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5 août 2012 7 05 /08 /août /2012 02:41

 

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Placer d’éminentes médiocrités à de brillantes fonctions, ce n’est pas l’apanage de notre époque, loin s’en faut. Je ne sais pas si c’est rassurant.

C’est ainsi que la Société Royale des Sciences du Danemark organisa en 1810 un concours de philosophie ayant pour sujet le fondement de la morale. Arthur Schopenhauerfut le seul à y répondre. Il ne remporta pas pourtant pas le concours…Le jugement lapidaire du comité précise notamment que le ton employé à l’égard de grands philosophes de l’époque n’est pas admissible… Eternelle est cette tendance irrépressible des médiocres parvenus à s’inquiéter de ne pas faire de vaguelettes… C’est leur repère essentiel dans l’existence. Le conformisme coule dans leurs veines. C’est à ça qu’on les reconnaît.

La morale kantienne prétend que la loi morale universelle est la suivante « n’agis que d’après des maximes, dont tu puisses aussi bien vouloir qu’elles deviennent une loi générale de tous les êtres raisonnables ». Pour ceux qui comme moi considèrent cette idée comme le stade le plus raffiné de l’hypocrisie bourgeoise – hautement raffiné certes – l’essai de Schopenhauer rédigé pour le concours,  intitulé « Le fondement de la morale » est jubilatoire.

On n’est pas obligé d’en partager tous les aspects, et ce n’est pas mon cas (son obsession contre le judéo christianisme est notamment de très mauvais augure, mais ce serait anachronique de l’assimiler à ce qui s’ensuivra en Allemagne. Sa misogynie est violente. Sa croyance en la toute puissance de l’inné est absolument critiquable), mais on appréciera la méthode efficace et sans détour dont le philosophe use pour fracasser l’édifice kantien, devenu la pensée officielle d’une bourgeoisie triomphante.

 

Depuis que j’en ai pris connaissance, j’ai toujours « soupçonné » la pensée Kantienne d’avoir été là pour fournir ses lettres de noblesse à la nouvelle culture dominante au début du dix-neuvième siècle. Il a donné tout son éclat à ce qui, finalement, n’est que le nouvel outil d’autorité parmi d’autres d’une classe parvenue au sommet. La bourgeoisie, après avoir déboulonné les principes de l’ancienne société pour en finir avec le privilège de naissance, doit vite trouver une nouvelle morale de l’ordre établi et de la discipline, et former des théologiens d’un nouveau genre (si vous en voulez un exemple contemporain, songez à Luc Ferry). C’est la fonction de la morale kantienne d’en être la plus belle expression. Il fallait trouver un successeur bourgeois à la morale venue du ciel, qui légitimait auparavant l’aristocratie. C’est « l’impératif catégorique », sa formule laïcisée finalement, qui s’en chargera. Un impératif hypocrite, faussement universaliste, dédié à l’obéissance, faisant fi des divisions sociales et du caractère truqué du capitalisme, poussant l’être humain à accepter son sort en respectant les règles du jeu existantes, ignorant la réalité brutale du monde où tout est censé être réglé depuis la déclaration abstraite des droits de l’homme. L’impératif catégorique n’empêchera d’ailleurs nullement ses adeptes de coloniser violemment, de traiter la classe ouvrière plus mal qu’une matière première.

Ce n’est pas par ce versant matérialiste que Schopenhauer s’en prend «  aux pures fantaisies » de Kant, mais il en dévoile, à sa façon bien à lui, tout l’artifice, jusqu’à la ridiculiser. Et moi en plus, il me convainc tout à fait quand il définit les vrais fondements de la morale, qu’il trouve dans l’expérience humaine.

