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17 octobre 2013 4 17 /10 /octobre /2013 15:22

manson.png Roberto Bolano n'a pas jugé utile de transmettre à un éditeur ce manuscrit écrit en 1989, paru après sa mort : "Le troisième Reich", et en sachant cela, après avoir lu ce livre, on reste abasourdi de de son exigence littéraire.

 

Avec un tel roman, peut-être inachevé, le chilien vient titiller Kafka dans sa capacité à démontrer la place de la littérature : celle qu'elle est la seule à occuper, la sienne. Irremplaçable et sans pareil. C'est sans doute cela un "grantékrivain" (c'est Vian non qui utilise ce mot ?) : celui qui illustre le rôle inédit de la littérature. Ce que réalise ce livre ne peut venir que d'un livre. L'installation d'un trouble, qui vous poursuit pendant toute la durée de la lecture, des jours et des jours, qui colore l'existence, approfondit vos perceptions et vous conduit à imaginer plus et encore plus, même si (et parfois parce que, comme dans ce livre) vous ne savez pas où l'auteur vous mène vraiment.

 

La littérature, à un certain niveau, s'avère un puissant hypnotique, et Bolano est de cette élite qui parvient à la hisser à cette qualité.

 

Il y parvient en un style parfait. Celui que j'aime le plus souvent, et que dans ma tête j'appelle "l'écriture de la ligne droite". Au sens où la ligne droite est le meilleur chemin. Une écriture du signifié. Au sens où le signifiant est au plein service du signifié. Il cherche à transmettre un sens. Le signifiant ne vit pas pour lui-même. Un mot n'y est pas ornemental. Et donc le lecteur marche dans la clarté, pas forcément dans la facilité et la simplicité, non, mais dans la clarté.

 

J'ai songé aussi au dernier Bret Easton Ellis, "Suite(s) impériale(s)", avec lequel le roman a un dessein commun me semble t-il : montrer en quoi notre société occidentale de consommation émolliente n'est qu'une faible cuirasse pour le mal. C'est de la présence du mal dont nous parlent ces écrivains. Du malaise dans la civilisation. Même s'ils ne se prononcent pas, à la différence de Sigmund Freud, sur la source du mal.

 

De quoi s'agit-il ? De pas grand chose en fait.

 

Un couple de jeunes allemands, Udo et Ingeborg, passe ses vacances à l'hôtel près de Barcelone, dans une station touristique paresseuse et sans saveur. Udo est passionné de jeux de stratégie, et il est champion allemand du jeu de plateau "troisième reich", consistant à rejouer aux dés le sort de la seconde guerre mondiale, dans un face à face. Udo compte sur les vacances pour écrire une théorie remettant en cause la théorie orthodoxe pour gagner le jeu. 

 

Le roman est le journal de bord d'Udo, écrit de l'été jusqu'au milieu de l'automne, car le jeune homme s'éternisera en Espagne, laissant sa compagne repartir seule.

 

Le couple va effectuer des rencontres et nous plonger peu à peu dans un indéfinissable malaise. 

 

Il y a d'abord un autre couple d'allemands, les insouciants et superficiels Charlie et Hanna, avec lesquels ils écument les boîtes et boivent pas mal de bières. Charlie étant comme le premier symptôme du mal, ou comme un signal d'alarme plus sensible. Il y a deux jeunes lumpen prolétaires espagnols, "le Loup" et l'"Agneau", qui s'acoquinent avec Charlie autour de la boisson, et tournent sans cesse autour des allemands. Il y a la patronne de l'hôtel, Frau Else, une allemande exilée, et son mari malade qu'on ne voit jamais. Il y a le personnel de l'hôtel qui peu à peu prend Udo en grippe.

 

Il y a surtout un personnage mystérieux : "Le brûlé". Un loueur de pédalos qui a été défiguré par le feu. Il vit seul sur la plage, et dort sous ses pédalos. Il est impassible.

