle qu'on ne peut pas s'empêcher de regarder ce dont l'épisode suivant sera capable.

On aura noté, au cinéma, que les deux films de la fin d'une époque Marvel, Avengers infinity/Avengers endgame, impliquent la suppression de la moitié de l'humanité et un long moment passé à la méditer (cinq ans) avant d'agir. A un moment d'ailleurs "capitaine america" dit à la splendide Scarlett Johansson qu'il y a des baleines dans l'Hudson. Une renaissance, donc. Il faut rappeler que le grand méchant contre lequel les Avengers lutte est un ultra malthusien, qui projette de réduire de moitié la population de tout l'univers pour sauver celui-ci de sa sur consommation… Et qu'en plus il est sincère. C'est un personnage ambigu, qu'on a du mal à haïr, dans "infinity".

 

Dans "le new yorker" l'écrivain très respecté Jonathan Franzen a très récemment écrit un article (non traduit à ce jour), "What if we stopped pretending ? (the climate apocalypse is coming. To prepare for it, we need to admit that we can't prevent it"

Il  appelle, carrément, à laisser tomber les inutiles politiques de "développement durable", car de toute manière, il lui paraît évident qu'elles sont dépassées au regard de l'agenda, et que le niveau d'augmentation des gaz à effet de serre et de réchauffement sera tel, que nous entrerons inévitablement dans une ère de tempêtes où seules survie et résilience à une immense adversité seront possibles Ainsi nous ne devrions pas perdre notre temps et notre énergie à empêcher ce qui devient certain, et à réformer un système qui va s'écrouler, mais à nous préparer à l'après, à éduquer autour de la transformation que ce nouveau monde chaos imposera à l'espèce humaine. A le lire, il est assez convaincant, même si on l'a traité de démoralisateur improductif. Franzen répond par avance dans son article en disant qu'il est conscient de ce risque mais qu'un plus gros risque est de vendre des illusions et de conduire une humanité à rester stupéfiée, devant les conséquences de l'effondrement du productivisme, comme les grands incendies et les migrations gigantesques. Or, ne pas préparer, c'est préparer l'effroi, et pour Franzen, le gagnant en serait le totalitarisme.

 

Pas une bribe d'espoir d'éviter le mur

 

Les détracteurs de la posture de Franzen n'ont en tout cas pas d'argument bien optimiste à lui opposer. 

Par exemple, j'ai lu l'essai collectif " En quêtes d'alternatives" sous la direction du politologue et grand spécialiste des relations internationales Bertrand Badie, et de Dominique Vidal. Il aurait tout autant pu s'intituler "en quête épuisée d'une goutte d'espoir'.  Badie commence par évoquer l'impuissance évidente du politique. "le choix politique ne fait plus sens, car l’État doit en même temps obéir à une technique budgétaire qui ne se discute pas, et respecter la totale autonomie du marché (…) Les professionnels de la politique, inquiets devant la rétraction de leur pouvoir, s’enferment dans un espace oligarchique qui ne tient que par les symboles, les satisfactions immédiates ou leur art de se reproduire. Autant de symptômes bien connus chez les élites menacées et déclinantes".

Dans cet essai collectif Frédéric Lebaron développe l'idée d'une résilience de la "pensée unique" libérale, malgré la crise financière de 2008 qui prouve son absurdité. Il attribue cette stabilité à sa capacité à restructurer les logiques de formation des élites autour de ses credo, à structurer les moyens de communication afin qu'ils ne questionnent plus l'idéologie dominante, ou encore à des mécanismes de soumission des acteurs politiques très efficaces. Il montre comment la pensée dominante exclut ses possibles critiques, par exemple par la falsification (les succès de la Chine sont imputés au libéralisme alors que c'est l'économie en passe de devenir la plus forte, mais aussi la plus étatisée qui soit parmi les pays puissants), ou encore la méthode utilisée auparavant par l'URSS : associer dissidence et folie.  Le dissident n'annonce que violence et dévastation.

