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7 mars 2013 4 07 /03 /mars /2013 22:59

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"Pour moi, il est impossible de ressentir fierté ou honte par rapport à des hasards de génétique dont je ne suis aucunement responsable. Je comprends que ces mots aient pu trouver leur place dans les discours sur  l'appartenance raciale, mais je ne peux pas y adhérer. Je ne suis pas fière d'être femme non plus. Je ne suis même pas fière d'être humaine-même si j'aime l'être".

 

Zadie Smith

 

 

Notre pays, creuset d'une immigration significative et chantre incomparable de l'universel aurait du donner naissance à une, dix, cent Zadie Smith. Ce n'est pas encore le cas, et nous devrions nous interroger à ce sujet... Pourquoi donc...? Ce n'est pas ici mon propos mais il y aurait beaucoup à dire.  Nous aurions en tout cas bel et bien besoin dans notre espace public (au sens habermassien du terme, c'est à dire d'un espace où l'on débat, d'une arène ou s'affrontent les convictions) d'une Zadie française.

 

Elle est née en Angleterre ( ce qui devrait nous conduire à considérer avec plus de curiosité le modèle "communautariste" si décrié, manifestement plus complexe qu'il n'y paraît). Elle fait partie de ces grands créateurs et penseurs, à mes yeux très précieux, qui ont vécu ce que j'appelle en mon for intérieur la traversée des frontières et essaient justement d'y songer sérieusement. C'est un thème récurrent de ce blog, qu'on a évoqué avec Annie Ernaux ou Didier Eribon.  Mais Zadie Smith de surcroît a franchi toute une série de frontières : sociale et culturelle (de la classe ouvrière anglaise à l'élite littéraire internationale et à l'enseignement sur les campus prestigieux américains) , ethnique (elle est la fille métisse d'un anglais et d'une jamaïcaine, et vogue entre les Etats Unis et son Angleterre, son conjoint est irlandais).  

 

Nous connaissions jusqu'à présent Zadie Smith à travers ses romans ( Zadie Smith, sublime voix du métissage) , qui n'ont rien de ces romans de banlieue - pas forcément mauvais d'ailleurs - que de temps en temps on nous présente en France, censés réhabiliter un autre langage et lui donner des lettres de noblesse littéraire. Mais toujours tamponnés comme "issus de l'immigration" et donc confinés comme tels.

 

Non, Zadie Smith ne renie et ne renonce à rien, et prétend à tout : elle parle de ses origines multiples, de son enracinement profond dans la littérature anglaise mais aussi mondiale. Elle nage délicieusement dans la république internationale des lettres. Et son oeuvre respire la formation classique ; la lecture dévorante, ardente, des monstres sacrés de la littérature. Mais ce qui est délicieux chez cette fille qui se dit "de gauche", c'est qu'elle ne sépare aucunement les joyaux universels auxquels elle se réfère de ce qu'elle a appris à regarder et qui l'a influencée dans la dite sous culture. Elle est une métisse, à tous les points de vue.

 

Gallimard a eu la bonne idée de traduire sous le titre "Changer d'avis" une somme d'essais et de critiques qu'elle a publiées ici ou là dans les années 2000. Cette lecture a été pour moi l'occasion d'un régal, d'un ressenti fraternel. Je ne saurais trop conseiller ces pages élégantes et sincères, parfois simplissimes d'autres fois exigeantes, à tout amant(e) de la littérature...

 

... Ceci alors que je n'ai pas tout saisi... Puisque la plupart du temps elle dissèque des oeuvres ou des auteurs que je n'ai pas lus, des films inconnus ou lointains... Et pourtant, on sourit, on se dit "mais oui c'est bien cela !"... C'est sans doute là qu'on déniche un immense talent d'écrivain tourné vers ses lecteurs, cherchant à partager des expériences universalisables. Parlant à ses lecteurs. Un type d'écrivain parmi d'autres. Mais Smith est une des meilleures de son temps.

 

Le fil rouge de ces essais baroques et fourmillants, justement, c'est l'universel, compatible avec la singularité. De par son métissage multiple et assumé, l'auteur bascule dans l'universel, précisément. Comme  ce Kafka qu'elle aime, si proche de l'expérience juive et en même temps si confronté à la condition humaine dans son ensemble ("Ce qui horrifie Kafka ce n'est pas la judéité en soi, c'est toute expérience, toute expérience partagée, et donc humaine").  Elle répugne à l'assignation, tout comme le Barack Obama de 2008 qui d'ailleurs lui donne de l'espoir, sans tromper sa lucidité.

 

 "Je dois reconnaître qu'en ce qui me concerne l'incohérence idéologique est pour ainsi dire une vocation" écrit-elle dans sa préface... D'où le titre de l'Essai. Mais c'est une coquetterie. Elle est magnifiquement cohérente au contraire.