 

Peu à peu, Udo qui reste beaucoup dans la chambre pour réfléchir au jeu, perçoit que le petit groupe développe sa propre vie quand il n'est pas là ; et le malaise monte. Jusqu'à la disparition de Charlie en planche à voile. 

 

Le talent de Roberto Bolano est de susciter l'angoisse sans rien dire de très explicite, sans donner de vrais indices, même si parfois le mot "viol" est jeté au milieu d'une phrase, mais sans aller plus loin. La plupart du temps c'est un regard, une absence de sourire, qui corrobore l'angoisse. Udo ressent une inquiétude certaine, mais on ne peut pas savoir si elle est auto entretenue ou prophétesse.

 

Le banal balnéaire s'ouvre sans fin sur des précipices possibles, qui nous aspirent, nous lecteurs.

 

Et puis Udo va se mettre à jouer au "troisième reich" avec le brûlé, en une partie obsessionnelle. Et la folie gagne, elle s'objective rarement mais parfois tout de même dans les reflets du miroir. Mais rien n'est certain.

 

Tout est juste touché du doigt. Udo, le champion, écrase son adversaire, et puis le jeu s'équilibre, Ensuite le brûlé lance une contre offensive. Mais qui est le brûlé ? Est ce qu'on l'aide et pourquoi ? Le brûlé serait latino américain, il aurait été torturé par des anciens de la gestapo. C'est dit, rapidement, au milieu des conversations. Le mal, là, entrevu. Puis subsumé. Le brûlé aurait-il un lien avec ce jeu puéril qui se déroule sur le plateau ? La réalité et le jeu ont donc un lien ? Pourquoi gagner ce jeu ?

 

Peu à peu, chez le lecteur, attisé, les réflexions cherchent à comprendre le malaise. Le lecteur chemine (en tout cas moi). La société des années 80 lui apparaît comme un mirage qui prétend avoir tout réglé, mais qui fonctionne plutôt comme un balai repoussant la poussière sous les meubles.

 

Comme ce Chili des années 80 où les tortionnaires règnent pendant que la télévision déverse l'illusion du bonheur marketé.

 

Comme cette Espagne de la movida où toute une partie du pays est dirigée par les anciens franquistes et où l'éducation de deux générations a été réalisée par un système tyrannique et réactionnaire, cruel.

 

Ou comme cette Allemagne ou on a laissé tant de responsables en place. On peut jouir et on oublie le mal mais le mal n'est pas loin. Il est là, tout près. Et on fait partie de lui.

 

L'infantilisme généralisé, qui ressemble à celui d'une Europe hédoniste qui ne veut que la paix mais ne veut rien régler, laissant les néo nazis entrer au parlement en Grèce, s'exprime à travers le jeu, une obsession puérile de jouer à la guéguerre avec des pions. Mais est-ce un jeu ? Le brûlé vient rappeler que non, ce n'est pas un jeu. Et Udo pourrait l'apprendre à ses dépens. 

 

Ce n'est pas un jeu de se défouler en votant Front National. Ce n'est pas un jeu de jouer avec le feu de toutes les façons. Ce n'est pas une possibilité que l'indifférence hédoniste non plus, que la fuite dans l'apolitisme et les séances de bronzage.

 

Le fascisme n'était pas une épidémie passagère de folie des peuples. Le fascisme est une possibilité latente, il s'exprime déjà dans la violence domestique de Charlie violentant Hanna, ou dans les pulsions de viol du Loup et de l'Agneau. Nos comportements infantiles ne nous en protègent pas, ni notre jeunisme, ni les vacances au soleil. Le mal peut s'emparer de nous, il règne autour de nous même si nous croyons être protégés dans nos forteresses (l'hôtel ici). Udo est venu dans cet hôtel enfant, pendant plusieurs étés, avec ses parents, les enfants de la deuxième guerre. Ce n'est pas si loin et pourtant c'est déjà là, c'est encore là.

 

Et c'est pour moi un choc que de rencontrer enfin, une première fois, le grand Roberto Bolano.

 


 

 

 


 


 


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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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