Les élites s'organisent pour résister aux alternatives. Dominique Plihon développe les exemples du secteur nucléaire français, qui malgré ses échecs cinglants, parvient à éviter la sortie du nucléaire, ou encore du secteur bancaire qui a annihilé toute réforme après 2008.  "Les réformes ont largement avorté, car le lobbying des dirigeants et la proximité de ces derniers avec le pouvoir politique leur ont permis de bloquer des réformes qu’ils jugent contraires à leurs intérêts particuliers. Pour analyser ce pouvoir d’entrave de la classe dirigeante, nous mobilisons l’approche en termes de « bloc hégémonique » proposée par Antonio Gramsci, reprise et actualisée par l’économiste Robert Boyer sous la forme de « régime politico-économique ». D’après cette grille d’analyse, les politiques publiques sont influencées par un groupe hégémonique, fondé sur une coalition politique, qui impose sa domination à trois niveaux : économique, idéologique et politique."

La corruption reste un cancer de nos sociétés.

"Le clientélisme interne aux élites favorise la cooptation et la symbiose entre les décideurs politiques et les groupes de pression." selon Jean Cartier Bresson qui prend l'exemple de l'UE en matière d'environnement : 

"Dans l’Union européenne, la détermination des « valeurs limites d’exposition » aux produits nocifs qui visent à protéger les salariés découle des recommandations du Comité scientifique en matière de limites d’exposition professionnelle (SCOEL). Or, quinze des vingt-deux experts scientifiques de la structure sont liés aux industries concernées (chimie, agroalimentaire, énergie, fibre,…) et ont été sélectionnés (cooptés) en toute connaissance de cause."
Les firmes multinationales veillent au grain, empêchant d'avancer sur des questions vitales. Comme l'hécatombe mondiale et silencieuse due aux accidents du travail, ou l'évasion fiscalElles développent un panel de stratégies, du lobbying au green washing.

"La « COP 21 », 21e conférence sur le climat des Nations unies, organisée à Paris à l’automne 2015, a été sponsorisée par de grandes entreprises (…) EDF a profité de l’occasion pour se présenter comme le « partenaire officiel d’un monde bas carbone ». Pourtant, avec ses seize centrales électriques au charbon dans le monde en 2015, l’électricien émet annuellement plus de carbone dans l’atmosphère que des pays comme l’Autriche et la Colombie."(Ivan Du Roy). Les firmes utilisent aussi les mécanismes d'arbitrage liés au commerce international pour combattre les Etats qui voudraient sortir des rails. "L’Équateur s’est vu imposer en 2016 une amende de 1,1 milliard de dollars – l’équivalent de 3 % de son budget ! – suite à une plainte de la compagnie pétrolière étatsunienne Occidental Petroleum".

 
S'il y a lutte contre l'hégémonie médiatique, constate Tristan Mattelart, elle oppose des puissances, par exemple par la nouvelle offre russe. Une information puissante et indépendante, n'est pas à l'ordre du jour. Pour Bruno Cautrès, si la critique enfle envers le monde politique, elle prend des formes "cyniques". On verrait émerger des "démocraties furtives" qui ne croiraient plus en elles, et se désintéresseraient de la politique, considérant que de toute manière elle ne mène à rien.
Un populisme puissant, mais stérilisant, fondé sur la peur et le ressentiment, s'installerait durablement dans les systèmes politiques. Les nationalismes sont à l'offensive. Ils ont en commun des traits efficaces : le rejet des institutions supra nationales, un rapport à la mondialisation "instrumental", c'est à dire égoïste, et un essentialisme national dont ils prétendent assurer la protection. Ces courants ne sont pas minoritaires, puisque ces discours sont repérables dans les langages de puissances comme la Chine ou la Russie. En Europe, l'extrême droite nationaliste a partout le vent en poupe et participe à divers gouvernements. Si pour le moment elle ne parvient pas à s'emparer de l'hégémonie dans les pays, le risque de plus en plus perceptible est une réaction de radicalisation de la droite classique, afin d'absorber sa droite extrême. Comme en Hongrie. Les discours protectionnistes de certains des populistes/nationalistes, notamment celui de Trump, sont condamnés à échouer, car ils ignorent sciemment que dans le cadre de la division du travail mondialisée très poussée, taxer l'autre… C'est se taxer soi-même puisqu'on achète ses pièces ailleurs. D'où la crainte de ce que le nationalisme a toujours produit, pour sortir de la crise : la solution guerrière.

