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28 novembre 2019 4 28 /11 /novembre /2019 02:25
Le faux comme moment du vrai ? « VOIR (les enseignements d’un sorcier yaqui) – Carlos Castaneda

« Voir » (Les enseignements d’un sorcier yaqui) est un des livres de Carlos Castaneda écrit après contact, d’après auteur et éditeur, des sorciers mexicains, d’un sorcier, un « brujo » en particulier.

Castaneda était un ethnologue étasunien mais son livre n’est pas un livre d’ethnologie, d’abord au sens où il ne comporte aucune dimension analytique. C’est un récit pur et simple d’une plongée.  Rendue possible car le sorcier pressent que « Mescalito » (un esprit important) tient à ce que l’ethnologue soit guidé vers lui.

On peut se demander longuement ce que le récit emprunte au roman.  Ce retour vers l’indien qui l’attend tranquillement est en effet étrange. On ne sait pas comment vit l’ethnologue, il va et vient. Tout cela paraît détaché du temps. Peut-être que ce livre est tout aussi ethnologique que « Vendredi et les limbes du pacifique » ?

Cette discussion sur la réalité des récits de Castaneda sera sans doute sans fin tant qu’il sera réédité, et personne n’a rien pu prouver sur le niveau de véracité de ces livres (et d’ailleurs sur la signification des expériences qu’ils relatent).  Castaneda n’analyse pas, mais il ne juge pas non plus; il n’assène rien, il ne joue pas le maître mystique, il ne vante pas des découvertes, et il laisse bien des incertitudes ouvertes.  Ce qui le place du côté de l’ethnologue, indiscutablement.  Une ethnologie littéraire ? Une littérature ethnologique ? Qui ne disent pas leurs noms. D’où la fascination, bien entendu, qui en ressort.

On prétend  parfois que c’est un mauvais écrivain qui a trouvé un stratagème pour vendre des livres quand même. Pour ma part je trouve qu’il nous livre une expérience, et qu’il ne ferme rien. Et c’est un beau livre, fluide, qu’on n’a pas du tout envie de lâcher. Mais c’est vrai, personne n’a pu rencontrer « le’ sorcier principal qui initie Castaneda. Pour un charlatan, il est très habile. Un charlatan « boucle » plus volontairement ses histoires il me semble. Donc nous avons là un grand malin, tout au moins, ou de surcroît. Castaneda, en plus, ne cesse lui-même de se mettre à distance de ce qu’il vit. Il en raconte les détails, mais il n’est pas affirmatif sur ce qui se déroule. C’est d’autant plus crédible. Mais d’autant plus habile ?

Est-ce que tout cela n’est pas une reconstruction de savoirs, est ce que le sorcier n’est pas l’amalgame de plusieurs chamanes, voire de tous les chamanes, voire une macédoine de maintes spiritualités ? 

Est-ce que ces récits n’illustrent pas une richesse culturelle et spirituelle, par la méthode allégorique ? Il en sait tellement, en effet. C’est possible, en effet, mais ce serait alors virtuose. Car il y a une vraie relation entre le sorcier et l’ethnologue. Elle est touchante. Les romanciers savent opérer cela.

Je suis convaincu par Nietzsche quand il dit que la réalité est une question de point de vue. Michel Foucault le démontre brillamment dans « Les mots et les choses« , aussi, et la physique quantique ne dit rien de différent. Pour voir différemment, on doit faire taire quelque chose en soi. Des croyances. Des ruminations. C’est ce que dit simplement le sorcier yaki.

Je suis convaincu, aussi par Paul Feyerabend, scientifique hétérodoxe, quand il dit que « tout peut marcher » pour accéder à une forme de vérité, nous le sentons, nous qui regardons une fiction de cinéma, rêvons, ou écoutons une chanson.

Les sorciers yaqui accèdent sans doute à une forme de vérité, en fumant du peyotl et par d’autres pratiques, mais ils sont les seuls à emprunter ce chemin et à voir la vérité sous cette forme.  Sous les yeux d’un sorcier yaki nous ressemblons à des œufs lumineux munis de fibres lumineuses géantes dont nous pouvons nous servir.

Aussi, éradiquer ces cultures, comme la machine occidentale y a pourvu, est une perte terrible pour l’humanité, comme à chaque fois qu’on massacre une culture, qui est un point de vue sur la vérité.

J’aime la posture ethnologique de Castaneda, c’est à dire l’humilité, s’en remettre à son interlocuteur, l’absence de préjugé. C’est de cette manière que Castaneda procède avec Don Juan, sorcier Yaqui. Même s’il n’existe pas.

Dans « Voir », Castaneda, encore jeune homme, relate son second séjour régulier, supposé, auprès de Don Juan, en 1968, après avoir abandonné son initiation des années auparavant, suite à quelques effrois. Il va s’y remettre, et cette fois ci parvenir à franchir quelques caps. Rencontrer « le gardien » d’un autre monde, son « allié », et finalement, « voir », soit se mettre en demeure de vivre comme un guerrier, car quand on voit on entre en un nouveau territoire lucide mais dangereux.

Il revient en Arizona semble t-il avec le premier livre qu’il a écrit, mais Don Juan s’en fiche. Don Juan considère que penser est une perte de temps. D’ailleurs, la grande capacité du sorcier, soit « voir », ce que le peyotl favorise grandement, ne s’explique pas. Cela se vit. On est aveuglé et maladif de trop penser. Cela, les contemporains ne le savent que trop. Don Juan va passer beaucoup de temps à le sortir de la gangue de la raison, pour qu’il puisse simplement, vivre les expériences. Cesser de tout vouloir expliquer, c’est une possibilité, qui en ouvre d’autres. Chez nous on appelle cela obscurantisme, ailleurs on dit « Voir », et cela nous raccorde tout de même aux premières manifestations de la vie religieuse, soit à un long acquis, qui n’est tout de même pas à prendre à la légère.

Le livre est le récit des expériences de Castaneda, et de sa relation riche et belle,, supposée réelle, avec Don Juan, et une ou deux autres sorciers. L’ethnologue donne de sa personne, semble t-il, jamais il ne se cache d’être un ethnologue, il prend des notes, il pose des questions. Manifestement, il manque de perdre sa vie au moins une fois. Les expériences qu’ils narrent sont déconcertantes et la narration est à la fois limpide, belle, imprégnée. Parfois on a réellement peur pour lui. Castaneda veut la Vérité, oui, mais on sent qu’il n’est pas là que pour ça. Comme tous les ethnologues. Il cherche dans une autre culture ce qui pourrait le guérir des mutilations de la sienne. Le livre n’est pas une mythification de la drogue. D’abord, au vu des symptômes, on ne l’envie pas… Mais en plus on comprend que la drogue n’est qu’un auxiliaire.  Les sorciers s’en passent, d’ailleurs, une fois sorciers. Comme on se passe de médicaments psychotropes une fois guéri.

