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11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 08:44

images.jpg J'ai lu " Le maître ignorant" du philosophe Jacques Rancière, censé être un texte important sur la pédagogie. Le fleuron d'une certaine pensée égalitaire (Rancière est un de ces penseurs fidèles au communisme, qui reviennent actuellement sur le devant de la scène intellectuelle).

 

J'en sors circonspect. Bon, le moins que l'on puisse dire est que je suis plutôt court en sciences de l'éducation et pour tout ce qui concerne ces débats entre pédagogues... Et je ne voudrais pas tomber dans des clichés faute de disposer de mises en perspective suffisantes pour éclairer ce livre.

 

Mais bon...

 

Jacques Rancière a déterré de l'oubli l'oeuvre et les expériences du sieur Joseph Jacotot, qui au début du 19eme siècle se lança, un peu par hasard au début, dans une révolution pédagogique qui resta lettre morte (ce qui désole Rancière). Le livre décrit cette expérience, sans vraiment entrer dans les détails historiques (c'est regrettable à mon avis car du coup le livre devient largement conceptuel et assez verbeux) et essaie d'en tirer les conclusions, en expliquant pourquoi la tentative de ce Jacotot si génial fut une hérésie que les institutions s'empressèrent de liquider.

 

Jacotot, qui par les aléas de la vie se retrouve à Louvain, doit apprendre le Français à des élèves qui ne causent pas un mot de français et avec lesquels il ne peut pas échanger. Faute d'autre solution, il se sert d'un livre de Fénelon (Télémaque) et de sa traduction. Il leur demande de le lire et de le répéter systématiquement, de tenter par la comparaison, d'en tirer une acquisition du français. Fénelon, c'est le français classique. Un bon début quoi... Puis il leur demande de parler en français de ce qu'ils ont lu. Et il est stupéfait du résultat : les élèves parviennent, sans qu'on leur ait appris quoi que ce soit, à s'exprimer correctement.

 

Jacotot va poursuivre en ce sens, sans jamais édifier un système. Son approche (plus qu'une méthode) va prendre le nom d'"enseignement universel". Elle montre qu'on peut enseigner un savoir sans le connaître soi-même. Elle vise non pas à "abrutir" (c'est le terme de Rancière) en imposant un savoir, mais à "émanciper", c'est à dire à démontrer à l'élève qu'il peut accéder lui-même au savoir, à partir de n'importe quelle parole humaine. Car "tout est dans tout" : on peut entrer dans le savoir, user de son intelligence, en prendre conscience, en saisir l'universalité, à partir de n'importe quelle création humaine, qu'il s'agira de comparer à d'autres pour avancer.

 

Jacotot met ainsi en avant une idée radicale : l'égalité de toutes les intelligences.

 

 

Autre idée forte de Jacotot : le langage n'est qu'une technique. L'intelligence préexiste au langage. L'idée qu'il faille enseigner un langage pour développer l'intelligence des élèves est fausse.

 

Il se heurte à la fois aux courants réactionnaires, qui défendent l'inégalité le plus vaillamment, mais aussi au progressisme républicain fondé sur l'idée du développement des intelligences, sur la notion d'instruction, sur la construction d'un système d'éducation progressif, gradué, un peu à l'image du développement de l'individu. Ce qui est subversif chez Jacotot c'est qu'il dynamite l'instruction et la nécessité des instructeurs. N'importe qui peut enseigner selon ses principes, et un maître qui ne connaît pas une note de musique peut enseigner la guitare, car enseigner c'est émanciper. Jacotot passera ainsi sa vie à recevoir des pères de famille ignorants pour leur expliquer rapidement comment émanciper leurs enfants et les conduire sur le chemin du savoir.

 

Jacotot aura des admirateurs, des continuateurs, mais au mieux ils intègreront l'émancipation dans un projet progressiste organisé, n'éliminant pas l'instruction. Mais Jacotot restera un hérétique car il remettait en réalité en cause la nécessité du pédagogue lui-même. L'instruction apparaît comme une domination, un pouvoir, et part au fond du postulat de l'inégalité de l'intelligence.

 

Ce qui me gêne dans le livre, c'est d'abord que Rancière assène que ça marche. Les élèves apprennent vite et bien. Voila donc, ça fonctionnerait. Des témoins l'ont affirmé et on les prend au pied de la lettre. Mais qui sont les élèves ? De quels résultats parle t-on ? La description du cheminement des élèves est très sommaire, et Rancière se concentre sur des développements conceptuels autour de cette notion d'enseignement universel, de ce qu'elle implique en termes de conception de l'homme, etc... Moi, désolé, ça ne me suffit pas.... Le philosophe aurait du emprunter un peu au sociologue ou à l'anthropologue.