Au niveau international, échelon clé pour affronter les défis du monde, le multilatéralisme est en mauvaise posture. Il est accusé d'absence de représentativité et d'instrumentalisation par les grandes puissances. Le multilatéral, alors, ne produit plus que du flou, tellement diaphane qu'il ne régule rien. Les organisations régionales, comme l'UE, sont en crise.  Les puissances dominantes dans leur sphère, Allemagne, Chine, Etats-Unis, les détournent à leur profit. En Europe, selon Aurélia End, "l’Allemagne retrouve l’inconfortable « demi-hégémonie » de la fin du XIXe siècle, non plus par sa force militaire, mais par sa puissance économique, qui écrase l’Europe, sans avoir les moyens de la prendre tout entière en charge." L'ONU ne parvient pas à se réformer, la cour pénale internationale a certes marqué des points en punissant des chefs d'Etat, mais elle est loin d'être consensuellement soutenue. Le système monétaire international est désormais à la main des marchés, le FMI et la Banque Mondiale s'inscrivant dans leurs logiques. L'OMC est bloquée et une OMC différente apparaît aujourd'hui utopique.

L'échec du communisme mondial bride les élans de ceux qui proposent des solutions en dehors du néolibéralisme. La tentative menée en Amérique Latine est en reflux, parce que les gouvernements progressistes ont d'abord essayé d'utiliser les disponibilités pour répondre à l'urgence sociale, sans parvenir à enclencher des changements structurels, par exemple au niveau fiscal, qui permettaient de réduire les inégalités, or quand les prix des matières premières ont baissé… le développement des pays a été affecté. C'est surtout la situation au Venezuela, très emphatique, et aujourd'hui calamiteuse (le pays est revenu au PIB des années soixante) décrédibilise fortement les courants critiques (même si le livre a été écrit avant que le Mexique ne choisisse un Président hétérodoxe).  Quant à Cuba, l'expérience apparaît sans perspective, verrouillée par l'armée regroupée autour de Raoul Castro.

Le grand bol frais du printemps arabe a tourné. Même si selon François Burgat il était absurde de considérer que des révolutions démocratiques pourraient s'opérer en un tour de main. Ce sont des processus au long cours, avec des rebondissements. Malgré la défaite de Daesh, les causes qui ont nourri le djihadisme sont toujours là, on nourrit "le ressentiment", et parfois comme en Tunisie, la nécessité d'un consensus forcé pour maintenir la fragile démocratie, laisse l'opposition aux ultras. 

La social démocratie a été vaporisée. L'alter mondialisme s'est étiolé. Une nouvelle radicalité se cherche dans une démocratie intégrale, un peu partout, comme le montre Yves Sintomer avec les expérimentations du tirage au sort. La gauche radicale européenne, renaissante, a connu un fort coup d'arrêt avec l'échec cinglant de sa figure majeure en Grèce. Cette gauche est embarquée dans un débat autour du "populisme de gauche", qui divise, et laisse certains sceptiques, comme Roger Martelli, pour qui " le peuple ne devient protagoniste politique conscient que lorsqu’il peut opposer, à l’ordre inégalitaire réel, le projet d’une société où l’inégalité ne constitue plus la logique dominante. Or le parti pris populiste ne dit rien de ce qui permettrait aux catégories populaires dispersées de se rassembler autour d’un projet qui, en les émancipant, émanciperait la société tout entière."

Mais cette vision du "projet" semble obsolète pour beaucoup car l'impasse de notre époque est justement... celle de la notion de projet (on le verra avec le spécialiste de l'urbain, Thierry Paquot). Des alternatives se recherchent dans l'ici et maintenant de la vie productive, par exemple dans la lutte quotidienne pour une autre agriculture, qui s'exprime au niveau mondial.  Mais aussi dans le domaine énergétique., ou dans le numérique. Certains décident de rompre directement avec un mode de vie qui conduit à l'impasse globale.

