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8 septembre 2012 6 08 /09 /septembre /2012 17:25

consumeriste3.jpgJe n'essaierai pas forcément de vous persuader de lire "Capitalisme, désir et servitude (Marx et Spinoza)" de Frédéric Lordon...

 

Il est des moments où la machinerie technique dingue qui vous envahit et vous condamne à l'hétéronomie, mais encore votre boulot et vos enfants vous laissent hors de l'hébétude. Vous avez alors plutôt envie de vous farcir un polar scandinave bien ficelé de chez Actes Sud, et qui vous en blâmerait ?

 

Mais reconnaissez qu'il est encourageant de voir que se publient encore des essais où l'on démontre que l'oeuvre de Spinoza est précieuse dans la mesure où elle vient combler un manque chez Marx : l'absence de pensée anthropologique conséquente. Qu'est ce que l'Humanité pour Marx ? Il n'a pas eu le temps d'y répondre autrement que par quelques formules alors que c'est essentiel pour saisir pourquoi le capitalisme dure, et afin d'entrevoir un autre avenir possible.

 

(Tant que l'on trouvera du temps, des gens et de l'argent pour s'intéresser à ce genre de bizzareries, on pourra penser que notre espèce dispose des ressources à mobiliser pour éviter le pire. Il y en a qui sont navrés par la gratuité des actes, moi elle me réjouit.

Bon, pardonnez-moi, mais en ce moment je creuse résolument mon Spinoza, et je m'aventure donc sur ces contrées arides et isolées. Jusqu'à où et pour quoi faire ? L'avenir le dira.)

 

La pensée de Marx est une pensée des structures. La société y est appréhendée comme un mode de production (le nôtre, au cas où vous seriez distrait, c'est le capitalisme). Mais Marx ne dit pas à quoi fonctionnent ces structures, ces forces productives et ces rapports de production. Quel est leur carburant en somme ? Pourquoi nous y engageons-nous avec zèle ? Il n'a pas eu le temps d'aborder ces contrées, c'est qu'il était très pris quand même, à sa décharge...

 

Spinoza, philosophe des passions par excellence, permet d'aider Marx à avancer. Il nous apprend que ce sont les affects qui mettent en mouvement tout cet échafaudage.

 

Pourquoi donc aller chercher Spinoza pour aider son copain matérialiste Karl ? Et bien pour nous aider à comprendre pourquoi la domination perdure. Pourquoi les dominés participent de leur domination. Pourquoi, comme l'a dit Pierre Bourdieu à travers son concept phare de "violence symbolique", les opprimés acceptent leur oppression, et y participent aussi.

 

Rendre les gens contents de leur sort d'exploité est selon Fred. Lordon "l'une des plus vieilles ficelles de l'art de régner". Et on ne le contredira pas. Des zélés, des satisfaits de leur humiliation, on en croise tous les jours. Machiavel les connaissait bien déjà.

 

Un des concepts essentiels de la pensée de Spinoza, c'est le "Conatus", c'est à dire cet effort dans lequel tout être essaie de pérséverer dans son être. C'est le désir comme vie et la vie comme désir en somme. Exister c'est désirer. C'est pourquoi prosaïquement on dit que l'on "se sent vivant" quand on désire de manière aigue. (Recevoir des lettres d'amour où l'on vous dit "bibiche, je me sens vivant auprès de toi", ça doit quand même être très agréable. )

 

Dans cette perspective, la fameuse "servitude volontaire" du génial La Boétie ne saurait exister si on la considère avec précision dans les termes. Il n'y a que la servitude à ses propres passions, celles-ci pouvant nous conduire (tout est inscrit dans une chaîne de causalité chez Spinoza) à être serviable. On ne peut pas être esclave de soi-même, au corps défendant de ses passions. Si on est esclave, c'est d'autrui. Sinon, on répond à ses propres passions, malheureusement pour soi parfois.

 

La force du capitalisme contemporain, c'est d'être un "régime des passions", en l'occurence un régime qui sait faire prévaloir le désir pour l'argent, et de ce fait le désir d'emploi. (Celui qui a compris cela, ce lien entre l'appétit pour la marchandise et pour l'argent en lui-même, et l'adhésion au capitalisme, c'est le candidat Sarkozy en 2007. Celui qui clamait "travaillez plus pour gagner plus".)

