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8 mai 2013 3 08 /05 /mai /2013 20:04

51-NgCUey5L._.jpg Ce n'est pas un grand roman mais il vaut néanmoins d'être lu, de par sa singularité, son caractère indécidé, qui en font un parcours intéressant. Manifestement, beaucoup ont été fascinés par ce roman d'un allemand à nom français  (dans les librairies, il y  a parfois le petit carton "conseillé")- Pascal Mercier-, tandis que pour d'autres il sera tombé des mains, car à vrai dire on s'attend à une quête mais elle n'arrive franchement nulle part. Aucune boucle n'est bouclée. Les défauts de ce " Train de nuit pour Lisbonne" écrit au début de ce siècle sont trop évidents, en même temps que ses belles qualités. C'est une oeuvre très contrastée, qui alterne étrangement l'excellent et l'ennuyeux. 


On sent cependant que c'est un livre écrit pour les lecteurs, pour une certaine catégorie de lecteurs : ils constituent le public "plutôt" cultivé. On cherche à lui donner ce qu'il cherche. Du mystère, de la poésie, de l'érudition, du concept. Mais comme ce lecteur cultivé est quand même les pieds dans le sable et que d'un oeil il surveille les gosses sur la plage, on lui facilite la vie. On est complaisant avec lui. Les femmes y sont dignes, belles et attirantes. Tout le monde offre du thé. Les rencontres tombent toujours à point. Le personnage principal est joueur d'échecs et ne rencontre que des joueurs d'échecs avec qui se mesurer. Tout le monde est polyglotte, c'est plus aisé. Les gens sont accueillants, prévenants, généreux, et vous invitent à dîner le lendemain de votre rencontre avec eux voire vous hébergent. Ils s'épanchent facilement et ont toujours lu le livre dont vous leur parlez. Les choses fonctionnent, au final. On est à l'aise, comme quand on visite un pays depuis son canapé en lisant le guide du routard.

 

Pour ces raisons, qui font que le livre est clairement écrit -et surtout édité- pour le lecteur, pas celui qui aime les polars et qui s'y ennuiera à mourir (mais ce lecteur de policiers n'a pas l'apanage de la lecture censée détendre), j'ai retrouvé cette impression d'être une cible, un lectorat anticipé, que j'avais lu en lisant le fameux l'"ombre du vent" de Zafon. Le monde des livres et des concepts et un certain romantisme tiennent ici la place que le gothique avait chez Zafon, et les deux romans ont un fond de politique pour lester un peut tout ça.

 

Donc je n'ai pas pu vraiment aimer ce livre, dans la mesure où je vois qu'il cherche à me plaire. Moi, ce qui me passionne, c'est l'intransigeance d'un auteur, même s'il sait qu'il nous parle. C'est pourquoi ce roman plaira sans doute (parmi d'autres publics) à un public relativement cultivé, mais qui a renoncé (ceux qui ont lu pour avoir de bonnes notes en culture générale par exemple). Qui pour telle ou telle raison ne cherche plus depuis longtemps. Qui est insincère. Qui utilise sa culture de manière instrumentale et trop facile. Il me vient des exemples en particulier de ces grands lecteurs faussement distingués, tiens. Sûrs qu'ils ont conseillé à d'autres de prendre ce train de nuit.... (je souris tout seul, là).

 

En réalité, "train de nuit pour Lisbonne" est un roman qui parle surtout d'un lecteur d'un livre imaginaire. Et c'est surtout ce livre dans le livre qu'on apprécie. C'est donc celui-là, ironiquement, que Pascal Mercier aurait du écrire. D'autant plus qu'il a réalisé largement le travail puisqu'on en découvre de larges extraits, constituant les plus belles pages, de très loin, dans ce roman.

 

Habite à Berne, Suisse, un dénommé Gregorius, homme terne complètement dédié aux langues mortes et à leur enseignement. Sa vie solidaire, depuis le départ de sa femme, est vouée au lycée où il se rend à pied, ne se détournant jamais de sa routine. C'est un spécialiste absolument impressionnant et respecté, qui a fini par ne plus s'occuper de lui, porte des habits usés et de vieilles lunettes. un incident change tout, et le détourne violemment de cette route, déclenchant une fuite vers le sud, et Lisbonne. Un jour il croise à Berne une femme sur un pont qui semble vouloir se suicider, il la sauve, l'emmène à son lycée. Et le seul mot prononcé de "portugues" semble ouvrir en lui un abime. Une voie d'où souffleraient toutes les vies qu'il aurait pu vivre, par exemple s'il s'était résolu à aller à Ispahan, ce dont il fut question dans sa jeunesse.