 

Allons-y gaiment

 

Sur la base de tels tableaux, peu engageants pour l'avenir, des auteurs nous engagent donc, après avoir dressé leur propre analyse d'un monde devenu un navire lancé à la dérive contre les récifs, à voir l'apocalypse comme l'apocalypse d'un système qui de toute manière doit périr.  C'est ainsi que François Meyronnis, sortant de son type d'écriture habituelle, écrit un pamphlet très radical, "Proclamation sur la vraie crise mondiale". Ca décoiffe. "L'âge des Temps modernes, en se déployant, a eu pour effet une étrange courbure : celle-ci a commencé à apparaître sous un certain jour – pensons au nazisme, au stalinisme – et l’on sent déjà qu’elle montrera en ce siècle un autre visage, peut-être encore plus terrifiant – car ce qui plane maintenant sur nous a structure d’illimité, et pas une société humaine ne se proportionne à cela."
Les classes dominantes dit il ont pris la décision "de ne plus gérer que la ruine" (ce que le chercheur Bruno Latour dit aussi dans "Où atterrir ?" (évoqué dans ce blog) en prenant acte de la décision de Trump de sortir de l'accord sur le climat, donc d'une sécession des plus riches). Meyronnis repart, lui, de la crise financière de 2008, qui n'appelle que la prochaine, sans doute plus impressionnant encore, et qui frappera des Etats encore à subir les chocs de la précédente. Nous sommes dominés par "une couche atmosphérique virtuelle", et d'ailleurs, les nations n'existent plus, comme l'a montré la gestion de Katrina, dont l'Etat américain s'est désintéressé. Un Etat peut parfaitement s'accommoder de receler des fractions sous développées en son sein, sans sourciller, tant qu'il a ses métropoles branchées sur les grands flux de l'argent. L'offre ne se préoccupe plus de la demande, elle la cherche ailleurs, ou alors spécule, crée des bulles qui éclatent et ensuite on demande aux Etats de rembourser avec la sueur des peuples. Le politique et le national sont littéralement engloutis et le résultat est que "Sans arrêt, on répartit les humains comme des animaux et on les normalise comme des choses. On prétend les êtres parlants encore libres, du moins en Europe et en Amérique ; mais on les traite déjà comme des esclaves." En outre, on ne doit pas s'illusionner, dans la finance, la frontière entre le licite et l'illicite n'existe pas. Meyronnis décrit une machine emballée, et ne perçoit aucune possibilité pour la communauté humaine de reprendre quelque contrôle sur une course accélérée au désastre global. Mais pour finir, il a confiance en ce désastre là. "Comme l’a dit quelqu’un : « C’est quand tout sera perdu que tout sera sauvé. »
 
 
La ville dévorante et dévorée
 

Thierry Paquot, que les gens intéressés par le logement et l'urbanisme connaissent, se lâche lui aussi, dans un essai proliférant, "Les désastres urbains", en multipliant les digressions et en sortant du style "sciences sociales", comme pour nous dire "arrêtons de faire semblant". La référence large à Heidegger m'a irrité, mais l'essai est assez convaincant, mais aussi décourageant quand il montre souvent comment les dispositifs dits de développement durable sont des fumisteries pour gens naïfs (comme moi). Par exemple quand il évoque le tramway, qui est loin de se suffire à lui-même. "Le tramway sur rails, un peu plus que celui sur pneus, est énergivore, non pas tant pour son fonctionnement que pour la fabrication des rails et la préparation du terrain pour la pose (...). En plus d’émission de gaz à effet de serre, le tramway provoque des vibrations désagréables pour les riverains et alimente des « courants vagabonds » (…); ce courant électrique se diffuse dans le sol et contribue à la corrosion des réseaux d’eau, de gaz, d’assainissement et des rails. Malgré cela, il a la cote et son implantation participe à la gentrification".

L'essayiste, très bien documenté, se concentre sur cinq désastres selon lui, parmi bien d'autres : le gratte-ciel, le grand ensemble, la "gated Community", le centre commercialles grands projets, qui s'inscrivent dans des logiques grandiloquentes de mégalopoles, séparatrices, consuméristes, annihilant toute possibilité de riposte politique. En plus du désastre écologique, il repère une véritable "aliénation spatio-temporelle" dont les urbanistes et les architectes se seraient rendus complices.