 

D'emblée, Zadie Smith nous parle de son rapport à la dite "littérature noire" (du peuple noir), à travers le livre classique "une femme noire" de Zora Hurston. Plus jeune elle snobait ce livre, ne voulant pas s'identifier justement à l'histoire d'un personnage féminin noir. "Je voulais être une esthète objective". Mais elle a finalement aimé ce livre, justement à contre courant d'une littérature "noire" où la femme est soit une reine africaine, soit une super héroïne, afin de "panser les plaies psychiques" du peuple... Ce qu'elle aime chez Hurston, c'est sa portée universelle, alors même que cet écrivain utilisait franchement le vernaculaire noir américain.... Zadie Smith se veut "du côté de ceux qui écrivent bien" : c'est ce qu'elle veut donner au monde qui compte, pas ce qu'elle est censée être.

Et ça, moi, j'adore...

 

Aspirer à cet universel, ce n'est rien renier : la négritude est comme un organe de son corps, mais elle ne saurait la définir intégralement. Et Zadie Smith le dit : "la vérité c'est que je suis une femme noire, et c'est pour ça sans doute que ce livre m'émeut tant". Il y a bien une spécificité à être noire, dans le rapport à l'universel, car il est vrai que le blanc se pose moins la question : souvenons-nous qu'il a prétendu être l'universel.

 

Mais jamais d'exclusive ! Ainsi Mme Smith se lance t-elle dans une défense en règle du très classique E.M Forster, écrivain anglais de "la voie médiane", bref centriste. Un écrivain prolixe sur la BBC, émouvant par son souci obsédant de parler à ceux qui ne savent pas, de s'excuser sans cesse de risquer d'être arrogant à leur encontre, de se forcer donc à la retenue d'être brillant... Pour être pédagogique.

 

Zadie Smith est tout aussi capable de s'identifier à George Eliot, femme qui écrivit "Middlemarch" à la fin du 19eme siècle, avec cette capacité admirée de mêler l'expérience et les idées dans un même mouvement, très spinoziste (eh oui, encore ! Il est partout cuila).

 

" C'est une erreur de détester Middlemarch parce que les traditionalistes de ce monde l'adorent. Cela reviendrait à nous priver de l'un des biens de ce monde que Spinoza nous conseillait de chérir. Le sentiment devient connaissance et la connaissance, sentiment".  

 

Ne pas se laisser définir. Jamais. Même si on est fidèle à tout : qu'on replonge dans le débarquement de Normandie où son père porta les armes, qu'on songe à la signification de Noel dans sa famille, qu'on a un sens profond de la famille avec ses turpitudes.

 

La traversée des frontières, c'est une expérience toute particulière et assez rare. La voix qu'elle a aujourd'hui, elle sait l'avoir acquise à la fac. Elle croyait alors que c'était la voix des littéraires, et non celle d'une classe. "Pendant un temps", revenant de Cambridge, elle reprenait son ancienne voix d'enfant d'ouvrier. Et puis cela passa. Elle se souvint de ne plus pouvoir échanger avec son père au sujet de ce qu'elle apprenait, alors ils regardaient ensemble les monty python qu'ils connaissaient par coeur. Elle admire ce qu'on appelle "la glossolalie", le fait de savoir parler plusieurs langages sociaux. C'est ce qu'elle a trouvé par exemple dans "les rêves de mon père" d'Obama, un grand franchisseur de fontières lui aussi.

 

La traversée des frontières vous transporte dans une sorte de "cité des rêves". Où l'on dit "Nous" plutôt que "je" (comme Obama) et on se met à la glossolalie. Pour Zadie Smith, tout le monde vient peu ou prou de la cité des rêves, car tout le monde a un parcours particulier.

 

Ce sont les adversaires d'Obama qui ne parlaient que d'une seule voix, et qui ne supportaient pas sa complexité, y voyant de la duplicité. N'y comprenant rien. Les militants historiques du mouvement noir, y compris Jesse Jackson (éructant lorsqu'Obama a évoqué publiquement la question de la démission du père noir, alors qu'on lave son linge sale en famille....) se sont aussi méfiés de lui. Il est le premier à avoir surmonté le risque d'être traité de nègre domestique en assumant l'universalité.

 

Ainsi Smith, qui refuse toute étroitesse, aime Shakespeare, lui qui ne fait allégeance à rien ni personne. Qui se fait le choeur de la diversité humaine et de tous les accents de l'angleterre.

 

On doit pouvoir dire "j'aime mon pays" et en même temps : "c'est un pays comme les autres". Et c'est ce que Zadie Smith attendait d'Obama.

 

En même temps, quand on est de la cité des rêves, il faut bien s'attendre à être souvent paumé... Comme dans ce week-end aux Oscars où elle ne parvient jamais vraiment à être présente.