 

Sans doute certains éléments sont-ils séduisants dans l'expérience de Jacotot et dans les réflexions qu'elles inspirent à jacques Rancière. L'idée que "tout est dans tout" me paraît excellente. Mais pourquoi écrire cela en 1987 ? Il me semble que l'Education Nationale a depuis longtemps intégré cette idée là, et la diversification des supports de l'enseignement est une vieille réalité.

 

Bien entendu, on peut aider quelqu'un à s'emparer d'un savoir qu'on ignore soi-même, car il y a des clés pour s'attaquer à ces forteresses, et le maître peut les apporter.

 

Quand Rancière via Jacotot parle d'"abrutissement", on peut aussi opiner du chef. Nous avons tous connu, malheureusement, le primat détestable du cours magistral... Ces tunnels d'heures de cours passés à écrire ce que le maître, le professeur, le maître de conférences alignait... Pour en tirer quoi ?  Nous savons tous aussi que les élèves sont soumis à un culte de la moyenne imbécile qui méprise leur propre rythme de développement, bref leur singularité. D'ici à conclure que toute "instruction" est "abrutissement", il y a un pas que je franchirai pas pour ma part.

 

L'idée de l'émancipation me plaît aussi. Si je replonge dans mon enfance, je vois bien que des démarches personnelles (la lecture des BD pour moi par exemple) m'ont peut-être plus formé à l'exercice du Français que bien des cours de collège. Mais cependant, auraient-elles été possibles, ces démarches émancipées, sans le soutien de bases fortes ? Sans cette part forcée de l'éducation, et pénible : apprendre à déchiffrer les syllabes, l'alphabet, réciter les nombres... J'en doute. Tout apprentissage intègre une part de contrainte, de souffrance aussi. Résumer tout cela à l'émancipation me semble un peu (faussement) candide.

 

Ce qui me gêne aussi dans la réflexion de Rancière, c'est qu'elle élude la transmission, sa beauté et sa grandeur. Elle réduit l'explication à la domination. Oui il y a un rapport d'autorité dans la transmission. Et alors ? Il y a aussi la grandeur de passer le relais, de ne pas repartir à zéro, de bâtir sur ce qu'a produit la génération prédécente. Aujourd'hui il y a un mépris de la transmission, cette idée qu'il ne faut pas prendre le temps de regarder ce qui s'est dit et pratiqué dans le passé. A la dissertation, qui utilise les grandes pensées du passé, on préfère l'expression de soi. Mais qu'exprime t-on ? Avant de s'exprimer encore faudrait-il se tourner vers ceux qui ont essayé de comprendre ! La pensée de Rancière, alliée à la facilité de l'expression de soi grâce aux nouvelles technologies, ne conduit-elle pas à mépriser le passé ?

 

D'autant plus que le postulat radical : "toutes les intelligences sont égales" rend inutile la transmission, finalement. "Toutes les intelligences sont égales", c'est tout de même une idée différente de celle des Lumières qui considère que tous les êtres humains sont également dotés en Raison.

 

Pour ma part je souscris tout à fait à cette deuxième idée, mais l'égalitarisme forcené de la première me laisse un peu pantois. D'abord parce que je ne suis pas certain, contrairement à Rancière, que l'intelligence est une seule et même chose. Ma nullité crasse en maths n'a jamais été démentie, même par l'effort... Et je ne suis pas sûr que ce soit faute d'émancipation de ma part...  Ensuite parce que je pense qu'il nous est impossible de comprendre comment Mozart devient Mozart, même si nous savons que tout le monde ne pourrait pas devenir Mozart (et d'ailleurs il n'y a eu qu'un Mozart et il n'y en aura plus d'autre). Et en définitive tant mieux, cela nous rend moins pérméable à l'action des pouvoirs... L'Homme est irréductible et c'est très bien. Sans trancher sur ce qui conduit les êtres à devenir eux-mêmes, si nous parvenions à l'égalité des droits, ce serait déjà très bien... Et nous en sommes très loins, nous nous en éloignons.

 

Au fond, Rancière est resté l'élève d'Althusser et le maoïste qu'il a été (je ne sais pas à quel point d'engagement). Dans le maoïsme occidental, phénomène petit-bourgeois intellectuel par excellence, il y avait la honte de soi. Et la volonté d'expier son statut privilégié à cette époque où les étudiants n'étaient qu'une minorité : d'où la fascination pour un prolétariat recréé de toutes pièces. Un de leurs slogans était tout à fait parlant : "Se mettre à l'école du peuple"... L'intellectuel est forcément un tyran en puissance, un exploiteur et un dégénéré, et il paie cela en allant s'établir en Usine (comme les intellectuels chinois qu'on envoyait de force à la campagne, ce qui déstabilisa l'économie du pays et entraîna des famines monstrueuses). J'avoue que pour ma part, issu d'un milieu populaire, je ne trouve pas qu'en progressant scolairement j'aurais dégénéré et je suis plutôt content de mon parcours et de ce que j'ai pu puiser dans l'école républicaine malgré tous ses défauts, son hypocrisie de machine à trier, et ses aspects proprement révoltants parfois. Je sais aussi ce que je dois aux "instructeurs" un peu sévères qui m'ont obligé à me mobiliser, à apprendre des leçons bêtement parfois. 