Les grands ensembles sont un désastre dont il est bien difficile de se relever. Un désastre anthropologique. "Une ville, par définition, est composite, sensorielle, rythmique ; elle ne peut se résumer à un plan-masse et une grille d’équipements". Aucun mot ne correspond moins à leur réalité technocratico moderniste que le mot "ensemble" justement. "On s’y enferme ; on ne partage ensemble, avec ses voisins, que la nuisance sonore, les cages d’escaliers mal entretenues, les ascenseurs poussifs et régulièrement en panne, les espaces verts lépreux, les parkings anxiogènes, lesjeunes (en un seul mot) qui s’approprient le hall d’entrée"

Le grand ensemble est le fruit d'une logique de l'assujettissement.  "À bien regarder les plans de la plupart de ces grands ensembles, et à les arpenter, l’on cherche désespérément une logique autre que celle du « chemin de grue ». Patrick Bouchain m’a récemment raconté qu’au début des années 1960 un « respectable » confrère qui venait de remporter un concours pour un grand ensemble décida, pour connaître le lieu d’implantation du premier bâtiment, de jeter en l’air son trousseau de clés sur le plan du site et là où il tomba… La disposition des constructions était purement arbitraire"

Quant aux centres commerciaux, qui continuent de proliférer, car on attend d'eux des miracles économiques qu'ils ne fournissent pas, ils nous offrent le comble de la vie falsifiée et fragmentée. "via le shopping, des relations interpersonnelles se nouent le temps d’un essayage ou d’une démonstration, mais sans aucune consistance. (…) Ce n’est pas l’effet société qui est attendu ici, mais bien la performance de l’individu-à-tiroirs". Thierry Paquot se réfère largement aux critiques les plus pointues de la société de consommation. La « libération des mœurs » a été rapidement récupérée par les forces du marché (publicité, émissions de télévision, vote de lois, produits spéciaux, etc.), sans qu’elle ait pu entraîner une autre libération, celle des consommateurs. Prisonniers plutôt satisfaits de leur sort, les consommateurs n’ont pas massivement développé de critique en acte de la manipulation de leurs désirs ». Cette calamité culturelle est une calamité écologique. On rencontre cette double destructivité dans les cinq dispositifs de l'urbanisme contemporain que Paquot critique. En saccageant l'environnement on détruit ce que l'humain a d'humain, en anesthésiant l'humain on le rend insensible au sort de son environnement. "Le centre commercial, qui décentre la ville, envahit ses franges et confins, dénature la campagne, attire chaque jour d’innombrables automobiles ; il concentre en lui toutes les pollutions. Ce ne sont pas la récupération des eaux pluviales, la pose de quelques panneaux solaires, l’usage de la géothermie, l’éclairage zénithal, le jardinage du toit ou la plantation d’arbres qui en modifieront l’empreinte écologique."

Le gratte-ciel est une voie sans issue vers le haut pour l'auteur"Plantées les unes à côté des autres, les tours soliloquent. Elles se révèlent être des impasses verticales tributaires de l’ascenseur – moyen de transport dorénavant le plus utilisé et le plus coûteux au monde – qui sont de plus en plus ségréguées et compartimentées. Ainsi, par exemple, les clients du restaurant panoramique empruntent un autre ascenseur que les étudiants de la bibliothèque universitaire du troisième étage, ou que les scolaires se rendant à la piscine à un étage inférieur (…) Si le gratte-ciel fut un symbole de la modernité, il se révèle à présent désuet et s’apparente à une sorte de rituel pour arrêter le temps et l’immobiliser dans un « âge d’or » du capitalisme sans contrainte énergétique ni environnementale". Symbole de mégalopoles aux conditions de vie inhumaines et où la séparation domine tout, le gratte ciel est l'anti ville par excellence, par son abolition de la rue, fonction qu'elle partage avec le grand ensemble, et le centre commercial. Sur le plan écologique, on le défend au nom de la densité, moins consommatrice, mais c'est un faux nez. "Le gratte-ciel réclame des matériaux sophistiqués (vitrage, aciers spéciaux, etc.) particulièrement énergivores. Avant même de « fonctionner », la tour est dispendieuse. Un mètre carré d’une tour coûte plus cher qu’un mètre de carré d’un immeuble de quelques étages (…) différentiel à au moins 20 %. Une fois inaugurée, la tour a une consommation électrique monstrueuse (ventilation, chauffage, éclairage, circulation…) "