 

Zadie Smith est un écrivain. Mais qu'est ce qu'un écrivain, qui est d'abord un lecteur ? Et la voici tiraillée entre deux de ses admirations aux positions antagonistes : Vladimir Nabokov et Roland Barthes. Pour Nabokov, seul l'auteur compte. Pour Barthes, il n'y a que de la lecture. Ces deux positions reflètent un net désaccord philosophique. Pour la nouvelle critique française, très influente dans les années où Zadie Smith a étudié la littérature, il n'y a pas vraiment de Vérité. Nabokov, lui, pense qu'on peut et doit l'approcher. Evidemment, comme étudiante, Mme Smith a été flattée par le pouvoir de lectrice-productrice que lui donnait Barthes. Mais en tant qu'écrivain, elle veut reprendre le pouvoir.... Ici encore elle essaie de dépasser le clivage : "je sais que je lis surtout pour me sentir moins seule, pour établir un lien avec une conscience extérieure à la mienne. Ainsi, je me retrouve à croire tant bien que mal à la difficile collaboration entre le lecteur et l'écrivain".

 

L'important c'est donc l'avenir. Et quel est l'avenir du roman anglo américain ? La question ne peut que la préoccuper. Elle s'irrite ainsi d'une tendance à s'enfoncer en soi, qu'elle décèle dans la production romanesque : "les temps sont durs pour les anglo américains de gauche. La seule chose en laquelle il nous reste à croire, c'est nous".  D'où un paradoxe: tout traiter de manière littéraire, esthétiser les objets... Un réalisme anxieux. "Les choses du monde nous arrivent-elles vraiment comme ça, enguirlandées d'élégances langagières désuètes ?". Mais il y a aussi des romans encourageants, sans complaisance, héritiers de toutes les remises en cause du vingtième siècle, mais capables d'autodérision. Des romans nés de l'échec du roman, mais qui le savent et jouent avec.

 

Si Zadie Smith prend on ne peut plus au sérieux sa vocation d'écrivain, elle en a une vision très concrète, pratique. Elle en parle avec une fraîcheur et une simplicité déconcertantes. Ainsi donne t-elle dans un essai un cours d'écriture du roman particulièrement savoureux, fondé sur des tas de petits conseils. Elle dit faire partie de l'école du "micro management" qui se lance sans plan, les vingt premières pages étant cent fois révisées, et le reste du roman en découlant tout naturellement. Elle est aussi de ceux qui lisent beaucoup pendant qu'ils écrivent, sachant leur dette à la littérature, et trouvant dans l'exemple d'autrui un bon remède contre la complaisance. Elle conseille aussi, après avoir écrit, d'avoir la patience d'être lecteur. C'est à dire d'enfermer son manuscrit et de le relire bien plus tard. Et bien d'autres "trucs".

 

L'Afrique la préoccupe, à travers la négritude. Et son récit d'une semaine au Libéria accompagnant l'ONG Ofxam est un superbe témoignage, pesant d'abattement et de désespérance sans pathos, intégrant une vision politique lucide (notamment sur le rôle de Firestone, la multinationale qui vient y trouver le caoutchouc).

 

Il y a la Zadie Smith fille des écrans. Et folle de cinéma. Qui a dévoré, fidèle à sa liberté,  le cinéma californien de la grande période glamour. Elle nous livre de beaux essais sur K Hepburn, Greta Garbo. Hepburn, en qui elle voit une irréductible. Garbo, fascinante aussi par sa singularité.

 

Zadie Smith a tenu une chronique journalistique cinéphile pendant une saison, avec consigne de ne voir que des films mainstream. Elle nous livre des analyses décalées, jetant son regard de romancière sur ces films, sans préjugé, gardant quelque chose de ses goûts d'adolescente admirative aussi, familière avec le cinéma populaire. Sa chronique cruelle de "mémoires d'une geisha" est très drôle. Son long article sur "munich" de Spielberg (qu'elle n'a pas honte d'admirer, comme une fille du peuple) lui permet de revenir à sa préoccupation pour le dépassement des oppositions stériles. Elle n'est jamais caricaturale en tous les cas, mais subtile, intelligente et capable de drôlerie : pour Johnny Cash (dans "walk the line"), "Whiterspoon à elle toute seule est un programme de désintoxication". Elle dit aussi son admiration pour Clooney et notamment "Syriana" qui représente enfin un film américain prenant l'étranger au sérieux. Adolescente toujours, elle s'enflamme pour "V pour Vendetta" qui malgré ses faiblesses dit à la jeunesse qu'il est possible de se révolter.

 

Quel puit de richesse que cette jeune femme. A vous rendre optimiste. En tout cas vous laissant un large sourire, fraternel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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