J’aime beaucoup de choses chez ce Don Juan dont on ne sait s’il vécut ou s’il est une reconstruction. Car malgré ses idiosyncrasies, il rejoint bien d’autres sagesses. Quand il dit que tout est égal et que le sorcier sait que le monde est folie, mais « folie contrôlée », car on doit bien vivre, on dirait un stoïcien. De même quand il décrit la mort comme dissolution dans le cosmos. Quand il théorise la vie comme une vie de guerrier il parle comme un samouraï: Quand il dit « vois » et cesse de « regarder », il nous enjoint à faire plutôt qu’à penser à faire.

Il dit aussi que la vérité est dangereuse, sans cesse, regarder son « allié’ de près, ou certains esprits, est dangereux.  Savoir n’est pas neutre. Savoir vous expose. Il rappelle ici encore Nietzsche qui alerte sans cesse sur le danger de la vérité. Ne regarde pas trop au fond du trou, tu pourrais y tomber.

Mais finalement c’est la question que pose toute spiritualité…. Est-ce allégorie ou haute réalité ? Et Castaneda ne referme pas le livre des questions. Il présente une forme de spiritualité, parmi d’autres, et connectée au plus profond passé. Castaneda était peut-être un narrateur doué mais chafouin. Doué, alors. Car on vibre avec ce duo. La thèse du « mauvais romancier » déguisé en ethnologue ne tient pas, en tout cas. On aurait alors un ethnologue, un vrai, car il y a semble t-il un vécu, de l’expérience humaine, qui n’est pas que de bureau. Il n’y a pas que du puisé dans les manuels, et un romancier qui sait transformer tout cela en récit qui élargit l’audience au delà des spécialistes de l’ethnologie. Castaneda a sans doute, tout au moins, rencontré des indiens yaquis.

Mais à dire vrai je n’en sais rien, Castaneda m’égare, comme Don Juan l’égare fréquemment. Et une des leçons est que nous ne savons rien. Mais que nous pouvons chercher. Ce n’est pas très moral, certes, de nous raconter des sornettes. Mais on nous en a raconté bien d’autres… Pour nous donner accès à des spiritualités. Peut-être que Castaneda, pour sauver la vision chamanique, a t-il décidé de procéder de la sorte.

C’est en tout cas une littérature, ou une ethnologie, ou bien plus probablement les deux…. Absolument uniques en leur genre. Ce qui vaut évidemment le détour.

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20 octobre 2019 7 20 /10 /octobre /2019 01:47
Griffe sur le monde - Croire aux fauves, Nasstaja Martin

Je connaissais Nasstasja Martin pour avoir lu à sa parution son très beau livre d'anthropologie sur l'Alaska, "Les âmes sauvages", où elle restituait les leçons apprises auprès d'un micro peuple animiste, tout en montrant comment ce peuple, mais aussi tout un monde, le premier exposé au réchauffement, montraient les voies d'une adaptation possible à la catastrophe en se réinventant (voir critique dans ce blog).

 

J'avais appris dans ce livre à mieux mesurer le conflit non verbalisé entre un environnementalisme occidental toujours fondé sur la séparation nature/culture (tout en renversant la logique de la sur consommation) et le rapport à la nature des peuples animistes parfois cités et admirés, dont la culture, aussi, est de plus en plus reformatée pour être commercialisée dans l'économie florissante du bien-être. Cet animisme réel est en effet, à maints égards, aux antipodes de la verdôlatrie moderne et du mouvement néo beatnik qui influence tellement les couches éduquées urbaines occidentales. Les animistes tuent, parfois en masse, parce que le temps leur impose de tuer d'un seul coup, et ils remercient les bêtes de les nourrir. On est loin du nihilisme platonicien qui s'ignore des anti corridas. 

 

Je ne savais pas, en lisant "Les âmes sauvages" ce qu'il était arrivé juste après cette immersion à la jeune trentenaire, disciple de Phillipe Descola, un anthropologue français très influent aujourd'hui  qui a beaucoup œuvré pour le dépassement de la pensée opposant nature et culture en montrant qu'elle n'a pas grand sens pour l'humain (toujours culturel, donc toujours naturel puisque plongé dans sa culture depuis son âge de nature). Nasstaja Martin travaille dans ce sillon là. Après avoir longuement étudié le monde animiste en Alaska, elle est ensuite passée de l'autre côté du Détroit de Béring, et s'est fondue dans la vie des Evenes, peuple russe de l'Est (Kamtchatka, un coin dédié aux essais militaires)., lui aussi animiste. Là, elle a subi un grave accident, auquel elle a survécu presque miraculeusement : elle a été attaquée par un ours, ou plutôt elle a rencontré un ours, et ils se sont battus, elle avec son piolet, lui en croquant littéralement sa tête. Rien de moins.

 

Il y a de drôles de hasard. J'ai tout de même peu lu d'anthropologie, mais j'ai lu le premier livre de N. Martin il y a trois ans. Il se trouve que je suis fasciné par les ours depuis toujours, il y en a d'ailleurs quelques uns à une heure et demie de chez moi, qui seront sacrifiés sur l'autel des conflits symboliques non purgés entre la paysannerie de montagne et un monde urbain qui l'humilie, l'ours servant de terrain d'affrontement. Mme Martin a donc, par sa quatrième de couverture de ce second livre réveillé mon souvenir du personnage mi ursulin de l'Hôtel New Hampshire de John Irving. Mais dans ce récit, c'est une autre version de l'amalgame avec l'ours que j'ai trouvée, beaucoup plus en phase avec ce que j'avais lu dans "Les âmes sauvages".  Je suis d'origine slave. Avec son histoire Mme Martin dont l'oeuvre débutante avait éveillé mon intérêt ne pouvait que l'accroître.

 

L'accident a permis à N. Martin de mieux comprendre ce qu'elle cherchait et ce qu'elle avait trouvée, toutes ces années. Ces temps ensommeillés de la convalescence lui ont permis de réfléchir, aussi, au rêve, à la lisière entre pensée occidentale et pensée animiste. Mme Martin est un être de la lisière, c'est cela qu'elle cherche, et c'est là qu'elle a trouvé l'ours. D'un côté de la frontière il y a la psychanalyste qui interprète les rêves, de l'autre l'amie Evene qui leur donne un sens cosmologique particulier. D'un côté le chamane est un passeur, de l'autre c'est un psychotique. Et Mme Martin est-elle devenue un peu dingue après le choc avec l'ours, ou bien à force d'errer sur les lisères, un peu chamane ?