La sécession des élites économiques prend la forme généralisée des communautés clôturées, partout dans le monde. Où les riches s'illusionnent sur leur capacité à se protéger des contrecoups des assauts répétés à l'environnement qu'ils produisent. "Lavasa (...) située près de Puna, a annoncé qu’à terme son territoire couvrirait cent km2 pour 200 000 habitants, ce qui en ferait une des plus importantes « villes privatisées » au monde. Son centre est une copie de Portofino, célèbre station balnéaire italienne,". On y vit le sommet de la dépolitisation et de l'aveuglement, de l'irresponsabilité envers le monde. Ces dispositifs reposent sur la peur. Or, comment dépasser la peur ? C'est la grande interrogation.

Dans le genre irresponsabilité, il y a bien entendu "les grands projets". Il s'arrête longuement sur le Grand Paris, une vision désastreuse, à son analyse : " Le mot « management » vient du verbe anglais to manage qui va donner en français « manège », lieu où l’on dresse les chevaux ; tandis que « ménagement » dérive du verbe « ménager », qui signifie « prendre soin » (…) Le « modèle de la Défense », qui est celui du gratte-ciel, confirme cette conception hiérarchique du pouvoir en plaçant au sommet le bureau directorial. La Défense : une dalle livrée au vent, plantée de gratte-ciel, avec 25 000 habitants permanents (dont certains font leurs courses à Paris et vont travailler ailleurs) 250 000 employés qui arrivent le matin (en RER, métros bondés, ou en voiture dans les embouteillages) et repartent le soir, environ 500 000 personnes qui transitent par ce « pôle multimodal », sans oublier les touristes qui, de là, ont une « belle vue » sur la capitale."

Paquot dresse un constat accablant de notre urbanisme mondial et il confirme que chez ses promoteurs, il n'y a aucune remise en cause, mais lui ne désespère pas, au moins, formellement, et ça et là, tout de même, s'essaie à proposer d'autres visions possibles : s'en tenir à 500 000 habitant par ville, ou encore "refuser l’étalement urbain, c’est s’opposer à l’ouverture de nouveaux centres commerciaux (même « ludiques » et « verts » !), à l’augmentation du kilométrage autoroutier (déjà 11 000 km en France !), aux quartiers d’affaires riches en tours (tel le quartier de la Défense, témoin d’un capitalisme révolu) ; à l’inverse, cela consiste à privilégier la création de villages urbains compacts, avec commerces, services et zones agricoles, à encourager le télétravail et l’ouverture de « maisons des activités économiques », dont les bureaux et les services servent à plusieurs entreprises selon les jours de la semaine, etc. Il nous faut donc inventer et expérimenter une tout autre manière de penser le milieu urbain." Il réclame qu'on en finisse avec le mythe destructeur du "projet", c'est à dire de la programmation abstraite qui étouffe la vie. A la place il prône une vison "incrémentale", un trajet plutôt qu'un projet. Une "voie" disent les chinois.
 
Il est ainsi frappant de voir la pensée théorique pencher de plus en plus vers la vision du futur comme une agonie nécessaire, incontournable au regard de la vitesse à laquelle le modèle est lancé… Mais alors que dans les dernières décennies, le discours théorique "avertissait"  des risques, il semble changer de perspective. Le pire semble de plus en plus certain, et les penseurs en sont désormais à en imaginer les possibilités enfouies. Une pensée de la vie frémissante sur les ruines prend forme. Cette pensée semble reconsidérer le choc à venir, car enfin, semble t-elle impliquer, la révélation permettra à la pensée de se faire entendre. Les penseurs écrivent comme s'ils savaient que l'heure n'était plus à être vraiment lus.
 

Textes lus et évoqués ici :

"what it we stopped pretending", article de Jonathan Franzen (site du New Yorker.

"En quêtes d'alternatives", sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal. 

" Proclamation sur la vraie crise mondiale", de François Meyronnis. 

"Désastres urbains" de Thierry Paquot

On pourra aussi lire des articles précédents de ce blog, à propos des livres :

"Où atterrir ?" de Bruno Latour, 

"Fabuler la Fin du monde" de Jean-Paul Engelibert.

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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