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28 mars 2014 5 28 /03 /mars /2014 17:09

Drieu-la-R.jpgAvant d'être terre d'expérimentation de l'ultra libéralisme et aujourd'hui d'une nouvelle tentative progressiste passionnante, le continent américain l'a été du fascisme. Parfois, les deux ont saccagé des pays main dans la main, comme dans ce Chili que connait bien Roberto Bolano. Le fascisme n'est au départ, avant de parfois prendre une relative autonomie et de donner cours à ses plus vastes horreurs, que le viatique politique d'une classe dominante à qui la démocratie, forme parmi d'autres dans laquelle elle peut couler sa reproduction, n'est plus commode.

 

 

 

Avec "La littérature nazie en amérique", il démontre son caractère d'écrivain hors norme.

 

Bolano a apporté à la littérature de son siècle une véritable pierre unique. Il sait faire des choses que l'on ne saurait lire sans lui. C'est ainsi que Roberto Bolano mérite ardemment sa place dans le coeur de tout grand lecteur contemporain.

 

 

Le fascisme a été l'ennemi intime de Bolano, jusque dans sa chair. Et ici, dans un exercice de jubilation sombre, il s'en venge et nous en venge, déclenchant chez le lecteur (enfin votre serviteur) des rafales de rires meurtrières, car nourries dans le dégoût méprisant de ce produit empoisonné qu'est la peste brune..

 

 

L'écrivain nous propose une espèce d'encyclopédie imaginaire de la pseudo littérature nazie en amérique, composée de dizaines de biographies scabreuses d'auteurs fictifs, censés avoir vécus entre le début du XX eme siècle et les vingt premières années du XXIeme. 

 

 

Le ton est froid, descriptif, sans aucune espèce de jugement moral. L'auteur y adopte cette tonalité objective, distanciée, de l'encyclopédiste. Cette objectivité est ainsi surexposée de facto de manière critique, par l'absurdité du projet qui ressort. L'on ne saurait parler de fanatiques comme de poètes de l'académie florale, et pourtant si l'on s'en tient à l'art pour l'art c'est ce qu'on peut commettre.

 

 

L'euphémisme objectiviste manifeste justement de manière drôlatique les défauts des personnages. Ainsi dire à propos d'une oeuvre qu'elle "a connu un succès inégal et fréquemment inexistant", alors que le propos essaie de prendre au sérieux les auteurs décrits et de les respecter, c'est justement souligner la nullité de l'audience de l'auteur, derrière la courtoisie du chroniqueur de sa vie.

 

 

Bolano se moque aussi de la banalisation, de la connivence. Sans doute d'un milieu littéraire incapable de se dégager de critères esthétiques à la dérive, et qui oublie simplement l'horreur de ce que l'on peut raconter. La chair brûlée derrière les livres. Les fans de Louis Ferdinand Céline, qui s'ébaubissent devant "d'un château l'autre", en prennent pour leur grade. Ils oublient ce que signifie la présence de Céline dans ces châteaux.

 

 

Bolano nous livre une galerie de portraits hautement sarcastiques. Dans ce milieu littéraire fictif, qui finit par produire un tableau cohérent avec des dynasties, des réseaux de revues, des chaînes d'influence, les auteurs sont autoproclamés, prétentieux et verbeux, inconstants et ronflants. Ils sont pour beaucoup border line ou carrément aliénés. La plupart sont grossièrement mégalomanes (notamment un personnage très risible qui écrit des "réfutations" systématiques de tous les auteurs des lumières, énormes ouvrages publiés à compte d'auteur).

 

 

Pour certains, ce sont les enfants d'une classe dominante pourrissante qui plongent en écriture pour emplir des vies assurées d'avance, ne produisant jamais rien de positif pour la société. La grande culture de Bolano permet de voyager partout, de lier des phénomènes hyper disparates, de circuler du global à l'infime détail, dans un dédale d'aventures absurdes, bien à l'image du XXeme siècle. 

 

 

Surtout Bolano saisit le fascisme comme cet attrape tout particulièrement pervers qu'il est . Ces gens jouent de tous les registres, n'ont aucun souci éthique de cohérence, leurs seules pulsions les occupant. Ils peuvent ainsi tout aimer, sur un coup de foudre, aller et venir, tomber amoureuse d'une trotskyste et se suicider pour elle comme une des personnages hilarantes du livre, touchée d'un coup de foudre pour une femme pour la première fois, lui déclarant sa flamme et se voyant rétorquer que c'est impossible parce que "moi je suis trotskyste et vous êtes une facho de merde", ce qui ne décourage pas la fasciste ni ne la vexe.

 

 

Ils sont là, partout, car ils peuvent se fondre sans même vraiment se cacher . Ils sont n'importe où, ça ne pose souci que lorsqu'ils sont beaucoup trop francs.  Bolano a du être frappé (il écrit ce livre en 1996) par la présence des tortionnaires dans la société sud américaine, amnistiés par accord politique lors des transitions démocratiques. Vivre avec des gens qui trouvent que c'est normal de liquider des millions de personnes parce qu'elle sont nées, ce n'est pas rien.

 

L'oubli a raison de tout aussi.

 

 

Bolano illustre ici une fonction alchimiste de la littérature : créer un monde qui nous soulage de nos peines, ou du moins les transforme en formes jetées à l'extérieur de nous, et communicatives.

 

Ici on transforme les fascistes en jouets que l'on tripote, déchire, avec lesquels on s'amuse autant que permis (puis on les oublie, et franchement ils le méritent). Ils vivent tout un tas d'avanies, ont droit à des fins de vie atroces et solitaires, connaissent la douleur de la décadence, et défilent devant nos yeux dans des atours pompeux et ridicules.

 

 

Nous n'avons pas le temps de pénétrer en eux très longuement (ces biographies sont très factuelles, l'agitation stérile y prévaut), car de toute façon ils sont écoeurants et au bout d'un moment leur saleté les rend indignes d'intérêt, alors on va voir ailleurs. On leur joue tous les tours et vraiment ça soulage.

 

 

"La littérature nazie en amérique" tient du tragico ludique exorciste, un genre tout à fait original... Bolano le mage pousse jusqu'à réaliser des annexes avec une longue bibliographie et une liste de notices biographiques complémentaires.

 

J'ai personnellement beaucoup ri.

D'un rire cruel certes.

D'un rire hostile.

 

 

Ces gens existent. Nous vivons auprès d'eux, dans une société française où leurs héritiers atteignent des scores électoraux effarants. Nous finissons par l'accepter, nous l'avons en réalité accepté. Ils rigolent avec les autres dans les talk shows, et on finit par oublier que leurs opinions sont des couteaux sanglants. Ils sont dangereux et leur banalité n'est que circonstantielle. Bolano est aussi dur à notre égard, qui les laissons évoluer à leur gré, et sommes disposés à tous les relativismes mondains et snobs, qu'à leur attention.

 

 

A la banalité Arendtienne du mal, Bolano ajoute le grotesque du mal. Pour notre grand plaisir, pour notre rire libérateur.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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