 

C'est le récit de cet accident (on lui souhaite d'ailleurs d'avoir au mieux récupéré, éliminé les marques profondes, physiques et psychiques de la rencontre), sa maturation, ses suites, qu'elle raconte, dans un récit littéraire, mais pas vraiment éloigné de l'anthropologie, en continuité avec ses réflexions sur l'animisme, qu'elle publie sous le titre "Croire aux fauves". Mme Martin, impressionnante d'intelligence et de culture pour son âge, possède l'étoffe, on le sent, d'une très grande ethnologue. Elle le sera sans doute si l'on s'intéresse encore demain à ce pan des sciences sociales, ou aux sciences sociales tout court. On a l'impression parfois que l'avenir sera réservé à un mix de dite science de gestion ou de management, et de neuroscience. L'une des qualités du chercheur en sciences sociales est de savoir écrire, et nous savons déjà qu'elle la possède, avec ce récit à la fois intime et réflexif.

 

Après son grave conflit avec l'ours à l'été 2015, elle est recueillie par les Evenes, puis atterrit dans un vieil hôpital russe, un peu terrifiant, archaïque à certains égards, mais qui la sauve bel et bien, tout en lui disant, à la russe, "Vsio boudet khorocho", soit tout ira bien. On ne va pas s'en faire pour si peu, pensez-donc une tête disloquée par une mâchoire d'ours.

La description du passage dans l'établissement vaut son pesant d'or. Après avoir été sauvé par l'hôpital russe assez loufoque mais heureusement là, l'anthropologue s'en revient en France, après avoir été inspectée par le FSB (une française, qui a passé des années en Alaska, que fait-elle dans le coin ?). Le relais est pris par la Salpêtrière avec des complications. Tout cela est très sérieux, ce n'est pas une égratignure.

 

Que dire aux psys pour lesquels il s'agit d'un trauma, et pas d'un trauma ET d'une expérience ontologique de type animiste pour quelqu'un qui venu de la culture occidentale tente de comprendre de l'intérieur un autre monde de représentations depuis des années ?

 

Parmi les animistes, se dissoudre dans la nature n'est pas folie puisque l'individu ne se sépare pas d'une continuité évidente avec le monde, en Europe c'est précisément la folie que de perdre la sensation de son unicité. Or, il y a eu rencontre, et déchirure. L'ours et la femme se sont rencontrés, et ont échangé leurs sangs, l'ours a arraché des dents de la femme et un petit morceau de mâchoire. Il est donc nécessaire de se reclôturer, de cicatriser. Une agression est un viol. Il s'agit de se désinfecter.

"J’ai juste peur, peur de tout ce qui n’est pas refermé en moi, de tout ce qui s’y est potentiellement insinué. Il y a d’autres êtres à l’affût dans ma mémoire ; il y en a donc peut-être aussi sous ma peau, dans mes os. Cette idée me terrifie, parce que je ne veux pas être un territoire envahi. Je veux fermer mes frontières, jeter les intrus dehors, résister à l’invasion. Mais peut-être suis-je déjà assiégée."
 
 
Mais en même temps que faire de cette expérience qui porte à l'apogée la compréhension de ce sentiment de fusion avec un monde que ressentent les animistes qu'elle a tellement cherché à approcher ?
L'anthropologue repartira, évidemment, là bas. Et elle aura changé aux yeux des autres. Elle sera désormais celle qui a rencontré l'animal mais en est revenue vivante. Elle a regardé les yeux de l'ours, et l'ours a regardé dans ses yeux. Pour les Evenes, c'est son reflet dans les yeux de l'humain que l'ours a voulu griffer.  L'humain est une information terrible pour l'ours. C'est ce qu'il n'est pas devenu. "Mon corps est devenu un point de convergence" dit l'auteure, et les Evene le savent.
 
La cicatrisation a aussi incorporé une expérience indélébile. La rencontre avec l'altérité de l'ours. Et ce corps est le lieu où se croisent la modernité de la chirurgie et la griffe de l'ours. Une frontière. Là où l'auteure voulait précisément se tenir. Et l'interprétation psychanalytique occidentale de la rencontre l'irrite, car l'ours est pour elle un symptôme, bien évidemment, de ce qui se joue chez la victime. Or, c'est ce que l'anthropologue refuse, influencée qu'elle est par le discours animiste. L'ours est aussi un être. Il y a eu rencontre. Et elle pose cette belle question :
"Que s’est-il passé ici, pour que les autres êtres soient réduits à ne refléter que nos propres états d’âme ?". 
 
La question se pose à l'auteure : pourquoi a t-elle cherché l'ours ? Car elle n'a fait que le chercher. Et l'a trouvé. A t-elle cherché une limite qu'elle ne trouvait jamais ? Drôle de choix de vie en effet. Elle songe à Artaud qui réclame que l'Europe s'arrache à son aliénation (j'ai lu récemment le récit d'un écrivain qui part sur la trace d'Artaud au Mexique, et en revient… Catholique - "Au pays des rêves noirs" de Félix Macherez, mi brillant mi pathétique) . Dans ce monde animiste, elle se sent possiblement réconciliée. Il faut juste accepter de suspendre la pensée (ce qui pour elle ne doit pas être évident, car ça pense sacrément en elle).
 
Et ce qu'elle comprend, qui est très beau, c'est que ce n'est pas forcément, comme dirait Deleuze, les histoires à "papa et maman" qui la bousculent et la poussent à vivre ainsi, à aller dans le froid extrême, parmi ces peuples. Mais ce qui la traverse, et que nous pressentons tous...
La catastrophe. 
"J’ai rejoint les Évènes d’Icha et j’ai vécu dans la forêt avec eux pour une raison bien en deçà de celle d’une recherche comparative. J’ai compris une chose : le monde s’effondre simultanément de partout, malgré les apparences."
Pour éviter la catastrophe il faudrait éviter justement, de voir le monde comme un autre monde que le nôtre.  De l'envisager autrement.
 
On ne saurait que conseiller ce singulier et très beau récit, qui mêle profondeur de champ anthropologico politique, et récit d'un parcours où une femme chute et se relève. En renaissant.
 
 
 
 
 
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 mars 2019 1 18 /03 /mars /2019 13:34
L'Autre mystique- Laure - La sainte de l'abîme - Elizabeth Barillé

 

"Mon temps le plus chrétien, c'est auprès de toi que je l'ai vécu"

 

Colette Peignot, à Georges Bataille.