 

Gregorius se rend dans une librairie ibérique, et tombe par hasard sur un livre de pensées poétiques écrit par un certain Amadeu de Prado, écrivain inconnu et disparu il y a deux décennies. C'est un choc sans précédent, dès les premières lignes. Gregorius a l'intuition qu'il doit remonter le fil qui tombe de ce livre. Il quitte sa vie sur le champ, ne prévenant personne, et prend un train pour Lisbonne séance tenante. L'appel du sud, médiatisé par les mots. Gregorius ne sait pas pourquoi il se lance dans cette aventure qui lui ressemble si peu. Il ne cherche pas à le savoir. C'est impérieux. Désormais, c'est ce caractère d'obligation intérieure qui le guidera.

 

A Lisbonne, où il effectue deux séjours entrecoupés par un petit retour-comme on regarde dans ses archives- en Suisse, Gregorius reconstitue petit à petit le parcours de cet Amadeu, et cherche à mieux comprendre la profondeur de ce livre publié par une maison d'édition introuvable. Il parvient à retrouver les soeurs d'Amadeu, son amie d'enfance, son meilleur ami, et d'autres. Il devient leur interlocuteur, interagit dans leurs vies. Là aussi est un aspect du livre cousu de fil blanc : ces personnages semblent figés, comme s'ils attendaient le prof de Berne pour reprendre le fil d'une histoire oubliée. Ils ne se parlent plus vraiment. Et l'arrivée de ce Gregorius les bouleverse, ce qui est difficilement crédible.

 

Amadeu a été un médecin et un résistant au régime dictatorial de Salazar. Fils d'un juge, il a surtout été considéré par tous ceux qu'il a croisés dans sa vie comme un être unique, touché par les doigts des dieux, d'une intelligence hors du commun, d'une sensibilité extraordinaire. Un être exceptionnel, qui a subjugué ses maîtres, sa génération. Et qui un jour est mort d'une rupture d'anévrisme.

 

Les réflexions d'Amadeu, fondamentales, vont guider Gregorius sur la remise en question de tout ce qui compte. Tout vacille. Tout est remis en cause. C'est comme si Amadeu tendait la main à Gregorius depuis sa mort pour l'aider à cheminer et à tout revisiter.

 

Car la vie d'Amadeu l'a conduit, avec son intelligence incisive, à réfléchir et à écrire. Des pages magnifiques, amples, très claires, essentielles, sur la notion de réalité. Est-elle simplement l'ombre de nos projections ? Et donc de nos mots ? Qu'est ce qui est réel ? Quand on se pose cette question, la notion de loyauté entre les humains est primordiale, car elle est un élément de stabilité possible. Et sans cette stabilité, c'est le vertige qui l'emporte. C'est d'ailleurs le symptôme qui frappe Gregorius et qui le contraint finalement à rentrer en Suisse pour y subir des examens du cerveau.

 

La vie dans la Résistance, essayer de concilier sa filiation et ses principes, l'amitié et l'amour, l'éthique du médecin et celle du résistant.... Autant de vagues qui viennent heurter le rocher bien planté de la loyauté. On rejoint le fil de réflexions tragiques trouvées dans l'"armée des ombres" de Kessel puis Melville.

 

Si la vie n'est que projection, alors d'autres vies auraient été possibles et ne tenaient pas à grand chose pour se réaliser. C'est sans doute ce que Gregorius comprend, et alors plus rien ne va de soi. Et il ne peut plus continuer comme si tout allait de soi.

 

Mais Mercier rate Lisbonne. Mercier rate Berne. Mercier ignore les lieux. Un week end à Lisbonne aurait suffi à accumuler les informations et impressions pour fournir la matière de ce livre. Il aurait pu s'appeler "train de nuit pour Avignon", ça ne changerait rien. Le Portugal est là comme Finistère. Et comme mystère, car pour nous européens, ce pays est un peu là on ne sait pourquoi, tout en bas. Juste avant le saut dans l'inconnu. Un "truc" de plus, donc, que le Portugal. 

 

Ce qui vaut dans le livre est la beauté du livre dans le livre, l'intérêt vif qu'on trouvera à découvrir ce personnage torturé, juste et lucide qu'est Amadeu. Mercier a généreusement réservé à cet auteur fictif le meilleur de son propre style, ce qui est assez frappant. Comme si Mercier, lui, se retenait d'être trop brillant, pour mettre en exergue son écrivain de personnage. Cela, je ne me souviens pas de l'avoir vu ailleurs. 

 

C'est donc l'Histoire d'un spécialiste des langues qui réinterroge la vie à travers le livre d'un poète et penseur. C'est un livre où sont interrogés sans cesse les rôles de la langue, du langage, . Et salués leur puissance fondamentale sur nos vies. Le monde n'est tel que de ce qu'il se formule. Heidegger parlait du langage comme notre habitat. Au commencement était le Verbe. Il s'agit donc d'un train de nuit vers les mots, vers la littérature, comme pouvant transformer la vie. Lisbonne m'y apparaît comme un dictionnaire, ses tramways comme une grammaire, ses ornements entraperçus de belles expressions ou des mots. C'est peut-être pour cela que Lisbonne ne compte pas vraiment dans ce roman. Ni la Berne de la langue d'usage du personnage en quête de ces autres vies possibles. 

 


 


 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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