 

Rancière voit l'enseignement classique, bâti sur la progression, conçu comme une construction, comme un système de domination. Au contraire, il me semble que l'idée de construire sur des bases a montré son efficacité, a éduqué des générations. Et on sait ce que coûte l'insuffisance de bases. Le savoir a besoin d'être organisé, et cela n'est pas spontané. Cela relève de la transmission justement : de ce que nos prédecesseurs ont trouvé, expérimenté, et qu'ils nous lèguent. Comment se réclamer du progrès humain en abolissant la transmission ?

 

Enfin il y a une idée chez Rancière qui me déplaît foncièrement et me semble dangereuse : c'est l'idée que le langage est neutre. Qu'il n'influence pas l'intelligence. C'est une idée qui me paraît, justement, typique de quelqu'un qui a du accéder à un langage riche très vite dans son enfance. L'épanouissement de l'intelligence, me semble t-il au contraire, est très lié au langage qui lui donne forme. La nuance c'est la liberté. L'absence de nuance, c'est se faire berner. Les dominés sont des êtres privés de la puissance du langage, et des dispositifs puissants essaient de les flatter en ce sens, de les confiner dans la pauvreté du langage. Ne pas nommer c'est ne pas saisir la réalité. S'il y a une urgence dans le combat éducatif, c'est bien de défendre la puissance de la langue et de la diffuser. Dans ce Blog j'ai dit plusieurs fois mon admiration pour Georges Orwell, dont le chef d'oeuvre "1984" repose sur ce lien entre totalitarisme et appauvrissement du langage. Prétendre défendre l'"émancipation" comme Rancière et réserver au langage une place secondaire, c'est un contresens absolu. Telle est mon impression en tout cas.

 

 

Rancière reste sans doute marqué par sa jeunesse intellectuelle quand il écrit "le maître ignorant". Et au final je ne partage pas son enthousiasme pour l'enseignement universel même si l'apport de Joseph Jacotot, démontrant que le peuple pouvait apprendre, qu'il n'était pas condamné à l'obscurantisme, et qu'il n'y avait pas de différence de nature entre les sachants et les autres, est salutaire.

 

 

 

 

 

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commentaires

D
Je commence lire Jacotot aujourd'hui. Je suis frappe par la methode d'apprendre une language en utilisant un texte avec la traduction dans une langue deja connue.. Laisson nous essayer utiliser la methode avant de la condamner.
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B
De même Rancière semble souvent prendre ses désirs (qu'on peut partager) pour des réalités. Il présuppose souvent que les ouvriers, les pauvres, les ignorants sont savants, mais sans réellement le<br /> prouver, ou alors en allant chercher des expériences très marginales (quelques membres de l'élite ouvrière du milieu du XIXè qui écrivent, oh miracle, de la littérature, des élèves qui apprennent<br /> une langue en lisant le Télémaque, etc...) qui ne sauraient faire oublier que l'immense majorité des classes populaires n'a pas accès, ou a moins accès, à la culture légitime. Mais dire cela, pour<br /> Rancière, c'est mépriser les ouvriers...
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J
<br /> <br /> d'accord avec ton analyse Bill. Le propos de rancière me paraît typique de quelqu'un qui n'a jamais ressenti le sentiment d'ignorance.<br /> <br /> <br /> <br />
B
Sait-on comment Rancière, qui était professeur, enseignait lui-même? A chaque fois que je l'ai entendu sur un média, il avait une approche très magistrale (j'explique ce que je sais - cette<br /> histoire de Jacotot par exemple - à quelqu'un qui ne sait pas). Ses lives eux-mêmes assènent un savoir, de haut en bas, sans laisser vraiment de place à la contradiction. Il serait intéressant<br /> d'avoir des témoignages de ses étudiants en philosophie.
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J
<br /> <br /> Je suis d'accord, "Bill". Tout le monde doit refuser d'être "sachant", sauf lui. Lui il peut l'être, et lui seul. Et les copains de son courant intellectuel aussi. Encore une preuve du fait que<br /> décidément on ne peut pas se regarder passer dans la rue depuis sa propre fenêtre.<br /> <br /> <br /> <br />

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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