 

Ce n'est pas un roman de Sade, mais une vraie vie, que raconte Elizabeth Barillé, dans un récit très bien équilibré et fluide, psychologiquement percutant, "La sainte de l'abîme", consacré à Colette Peignot, dite Claude Araxe, dite Laure.

C'est ainsi que pour la concernée, Sade était logiquement la voix de la vérité. 

1939, Bataille et Leiris, déposent des manuscrits chez un éditeur sans rien dire de plus. Ces manuscrits sont de "Laure", le nom qu'elle se donna. Ils n'ont pas l'assentiment de la famille pour les publier. Elle est morte à 35 ans. Elle a vécu enfant, tout près de Ste Anne, dans le 14eme, à côtés des déments. Dans une famillle récemment enrichie dans l'industrie de la fonderie. Elle s'appelle Colette Peignot, mais son second prénom est Laure, comme l'aimée morte et pure de Pétrarque qui fascinait le Marquis de Sade. Elle grandit dans une demeure impeccable, peuplée de ses frères et soeur, elle est cadette, de domestiques, d'une mère régnante et d'un père sensible qui cherche à s'oublier dans le travail. Ele reçoit une prime éducation de droite. Il ne faut pas parler aux gens qui ne sont pas de sa condition, et les juifs sont des gens pernicieux, comme ce capitaine Dreyfus.

Colette est pourtant amie avec la femme d'une domestique. Et cette amie se suicide. On ne doit pas pleurer. C'est ici que Laure commence, sans doute, à entrer dans sa propre nuit. 

Elle est gâtée, mais suit une éducation stricte, telle que celle de Simone de Beauvoir la décrit dans ses propres mémoires. Son école corsetée s'appelle, comme un aveu refoulé, "le cours désir". Heureusement il y a la maison de campagne, la nature et la liberté. Et une connivence avec ce père dépressif. C'est une part de bonheur pour la jeune fille. C'est encore le "théâtre bourgeois de l'insouciance" selon Elizabeth Barillé.

 

1914. Fin de l'insouciance. Le père et ses frères sont envoyés à la guerre. Un oncle meurt pendant la bataille de la Somme, d'entrée. Le père de Colette est effondré, et demande à être affecté dans le régiment de son frère défunt, ce qui est suicidaire.  

1915, un second oncle meurt pour la Patrie. Le grand frère de Colette veut aller à la guerre. Père est sur le front. Sa dépression s'envole, et se tranfère, jusqu'au délire, sur la mère de Colette. Et puis le père héroïque meurt. On met du temps à retrouver son corps, qui pourrit dans un no man's land. Colette sent en elle l'abîme s'ouvrir. Mais elle reste froide, de l'extérieur. Elle s'en veut de ne pas souffrir assez. Un autre oncle rentre, blessé. Il meurt aussi. Tout n'est que mort. Et théâtralisation de cette mort, visites bourgeoises de condoléances, et gloriole, même, de ces morts. Sa tante meurt aussi. Colette contracte la tuberculose. Elle voisine avec la mort, sans cesse. Et maintenant la souffrance et le fièvre. Elle devient contemplatrice, et développe un monde intérieur, comme d'autres tuberculeux (Barthes).  

 

Il y a un curé, qui fréquente la famille depuis l'avant-guerre, l'Abbé Pératé, animateur de bonnes oeuvres, qui a pris l'ascendant sur cette famille, et encore plus depuis qu'il n'y a plus d'homme, mais une mère aux abois qui lui permet tout. La pandémie perverse des curés fait du bruit aujourd'hui, mais elle leur est consubstantielle. Il se met d'abord à tripoter la grande soeur  puis Colette. La grande soeur vit les attouchements dans la soumission, Colette dans le dégoût. Elle perd brutalement toute foi, dénonce le curé à son frère qui revient du front, puis à sa mère. Les conventions s'effondrent. La mère essaie de marier sa grande avec un ... proche du curé, pour sauver sa vertu. L'aînée tente de se suicider.

 

Pour Colette, toute morale bourgeoise est le mal absolu. Cette morale, c'est la guerre, la mort, la domination, le viol. Le reste de sa courte vie sera tourné contre cela, de la manière la plus radicale possible. Elle commence par lire, pour trouver les moyens de se sortir de cet univers. Gide. Sa correspondance ne parle plus que de désir de brûler la vie, elle lit Nietzsche qu'elle s'approprie intimement. Elle fréquente un peu le Paris branché de l'époque, via son frère, devenu un peu libertin, de la camelote gentillette pour sa soeur. Elle donne des signes névrotiques régulièrement.

 

Puis c'est la rencontre de Jean Bernier, ami de Drieu. Blessé de guerre, pacifiste, il participe à la revue Clarté, mais il est trop libertaire pour rejoindre le naissant Parti Communiste. Elle tombe amoureuse de lui, et elle n'y pas par quatre chemins :

“ Je veux boire votre sang à votre bouche".

Lui est en crise, avec les premiers doutes sur la révolution dans les années 20, il a besoin de sa fraicheur, elle est inexpérimentée et s'éduque à l'amour. Elle devient révolutionnaire, au grand dam de sa famille. Mais Bernier n'est pas aussi accro. Elle cherche la passion. Celle, proposée, par les surréalistes, lui paraît mièvre, infantile, des jeux de potaches... Comme à Bataille. Mais ils ne se sont pas encore croisés. 

 

Elle erre, Bernier la repousse pour son ancienne compagne, prolétaire. Colette marche, seule, en Corse, en France.  Elle s'isole et elle lit.  Elle retombe malade, c'est la tuberculose qui reprend ses droits semble t-il.  En 1927 suite à une indifférence de Bernier, elle essaie de se tirer une balle dans le coeur. Elle échoue. Elle en sort décidée à s'émanciper encore plus. Elle lit Montaigne, encore, y retrouve l'idée stoïcienne de s'avancer vers la vie, qui est un combat. Elle va contester la part d'héritage que sa mère a mis de côté jusqu'à son mariage...  Elle obtiendra en partie raison. Mais sa maladie la poursuit. C'est le sanatorium, en Suisse. Le flirt avec la mort.

"Colette en a bel et bien fini avec le souci de soi. À présent, elle va tout oser, tout risquer, répondre aux appels les plus sombres, dire oui à tous les fantasmes... Seule la mort est réelle. Tout le reste n’est rien..."