 

Bien évidemment, les passions tristes jouent aussi un rôle très important. Le capitalisme est un régime de peur. Peur d'être licencié, placardisé, éliminé de la vie sociale... Régime de peur d'autant plus efficace que comme l'avait justement dit La Boétie (ou plus tard Norbert Elias quand il étudie la division du travail social), la violence se diffuse à travers des chaînes de dépendance, et qu'il est très difficile de s'en extraire, chacun étant dépendant de quelqu'un d'autre. On ne comprend pas ce qui s'est passé dans plusieurs entreprises où le suicide a poussé comme chiendent, on ne saisit pas ces institutions publiques et privées maltraitantes à souhait si on ne voit pas cette difficulté à résister à cette violence répercutée.

 

Mais le capital ne joue pas que sur la peur. Dans sa forme de société de consommation, il promet des occasions de "joie" (mot spinoziste par excellence) et les étend sans limite.

 

Le capitalisme vise à dessiner un être humain nouveau guidé par certaines de ses passions : le consommateur. Et avec grand succès. Pour imposer le travail le dimanche, par exemple, il fait appel au consommateur pour subsumer le travailleur. Et il y parvient. Cette alliance (mensongère me semble t-il, car les promesses ne sont pas tenues) entre le capital et le consommateur- jouisseur est éclatante en Europe, tout le droit européen reposant sur le droit de la concurrence (au profit supposé du consommateur) et ignorant ainsi le droit social. Ainsi notre jouissance de consommateur de télévision en HD se paie t-elle de la brutalité à l'encontre du salarié du centre d'appel. Et chacun de nous est furieux et désagréable quand au bout d'une heure ou deux il parvient à parler, à deux heures du matin, à un salarié pressuré dont la parole sera enregistrée et disséquée par son contremaître. En nous la passion consumériste a étouffé le frère humain, le citoyen, le travailleur solidaire.

 

Le désir marchand est le meilleur outil de discipline. Lordon prend l'exemple de l'emprunt sur 25 ans pour obtenir propriété et appartement de cachet, qui attache un jeune couple à son statut salarié et à la nécessité de bien travailler sans trop se rebeller....Belle explication de la force de la social démocratie dans nos pays.

 

Au temps de Marx, l'"aiguillon de la faim" rivait le travailleur à son poste de travail. Aujourd'hui c'est encore le cas, car le rapport capital/travail est un rapport de dépendance fortement déséquilibré. Le travail doit quotidiennement se reproduire pour vivre. Dans la division du travail, il est totalement dépendant de l'accès à l'argent pour survivre. Il est donc condamné à entrer dans le jeu du capital. Le capital, lui, peut se permettre d'attendre, de suspendre l'investissement. Les libéraux mentent quand ils mettent sur un même plan l'offre et la demande de travail. Le capital propose des emplois, un pistolet sur la tempe du travail. Mais si cette menace de la faim perdure, elle se double d'une instrumentalisation de nos désirs diablement efficace, à travers la publicité, l'injonction à l'achat et au crédit.

 

Spinoza nous permet de comprendre la logique du capitalisme de notre temps et cette soif d'illimité qui le caractérise. Le conatus capitaliste ne rencontre que peu de résistance depuis la chute du mur de Berlin et depuis qu'il a imposé un nouveau rapport de forces à travers la mondialisation dérégulée. Lorsqu'un désir avance sans rencontrer de résistance, il avance encore. Seul un autre conatus peut s'y opposer. La raison n'y suffit pas. Une passion doit s'opposer à la passion.

 

Le désir capitaliste poursuit la chimère de la liquidité absolue (ce qui peut se liquider rapidement, c'est à dire se vendre, s'abandonner, comme pour une délocalisation, un titre boursier, ou un licenciement). La flexibilité totale si l'on préfère. Rien ne doit obliger à la stabilité d'un investissement. Tout doit donc être dérégulé, dérèglementé. La stabilité et l'engagement, voila les ennemis. C'est pourquoi le modèle indépendant de l'artiste, qui travaille "au projet", sans attache durable, est souvent cité en exemple par le capitalisme ("Le nouvel esprit du capitalisme" de Boltanski et Chiapello fut un ouvrage de sociologie essentiel pour discerner cette tendance, qui personnellement a ouvert mes yeux). Mais c'est une contradiction dangereuse, car le travailleur incité à l'indépendance peut refuser toute subordination.

