Pourquoi se repaît-on de tristesse, et pourquoi c'est bon ? Bonne et rude question que nous n'aborderons pas ici (mais nous ne manquerons pas de malaxer ce paradoxe une autre fois, quand l'occasion s'en présentera), car il s'agit juste, comme ça, de se donner une nouvelle pause poétique. Troisième du genre dans ce Blog.
Le poème en prose qui suit est scandaleusement déchirant et beau, et il tire le meilleur de l'intuition surréaliste. Pas le jeu anecdotique parfois de l'écriture automatique, mais la porosité à l'inconscient, sous le joug maintenu de la raison.
Triste beauté. Plus triste oncque on ne vit. Peut-être la chanson "gloomy sunday" de Billie H, mélancolie sans filtre.
Comme il y a des alcools qui se boivent d'un trait, c'est un poème qui se lit vite, sans pause, pour révéler sa puissance.
Nous le devons à André Breton. Il est bâti autour d'un des mots les plus somptueux à mon sens, celui de "désespoir".
Il est construit sur cette rythmique entêtante, jouant des répétitions et des relances, qui revient souvent chez Breton.
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Le Verbe Être
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Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n'a pas d'ailes, il ne se tient pas nécessairement à une table desservie sur une terrasse, le soir, au bord de la mer. C'est le désespoir et ce n'est pas le retour d'une quantité de petits faits comme des graines qui quittent à la nuit tombante un sillon pour un autre. Ce n'est pas la mousse sur une pierre ou le verre à boire. C'est un bateau criblé de neige, si vous voulez, comme les oiseaux qui tombent et leur sang n'a pas la moindre épaisseur. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Une forme très petite, délimitée par un bijou de cheveux. C'est le désespoir. Un collier de perles pour lequel on ne saurait trouver de fermoir et dont l'existence ne tient pas même à un fil, voilà le désespoir. Le reste, nous n'en parlons pas. Nous n'avons pas fini de deséspérer, si nous commençons. Moi je désespère de l'abat-jour vers quatre heures, je désespère de l'éventail vers minuit, je désespère de la cigarette des condamnés. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. Le désespoir n'a pas de coeur, la main reste toujours au désespoir hors d'haleine, au désespoir dont les glaces ne nous disent jamais s'il est mort. Je vis de ce désespoir qui m'enchante. J'aime cette mouche bleue qui vole dans le ciel à l'heure où les étoiles chantonnent. Je connais dans ses grandes lignes le désespoir aux longs étonnements grêles, le désespoir de la fierté, le désespoir de la colère. Je me lève chaque jour comme tout le monde et je détends les bras sur un papier à fleurs, je ne me souviens de rien, et c'est toujours avec désespoir que je découvre les beaux arbres déracinés de la nuit. L'air de la chambre est beau comme des baguettes de tambour. Il fait un temps de temps. Je connais le désespoir dans ses grandes lignes. C'est comme le vent du rideau qui me tend la perche. A-t-on idée d'un désespoir pareil! Au feu! Ah! ils vont encore venir... Et les annonces de journal, et les réclames lumineuses le long du canal. Tas de sable, espèce de tas de sable! Dans ses grandes lignes le désespoir n'a pas d'importance. C'est une corvée d'arbres qui va encore faire une forêt, c'est une corvée d'étoiles qui va encore faire un jour de moins, c'est une corvée de jours de moins qui va encore faire ma vie.
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Ce poème conçoit le désespoir comme un gouffre sans fond, si vaste que l'on ne peut pas en faire le tour. On ne le connaît ainsi que "dans ses grandes lignes". Cette masse sombre de l'univers, inamovible, est capable de prendre corps dans n'importe quel détail, comme cette table desservie au bord de la mer. Elle nous attend partout au tournant, la peste... Le désespoir est là, il revient toujours, il nous regarde depuis un détail, mais il reste plutôt informe, ambigu. Les choses les plus sûres, intègres (une table bien ordonnée, un bateau repeint tout neuf), sont moins désespérantes. Ce qui désespère, c'est ce qui est recouvert, souillé, qui rappelle l'incomplétude ou le dépérissement.
Breton parle de désespoir, de ce coup de massue que les hommes reçoivent chaque jour sur la tête d'être jetés ici, et pas de simple mélancolie (la "quantité de petits faits"). Cette masse sombre est presque invisible, fugace mais bien là. Elle surgit ici, dans une scène, comme sur ce bâteau "criblé de neige", en nous prenant par surprise hors de notre oubli. Le désespoir vient se rappeler à nous par de petits évènements futiles qui nous repoussent vers l'aridité de notre sort, à l'instar d'une chaleur nocturne (l'"éventail de minuit"), ou encore la nécessité d'allumer la lumière avant le soir parce qu'il fait sombre.
Le désespoir c'est l'absurdité, magnifiquement contenue dans l'image d'un "collier de perles" (la vie et ses beautés sans doute) privé "de fermoir". C'est l'enfermement humain dans l'absurdité, ce cercle que l'on ne saurait rompre ("il fait un temps de temps", on dirait du Beckett).
Mais on peut se donner de la joie en se nourrissant de désespoir (paradoxe dont nous avons parlé en introduisant ces propos), comme quand nous écoutons Barbara ou que nous regardons "la leçon de piano" de Jane Campion, sans même évoquer Chopin. Ou bien tout simplement en regardant la Nuit, qui ressemble à de "beaux arbres déracinés" (j'y vois les nuages).
La fin du poème indique une exaspération, celle qu'on ressent adulte à vivre dans un monde fini, où le même se répète. Et le désespoir a partie liée avec la révolte prométhéenne ("espèce de tas de sable" !). Qui ne l'a point ressenti ? Le désespoir c'est de ne plus être l'enfant qu'on a été. Emerveillé.