 

Il y a l'épisode Edouard Trautner. Médecin et écrivain allemand. Elle l'a sans doute croisé au sana. C'est avec lui qu'elle glisse vers la débauche, vers le très "hard". On en sait plus sur ses façons que sur celles de Bataille plus tard. Il aime dominer les femmes qu'il habille en bourgeoises, c'est à dire en "chiennes". La haine de la bourgeoisie prend alors une forme à la fois vengeresse, pour lui expiatoire ,et libératoire (vis à vis de la famille) pour elle.  On est déjà en plein Bataille.. L'angoisse de l'horreur se conjure en y plongeant. C'est d'ailleurs ce que conseillent les psychologues : provoquez vos angoisses, elles montent, puis disparaissent d'elles-mêmes. Evidemment, on peut aussi voir dans les pratiques de Colette la contrainte de répétition. Soigner le mal, du curé, par le mal choisi.

Comment ne pas voir l'équivalence avec le mysticisme que l'ancienne chrétienne est censée repoussser, comme son futur compagnon, Bataille ? Qui s'inflige autant de supplices, sinon précisément, les mystiques ? Un mysticisme sans Dieu.

Elle finit tout de même par s'enfuir de Berlin.

 

Elle veut aller à Moscou. Elle rejoint à Paris le Cercle démocratique de Boris Souvarine, où Bernier est présent. Souvarine est une légende. C'est lui qui a rédigé la motion de scission du PC de la SFIO. Il a tout de suite pris le parti de Trotsky sans se rallier à lui, étant critique sur l'évolution du Komintern, alors que Lénine était encore là. En France, il anime un cercle et un bulletin anti stalinien. Il conseille à cette drôle de jeune bourgeoise de prendre des cours de russe si elle veut aller voir Moscou.

Elle y file, munie d'un prétexte fourni par les activités économiques de son frère. Elle vit chez l'habitant à Moscou, découvre la dureté de la vie des russes. Elle veut s'enfoncer en Russie. Victor Serge la présente à Boris Piliniak, responsable de l'Union des Ecrivains, oppositionnel, qui le paiera de sa vie, et qui commence à se sentir encerclé. Elle a une liaison avec lui, l'enjoint de l'accompagner, pour voir les réalités de la collectivisation forcée. C'est dangereux à tous égards (y compris pour sa santé). Les occidentaux sont évidemment détournés de l'immense oeuvre de déportation de masse ordonnée par Staline; Colette Peignot parvient à en voir des aspects.  On ne sait pas trop ce qu'elle fait, voit ou pas. Bataille prétendit qu'elle travailla dans une ferme collectivisée. En tout cas, Pilniak doit la faire admettre à l'hôpital, et son frère vient lui-même, pour la rapatrier.

 

A  Paris, déséspérée, elle plonge à nouveau dans les pratiques berlinoises. Elle se donne au premier croisé, s'avilit. Souvarine va alors lui offrir son soutien, lui qui n'a rien d'un débauché.  Elle l'admire. Lui, il l'aime. Ils vivent ensemble, Colette s'éloigne de sa famille encore plus, et avec son argent, elle aide Souvarine à fonder la revue Critique Sociale. On y trouve Queneau, Leiris,  Simone Weil, et le sulfureux Bataille. Colette est essentielle à la vie quotidienne de la revue, où elle s'engage pleinement et écrit des critiques littéraires. Elle signe C.P puis Claude Araxe, le nom d'une rivière furieuse dans l'Enéïde. Ses écrits érotiques seront signés du nom de Laure. Elle écrit aussi ailleurs, des articles radicaux contre le stalinisme, alors que Boris travaille à sa fameuse biograpie incendiaire de Staline. Elle se bat pour la libération de Victor Serge. Mais elle intimide. Elle est au fond des salles. Elle parle peu, ou alors de manière austère et sévère.

Il y a là Simone Weil. Ceux qui la fréquentent ont déjà compris l'intelligence hors pair de cette drôle petite bonne femme habillée d'une pélerine et de sandales.

Naît une amitié étrange entre Colette et Simone.  Cette dernière est... vierge par choix.  Mais en réalité ce sont deux adeptes de la pureté, qu'elles recherchent par des chemins absolument opposés. Sauf en politique où elles se rejoignent dans l'absence totale de compromission. Elles croient aussi toutes les deux que la pensée est indissociable de l'action, et les vivent. A l'expérience de Colette en Russie, correspond celle de Simone en Usine. Elles ont une même attirance pour la souffrance, pour l'automutiliation. Elles témoigneront toutes deux d'une aspiration au néant, l'une à travers le jeu érotique flirtant avec la mort, l'autre avec l'anorexie. Elizabeth Barillé ne parle pas de masochisme, mais au contraire, malgré des formes proches, de la volonté terrible d'être soi, de s'arracher à ce qu'on a été obligé d'être.

"Valeur cognitive, valeur expiatrice aussi. En plaçant la souffrance au cœur de leur expérience, elles brûlent ce qu’il reste en elles de « résidus bourgeois ». Une façon radicale de payer pour d’anciens privilèges, des enfances protégées, des adolescences mutilées par une guerre". 

Mais les désaccords naissent au sein de ce groupe que Souvarine a créé Ils recouvrent bien plus que des désaccords politiques., ce sont des oppositions ontologiques. Il y a la polarité entre Weil et Bataille, les deux génies du groupe, qui se regardent avec attraction et répulsion (il l'appelle la "vierge sale" mais il avouera que personne ne l'aura jamais autant intéressé). Weil constate que sa vision du monde nouveau n'a rien à voir avec le déchaînement pulsionnel souhaité par Bataille. Et Colette ? Elle commence à se retirer des activités du Cercle démocratique. Le projet rationnel de Souvarine l'a stabilisée un temps. Mais elle rencontre Bataille. Et ils étaient faits pour se rencontrer. Le feu interne qui la brule n'est pas éteint. 

 

Souvarine avait vu juste, en cachant à Colette l'exemplaire qu'il avait lu de l'"Histoire de l'oeil" de Bataille pour ne pas réveiller ses démons. Quand ils se rencontrent, donc, elle ne sait pas qui il est vraiment, ce bibliothécaire sage, seulement trahi par son regard.  Bataille n'est pas romantique. Il n'a rien à voir avec Breton. Mais il cherche la totale transparence. Et Colette aussi. Et elle reconnaît dans Bataille celui qu'il est, sans besoin de preuves. Elle sait aussi qu'avec lui elle pourra être elle, tout à fait. Révolutionnaire et débauchée,.  Un jour elle vient le voir chez lui, car il est malade, et il lui dit tout sur qui il est, tout.