Schopenhauer est un philosophe très surprenant, très direct et lapidaire, cruel fréquemment. Soucieux avant tout de réalisme et méfiant envers les belles formules de la philosophie. Il use de l’ironie comme personne et s’avère même très drôle à certains moments. Ainsi quand il accuse Kant de reclasser les restes de la vieille morale des théologiens en croyant la surpasser :

« Kant, avec son talent de se mystifier lui-même, me fait songer à un homme qui va dans un bal travesti, qui y passe sa soirée à faire la cour à une beauté masquée, et qui pense faire une conquête : elle à la fin se démasque, se fait reconnaître : c’est sa femme. »

Son essai de philosophie, tout à fait mégalomane (lui et lui seul dans l’histoire de la pensée a compris ce qu’était la morale…) ressemble à un pamphlet contre la pensée majoritaire des philosophes de son époque. Faire sourire franchement avec une discussion sur le fondement de la morale, y compris dans sa dimension métaphysique, avouons que ce n’est pas donné à tout le monde. Et puis il y a aussi chez ce penseur très libre (proche de Hobbes dans son idée de guerre de tous contre tous mais aussi du Rousseau qui souligne la répugnance à voir souffrir son semblable) un recours appuyé à la pensée orientale, très inhabituel en son temps évidemment. Une pensée donc fracassante, originale (il consacre de longs passages à la critique de la cruauté envers les animaux, à rebours de Descartes mais aussi de Kant pour lequel les animaux ne doivent pas être maltraités par simple « devoir » à l’égard de l’homme). Et à mon sens Schopenhauer touche souvent très juste.

Pour Kant donc, il y a des « lois morales » pures. Il s’agirait d’une « nécessité morale ». Pour A.S c’est une absurdité : qui dit nécessité dit obligation, commandement. Or les nécessités de Kant, du type « tu ne dois jamais mentir » ne s’imposent jamais en réalité. Ce que je fais a toujours mon consentement en vérité. Les prétendus « devoirs moraux envers soi-même », comme de bien se conserver, n’en sont pas : « la peur suffit déjà à nous donner des jambes, sans qu’il soit nécessaire encore d’y adjoindre un ordre du devoir ».

Les lois pures de Kant, sont des « coquilles vides » qui prétendent s’opposer à la puissance de l’égoïsme humain. Comment peut-on penser que de simples idées dans l’air soient assez fortes pour cela ? C’est impossible et donc là ne peut pas être le fondement de la morale. Il lui faut une base plus solide.

Pour Kant, une action morale relève du devoir et uniquement du devoir. Commentaire  de Schopenhauer : « théorie qui révolte le vrai sens moral. Apothéose de l’insensibilité ». Kant réduit le fondement de la morale à de l’a priori, sans aucun fondement dans l’expérience. C’est cela son erreur. Le ressort de la moralité ne peut être qu’un objet d’expérience et pas une loi qu’on irait se chercher. Qui irait la chercher d’ailleurs ?

Et là j’adore….

«  des concepts purs, abstraits, a priori, sans contenu réel, qui ne s’appuient en rien sur l’expérience, ne sauraient mettre en mouvement le moins du monde les hommes »…

Quelle phrase cinglante que l’on devait faire méditer à tous ceux qui aspirent à quelque rôle dirigeant dans la société.

 

Quelle bizarrerie que cet être humain selon Kant qui face à une situation donnée se demanderait d’abord ce que tout autre être devrait faire…

Kant confond de plus raisonnable et vertueux. Alors que l’expérience humaine montre facilement que l’on peut facilement être raisonnable et vicieux à la fois. La déraison et la générosité peuvent aussi se combiner.

Le caractère de l’impératif catégorique de Kant, c’est qu’il est censé être déconnecté de toute espèce d’intérêt pour l’individu. C’est donc d’agir sans motif que Kant nous parle… « un effet sans cause ». Cela n’a aucun sens.

Alors quel est le fondement de la morale ? Il faut qu’il soit puissant et accessible à tous, pour pouvoir s’opposer – et il y parvient souvent – à la puissance de l’égoïsme.

Car le motif le plus profond chez l’homme comme chez l’animal, c’est l’égoïsme, « le désir d’être et de bien être ». « Chacun fait ainsi de lui-même le centre de l’univers, il rapporte tout à soi ». L’être humain se connaît immédiatement, mais ne connaît autrui que par l’idée qu’il s’en forme (ce en quoi Schopenhauer, à mon sens, peut être dépassé). Le monde humain est ainsi une démonstration d’égoïsme immense, sous de multiples variétés, et parfois sans aucune limite imaginable.

Fait important : c’est seulement par rapport à autrui qu’une action peut être morale ou immorale. Pour que mon action soit morale, il faut donc que le bien d’autrui soit pour moi, directement, un motif, au même titre que mon bien à moi d’ordinaire.