 

(A mon sens, l'on voit beaucoup d'auto entrepreneurs imposer justement leur liberté relative par refus de jouer le jeu de l'entreprise capitaliste et de sa logique de pouvoir. C'est dans ces milieux aujourd'hui que l'on trouve beaucoup d'hommes et de femmes épris de respect et de liberté.)

 

Afin de rendre le salarié encore plus productif, de le rendre complice de sa violence, la capital a produit des passions joyeuses dans le monde du travail : l'"épanouissement", la "réalisation de soi", l'attachement à l'entreprise ou au chef. Les entretiens d'embauche visent de plus en plus à sélectionner le candidat, justement, à partir de ses désirs. "Que veut ce type vraiment ?", c'est la question que le recruteur se pose. Le futur salarié doit entrer dans la communauté de désirs de l'entreprise qui l'embauche

 

C'est cette place fondamentale du désir qui peut nous permettre de comprendre pourquoi certains travaillent douze heures par jour alors qu'ils n'y sont pas tenus, pourquoi il y a des candidats au burn out. Le travail n'est pas que l'accès aux biens marchands, il est aussi le lieu d'expressions d'autres passions. Ces passions utiles au capital, le salarié doit les prendre pour les siennes, et non pour celles du système économique.

 

Il s'agit bien, comme l'a dit lui-même Spinoza à propos du pouvoir politique, de "conduire les hommes de façon telle qu'ils aient le sentiment, non pas d'être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur propre décret". Esclave de sa passion, elle-même manipulée par d'autres, tel est le sort de l'humain contemporain.

 

Que retirer de cet apport de Spinoza à la pensée de gauche au fond ?

 

Il me semble d'abord, mais ça devrait aller sans dire, l'utopie d'une société sans classes qui serait purifiée de tout choc des passions est bien une utopie irréalisable. Car l'humain est un être de passion, un désir qui persévère. Ceci explique sans doute beaucoup les échecs des révolutions du vingtième siècle. De nouvelles oppressions sont nées rapidement, car rien ne s'opposait aux passions de la nouvelle couche ou classe dirigeante. Le contre-pouvoir, l'Etat de droit, sont incontournables pour préserver la liberté.

 

Ensuite, il est besoin de passion, d'insubordination, de colère et de révolte, pour s'opposer à la passion capitaliste : le désir argent dévorant. Sans cette passion de l'égalité, du changement social, toute politique qui prétendrait à faire reculer l'impérium du capital serait mensongère.

 

Enfin, l'humanité ne pourra aborder sérieusement la construction de son avenir que libérée peu ou prou de l'emprise du consumérisme. Le désir de marchandise condamne à l'immobilisme, à l'acceptation de tout tant que l'espoir d'achat est au bout. La publicité partout, tout le temps, tel est l'ennemi d'une gauche de transformation.

 

Tout ce qui crée des espaces délivrés ou largement autonomes de la logique marchande (la culture en particulier, le service public, l'association) est une résistance au capitalisme. Que se passera t-il si cet espoir de marchandise s'effondre, comme cela se dessine en Grèce ou en son temps en Argentine ? Là est une autre question.  Nous pourrions être nombreux à y être confrontés. Alors l'aiguillon marchand serait inefficace, et nous serions comme des drogués en manque. Très vite, c'est la capacité même à reproduire la force de travail qui peut être menacée, comme en Espagne aujourd'hui.

 

Alors le capitalisme serait mis en question, sérieusement. Il serait ainsi tenté, comme dans le passé, et continuellement d'une certaine manière (songeons à la carcéralisation de nos sociétés) d'obtenir notre obéissance par le gourdin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Blog(fermaton.over-blog.com).No-8. - THÉORÈME SANDWICH.- La structure de la pensée.
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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