"maintenant je comprenais que quoi que je fasse vous seriez toujours là - vous pourriez toujours me repérer - vous étiez comme l’œil qui poursuivait je ne sais plus qui dans un “ poème ”  lui écrit-elle.

La rupture est douloureuse avec Souvarine, après un jeu de cache cache dans la montagne avec Bataille. Elle aboutit à une crise violente, et à l'internement de Colette.  C'est l'analyste de Bataille qui la sauve.. Elle retrouve Souvarine, qui essaie de la reconquérir, l'emmène en Espagne. La rupture est douloureuse mais pas brutale, étrangement. Pendant un temps, c'est le flou. Elle revient d'Espagne exaltée et anarchiste (ce qu'elle est, comme Bataille).Plus tard elle est arrêtée avec Bataille, par la police, pour une action contre la maltraitance dans les maisons de redressement. Puis elle finit par partir, définitivement, de chez Souvarine. 

Bataille et "Laure" vivent alors à St Germain dans une seule pièce., Monacale. Commence alors une vie où Bataille réclame l'impossible.. Ils vont alors tout partager. L'alcool, les femmes, les excès, tout. Elle voit les humains là où Bataille voit des corps, mais elle suit. Elle obéit à Dieu. Elle le précède, même. Anticipe.  Mais Colette songe encore au bonheur, pas Bataille, qui n'aspire qu'à s'enfoncer encore.

"Tous les obstacles entre l’homme et la femme semblaient enfin tombés. Ils se sentaient nus, vulnérables, infiniment semblables, transparents l’un pour l’autre. Loin, très loin, du mensonge."

Il y a aussi une amitié profonde avec Michel Leiris, vieux compagnon de Bataille. Elle se rapproche de lui quand Bataille va toujours plus loin, se met à chasser seul, pour pêcher encore plus.  Colette s'en épuise."Leiris est, parmi les proches de Bataille, celui qui le connaît le mieux. Il a partagé ses excès, il le sait capable du pire. Colette peut donc lui communiquer sa passion, sa douleur, sans passer pour une névrosée ou une menteuse. Leiris l’intime comprend tout ; il peut donc tout entendre, jusqu’aux cris les plus crus".

Bataille et Colette sont unis par ce secret, celui d'une nouvelle morale, d'une nouvelle religion fantasmée. Cette société secrète qui voit le jour, avec une vingtaine de personnes. On songea au meurtre sacriiciel. Qui ne vint pas. On dit parfois que Bataille était volontaire. D'autres que ce fut Colette, dont le père alla poitrine ouverte au devant de la mort.

Tous deux veulent voir l'Etna, ce déchaînement.  Cela se passe mal. Puis la situation se dégrade. Bataille propose un ménage à trois. "Tu ne trouveras rien au delà de moi" lui dit-elle, hautaine. Ils se désaccordent mais restent ensemble, décidés à boire le calice jusqu'à la lie.

Puis la tuberculose frappe. L'agonie commence. Colette est saisie d'une fièvre d'écriture. Bataille refusera l'entrée de sa maison à un prêtre. La mère et la soeur tentèrent d'obtenir un signe de leur fille, vers la rédemption chrétienne. Leiris dira qu'en mourant, elle fit un signe à l'envers.  Bataille promit de tuer le curé en cas d'enterrement religieux, ce qui persuada la famille d'y renoncer. Il fit ce qu'il fallut, bouleversé par les textes de Laure, pour les publier, se rendant compte de leur proximité intellectuelle, à un point qu'il ne soupçonnait pas. Bataille devint célèbre, et la mère de Colette trouva qu'il aurait été un bon gendre. Bourgeoisie... 

 

 

 

 

 

 

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4 mars 2019 1 04 /03 /mars /2019 00:26
Deux fois illuminé - Joe Di Maggio - Jérôme Charyn

La tragédie affectionne la gloire et la chute, la chute parce que la gloire, la gloire et donc la chute. C'est pourquoi ceux qui l'aiment délaissent parfois Lady Mc Beth ou Médée et s'intéressent parfois aux étoiles du sport ou des arts populaires. Jérôme Charyn, dans son beau dernier livre, nous dit son amour lucide pour "Joe Di Maggio", le mythe du base ball américain du milieu du siècle (jusqu'à être cité nostalgiquement dans la chanson Mrs Robinson de Simon and Garfunkel), et aussi pour quelques mois, mais beaucoup plus en réalité en son for intérieur : "Mr Marylin Monroe". Shakespearien. Un grand type gominé au nez de Pinocchio, toujours habillé en pyjama de base-ball rayé, ou avec la même chemise de cadre moyen blanche assortie d'une cravate unie, qui collectionnait les "goodies" et gagna sa vie longtemps en signant des balles et des gants, peut être tragique.

 

Et pas besoin d'y connaître quoi que ce soit au base-ball pour s'y plonger et s'y émouvoir (même si on ne comprendra pas deux trois éléments, mais ça importe peu). C'est une biographie, émue, pas du tout à l'eau de rose, justement poivrée d'une certaine épice Ellroyienne dans sa manière de ne rien cacher des mœurs (le cul, le droit de cuissage au cinéma, dont Marylin a subi toutes les formes, la cruauté des grands studios, le continuum entre sport et mafia), une plongée dans l'épaisseur humaine d'un sport, où les héros sont beaux et fragiles, et ne ressemblent pas à ceux d'Homère, tout en étant en réalité aussi intéressants (notamment dans la manière dont ils peuvent tout de même résister à la pression, à l'apparition d'un concurrent), mais avant tout un portrait littéraire nostalgique, qui n'a rien d'une hagiographie même s'il dit sa fascination.

 

Une œuvre très personnelle mais où il arrive à Charyn de dire "nous", car il sait que son livre est un écho à un sentiment populaire partagé. C'est un livre incisif, d'un style lyrique qui correspond à la sentimentalité qui le fonde. La littérature est belle et "populaire", non pas quand elle flatte le "populaire", qu'elle l'achète par des procédés de manipulation, qu'elle adapte l'offre à la demande, qu'elle se moque du peuple, en réalité. La littérature est belle et populaire quand elle forge l'art au grand vent des époques. Dans l'esprit du Temps. C'est le cas chez Charyn. Et c'est souvent disons-le la force de la littérature américaine, le romancier américain ne se séparant pas, en tout cas longtemps, des grands courants qui agitaient le peuple. Charyn est un fondu de base-ball, comme l'était Hemingway, un ami de Di Maggio. Il parvient à voir dans le base-ball les élans et la chute, ce qui s'élève au niveau de l'art, à force de travail sur le don. Le détail qui sépare le Dieu du demi Dieu. Il n'y a pas de matière vulgaire, il n'y a que des regards vulgaires.