Il faut donc que je m’identifie à autrui.

C’est là le processus de la pitié, une participation aux douleurs d’autrui. C’est là « le principe réel de toute justice spontanée ». Schopenhauer concède immédiatement qu’il y a dans cette opération un « mystère », mais qu’il va essayer d’éclaircir. Et cela en passant par la métaphysique. La compassion a toujours existé, et dans des diversités de situations. On peut trouver que c’est un « sol bien maigre » , mais selon l’auteur, un peu désabusé, c’est déjà assez pour le peu de justice que l’on trouve en ce monde…

Le rôle éminent de la pitié, et là l’auteur est passionnant, est démontré par le fait que finalement la diversité des religions et de leurs dispositifs moraux n’a pas eu grand impact sur la réalité des comportements. Ainsi en Grèce ancienne, la morale religieuse consistait simplement à respecter les serments. Et pourtant les grecs n’étaient pas plus monstrueux que d’autres. C’est qu’ils avaient la compassion eux aussi.

Si on trouve moins immoral de voler de l’argent à un riche qu’à un pauvre, ce n’est pas le fruit d’un impératif catégorique, c’est que l’on sait que le vol sera plus dommageable au pauvre, et que donc notre compassion est sollicitée.

Alors pourquoi certains compatissent alors que d’autres se complaisent dans la cruauté ? Ceci est le fruit de l’inné selon Schopenhauer. On ne peut être que ce que l’on est. Et on ne change pas : « la vertu est mère de la nature, non de la prédication ». Schopenhauer est d’un grand pessimisme social. On peut imposer la légalité mais pas la moralité. On peut éclairer certes, montrer les vraies conséquences des actes, mais cela ne rendra pas les êtres humains différents de ce qu’ils sont. Pour ma part, je ne suivrai le philosophe ni sur le chemin de la croyance en l’inné souverain, ni sur l’idée d’une non perfectibilité. Mais Schopenhauer écrit au début du 19eme et en cela il a quelques circonstances atténuantes que de longues décennies de sciences humaines lui retireraient.

Une fois le fondement de la morale établi, à travers la compassion, il faut en trouver la source ultime. Pourquoi cette faille dans l’égoïsme ? La source est clairement métaphysique pour Schopenhauer. Et là il lui faut avoir recours aux pensées orientales. Mais un rastafari s’y retrouverait aussi… Comme quoi les chemins sont nombreux mais l’on se croise souvent…

Chez l’humain qui a pitié, qui est charitable, il n’y a pas de différence marquée entre soi-même et les autres. La question, finalement, c’est qu’est-ce qu’être soi ? On peut être soi différemment qu’en se centrant sur son enveloppe corporelle.

Et là le philosophe reconnaît tout de même sa dette à Kant. Qui distingue, après Platon « la chose en soi » et « le phénomène ». Seul le phénomène s’offre à nous dans l’espace et le temps, sous une forme multiple. La multiplicité est donc le fruit de l’Unique. Les hommes sont la manifestation d’une humanité.

 

Ainsi celui, rare, qui ne sépare pas le Moi et le Non Moi ne se trompe pas. Il n’est pas victime d’hallucinations. Il est dans le vrai. La pitié n’est que la traduction de cette unité fondamentale de l’humanité.

Certains êtres humains se disent donc en face d’autrui : « c’est moi encore ». J'ai une amie par exemple qui est révoltée contre la prostitution, elle ne supporte pas cela, et quand elle en rencontre elle pense : "mais je ne peux pas laisser cela se dérouler, car ce sont mes soeurs !". On pensera ce qu'on veut de sa position abolitionniste, mais on ne pourra pas lui dénier une véritable grandeur d'âme.

Il me semble à moi lecteur qu’il y a deux façons de recevoir cela : on peut se dire que cette distinction entre l’Unique inaccessible et le multiple perceptible est encore une resucée mystique des arrières mondes, et que le philosophe était bien fatigué à la fin du livre. Ou alors on peut se dire qu’après tout, toute vie sur terre procède d’une même source unique, apparue un jour dans un drôle de bain de culture. Et que le sentiment d’unité a finalement des bases réelles.

Le fondement de la morale, ce serait donc un refrain de reggae… One love… Il y a pire, non ?

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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