 

Le base-ball était et reste une religion aux Etats-Unis. Le grand italien venu de Frisco pour devenir l'image éternelle des yankees de NY était un de ces Dieux. Il jouait devant 70 000 personnes. Pendant longtemps le base ball ne payait bien que quelques stars, et on en apprend aussi beaucoup sur la manière dont ils étaient traités, leur déchéance après la fin de carrière, leur usure, des drames à la "Raging bull". Joe a connu ses drames, ses humiliations sur et en dehors du terrain, le sentiment d'être au dessus des nuages mais aussi d'être fini assez jeune, mais il a tenu bon, comme une teigne, il est mort en 1999. Un aspect touchant de cette histoire, qui s'élargit à celle de ce sport, est aussi la ségrégation, et les parcours de joueurs noirs qui ne pouvaient pas se mesurer aux meilleurs blancs, jusqu'à ce que la seconde guerre oblige à percer la gangue.

 

Mais revenons à Joe, dit "La châtaigne", le "yankee clipper", pour la violence unique de son coup de batte qui fit gagner des volées de titres à NY, en balançant les balles par dessus les tribunes. Un type qui n'existait que pour son sport, et ne savait que s'exprimer par ce sport. Un charisme total, mais concentré sur le losange de base-ball, capable de faire gagner son équipe par sa seule présence, même les jours de guigne ou de méforme.

 

C'est quand usé jusqu'à la corde par les blessures, et devenu un homme publicité, que Joe voit arriver sur lui une tornade. Marylin Monroe, qui folâtre, mais se marie avec lui pour "faire un coup", alors qu'elle est en bisbille avec les studios.  Il la persuade de se marier. Ca ne durera que quelques mois. Joe ne s'en remettra jamais. Ils n'avaient pas grand chose à se dire, même s'ils partaient de rien tous deux. Mais ils ne voulaient pas aller au même endroit. L'horizon de Joe c'était le foyer américain modèle. L'horizon de Marylin.... C'était la fusion avec l'univers tout entier, au moins avec l'amour, et l'enfantement. Et puis, l'Esprit, être reconnue aussi pour son esprit, véritable. Et l'amour pour Arthur Miller participe de cette envie là.

 

Marylin rendit fou, très vite, le "cogneur" et ramassa d'ailleurs quelques beignes. Elle lui vola la vedette partout, lui qui était la star de l'Amérique (notamment auprès des troupes en Corée), et cet homme jaloux fut mis au supplice par une femme avide d'hommes, et prête à passer, dans les années 50, en robe sous une soufflerie en pleine rue, et de voir la photo en affiche dans toutes les grandes villes du monde. Joe pouvait supporter les blessures handicapantes et continuer à jouer pour les yankees alors qu'il boitait, mais pas ça. Drôle de Marylin, qui resta proche du fils du premier mariage de Joe, l'appelait souvent. Elle n'a jamais vraiment rompu les ponts avec "Joaltin' Jo" et il fut question de se remarier, avant cette journée d'abus de médicaments, qui reste encore brumeuse.

 

Joe, bien pâlichon en dehors du terrain, au regard des matamores qui séduisirent le sex symbol du XXème siècle, fut le seul homme à rester loyal à Marylin, jusqu'à la déchéance, quand il passait son temps à la faire suivre, à lui-même l'épier, à multiplier les liaisons avec des miss america blondes ou mêmes des sosies officielles de Marylin... Pour soigner son addiction. Par sa curiosité, il s'infligeait la liste dense de ses amants, et de leurs incorrections (Les deux Kennedy, Sinatra, se comportèrent comme des salauds, et Miller ne fut pas très glorieux). Mais on voit ce que sont les hommes quand c'est difficile. Et Joe touche à la grandeur quand il va chercher celle qu'il aimera toujours, envers et contre tout, et bien après sa mort, à qui il aurait tout pardonné, pour la tirer de son hôpital psychiatrique, malgré tout, longtemps après la rupture, pour la protéger. Encore digne quand il s'occupe de ses obsèques, et refuse de faire le moindre sou, lui l'avare, en racontant quoi que ce soit sur elle. Un ange était passé dans la vie de cet homme, un génie de son sport, mais un homme à l'étroit, renfermé, taiseux, sans aucun centre d'intérêt. Elle l'a illuminé puis elle est partie. 

Ce type insignifiant, en dehors de l'aire où il régna comme un Dieu sans comparaison encore aujourd'hui, fut capable de beauté. Irradié qu'il fut par cette femme après l'avoir été par les lumières des stades pendant une quinzaine d'années. 

Il fut capable d'aimer en dépit de tout. Dans un monde où tout était instrumental. Et où Marylin était un "actif" de studio, un faire-valoir pour superstar, avant d'être l'icône dont Warhol comprit la signification dans le nouveau contexte de l'art.

 

"Where have you been, Joe Di Maggio ?"... Et bien dans une très belle œuvre littéraire de Monsieur Charyn. Belle revanche pour un taiseux.

 

 

 

 

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29 novembre 2017 3 29 /11 /novembre /2017 20:00
Aller loin, vers son essentiel - "L'usage du monde", Nicolas Bouvier

" L'usage du monde" de Nicolas Bouvier est considéré comme le joyau de la littérature de voyage moderne. Je ne voyage pas, pour ma part, mais justement cela m'intéressait de saisir le point de vue d'un globe trotter, tellement différent de moi, et on dit souvent de ce livre qu'il est au sommet de ce genre littéraire. C'est un livre très singulier, qui ne ressemble pas à ce qu'on trouve dans la littérature dépaysante, comme celle de Kessel par exemple.

 

On est loin de l'épique. On est aussi loin des mystères entretenus de Corto Maltese, qui aimait rôder dans les environs. L'écriture tenue, ciselée, trop parfois, avec trop de dentelle, n'empêche pas une sorte de nonchalance de s'installer, comme si on était brinquebalé jusqu'à l'engourdissement, dans la petite fiat qui écume, transportant dans les années 50 deux copains suisses, un écrivain encore potentiel et un peintre (le livre est illustré de ses dessins), à travers plusieurs pays, des balkans à l'Inde, en passant par la Grèce,la Turquie, l'Iran, l'Afghanistan. Ils partent pour partir, sans moyens, gagnant leur vie par des conférences, des leçons de français ou en vendant leurs tableaux, dormant où il est possible d'étaler son corps.

 

Il ne sont portés par aucune téléologie, aucun but avéré, sinon celui de voir. Et ils en voient, des paysages et des humains. Parfois ils s'arrêtent, longtemps, puis repartent, au gré de leurs pannes ou de leurs envies, ou de leurs maladies. Une ivresse de contemplations, d'impressions, de visages, parfois d'alcool aussi, quelque peu.

 

Il ne faut pas être angoissé pour voyager ainsi, à cette époque, ni d'ailleurs à la nôtre. Mais à la lecture du livre je me dis aussi que c'est une manière de conjurer l'angoisse, car on ne lui donne aucune place une fois qu'on est parti. La question doit être de décider de partir. Une fois qu'on est en route, la découverte nourrit tellement qu'elle est libératrice des anticipations.

"Les projets font place aux surprises".

 

Parfois c'est dangereux mais on ne s'en aperçoit qu'après. On est trop occupé, les mains dans les moteurs, pour se poser trop de questions sur la suite. En réalité, jamais la suite n'apparaît dans le récit. Les voyageurs se permettent de vivre au présent, ils n'ont qu'un tracé à respecter. Le chemin devient le but, et on sent que c'était le but recherché que d'y parvenir.

 

Est-ce qu'on fuit ?

Je ne sais pas, et l'auteur ne pose pas la question. En tout cas il revient, et il écrit, il se souvient de beaucoup. Il ne fuit pas ce qu'il a vécu lors du voyage en tout cas.

 

Nicolas Bouvier se laisse envahir par le monde.

Il s'en remplit. Il est ici et maintenant.

Un livre, donc, très contemporain, puisqu'on nous conseille, pour sortir de la dépression latente, de procéder ainsi. C'est le fameux lâcher prise. Qui ne signifie pas de se foutre de tout, mais de restaurer une fluidité entre soi et ce que l'on traverse.

Leur attrait pour les musiques des peuples croisés n'est pas fortuit. Il s'agit toujours de se laisser envahir.

 

"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi".

 

Ils sont heureux, au bout du compte, malgré les galères multiples, et même la perte du manuscrit de l'écrivain, déjà très fourni.

 

C'est pourquoi ce livre paraît être sorti à une époque, celle de Sartre, où il apparaît un peu anachronique vu d'aujourd'hui, car dénué de désir d'analyser trop, de caractériser, de tisser des liens, de prendre en compte la politique et l'Histoire tumultueuse comme ce qui compte vraiment. Les systèmes, on s'en fout un peu chez Bouvier, ils sont un peu évoqués comme un élément de contexte où évoluent des figures. 

 

Le rapport au temps qui ressort du livre n'est ni pas celui des annonces révolutionnaires et de la recherche des signes de la parousie politique. Les peuples s'inscrivent dans le temps long, et ce voyage est une longue errance sans objet, et on ne prête aux peuples que le désir de vivre et de continuer à vivre. Cette dérive débouche sur une mosaïque de notations, d'impression. Elle a tout de la post modernité. C'est pourquoi manifestement ce livre se vend bien aujourd'hui. Il a failli disparaître dans les limbes et a pu s'imposer par le hasard des redécouvertes et parce qu'il correspond à un esprit du temps.

 

Le voyage, on ne le fait pas, dit Bouvier. Il vous fait et vous "défait" précise t-il. C'est vrai que ce parcours peut aussi défaire. Car à quoi se rattache t-on encore ? On n'est pas d'ici. On ne transforme rien. On ne fait que passer, observer, noter. Le livre est donc une sorte de miroir sur le Moi le plus réduit. Un corps, une manière de réagir aux événements, une santé. Un retour à l'essentiel assez radical.

 

Ce qui est frappant est l'absence totale de préjugé du voyageur à l'égard des peuples qu'il croise, et un mélange entre un profond sentiment d'universalisme qui se combine avec une conscience nette des particularismes. Il est aisé de tisser des liens avec tous, mais il y a indéniablement, aux yeux du voyageur, des âmes collectives; L'intrépidité farouche des kurdes par exemple. La familiarité se mêle à un sentiment d'étrangeté permanent. Mais cette étrangeté, finalement, c'est celle de l'Autre. Qu'il soit étranger est un trait de plus. On réagit de même envers eux. A noter, l'influence, alors forte, partout, des arts français. Pourrait-on encore émettre le même constat aujourd'hui, dans ce monde non francophone ?

 

Le monde a beaucoup changé depuis ce long voyage, le refaire exposerait plutôt à l'omniprésence du numérique qu'à celle de la mécanique. On sent déjà pointer la tentation d'un islam plus rigoriste, ici et là. Et puis il y a les manifestations d'un univers englouti : le monde communiste. L'usage prosaïque, aux effets poétiques, d'un monde, en partie disparu. Lire c'est voyager un peu. Lire Bouvier c'est voyager encore un peu plus.

 

 

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17 octobre 2017 2 17 /10 /octobre /2017 11:23
Les yeux grands ouverts dans la guerre - «  Si je survis », Moriz Scheyer - Paru dans la Quinzaine littéraire

Je finis de lire le livre de Moriz Scheyer, « Si je survis », le jour même des élections allemandes qui voient l’Afd, parti d’extrême droite aux accents révisionnistes, atteindre 13 % et mander des députés au Bundestag. Dans ma dernière tranche de lecture, je tombe sur cette phrase écrite en 1945 par cet intellectuel juif traqué, survivant grâce à la chance et à la solidarité de religieuses et de résistants  français : « la fin d’Hitler et du troisième Reich ne marquera pas la fin de cette mentalité (…) un démon enfoui ». La lucidité est admirable, courageuse car angoissante. Mais de quoi nous sauve la lucidité de quelques-uns ? Il y a du désespoir, indéniablement, à regarder une bibliothèque bien fournie sur ces sujets. A constater que les mots de Robert Antelme, David Rousset, Primo Levi, Charlotte Delbo, Imre Kertész ne sont assez puissants pour contenir la tentation de la haine nationaliste cristallisée en politique. Pas même en Allemagne, où pourtant le travail sur la mémoire a fini par être réel et approfondi, malgré les impérities de l’épuration après-guerre.

 

A l’heure où les derniers acteurs adultes de l’époque finissent leur existence, nous ne manquons pas, heureusement, de témoignages littéraires des horreurs nazies. Ces témoignages sont bien entendu inégaux en termes de valeur littéraire. Certains ont surtout une valeur historique, statut de document. Moriz Scheyer, qui fut un journaliste autrichien et un feuilletoniste reconnu de son temps, à vienne, très francophile et écrivant aussi en France, nous a légué le sien. «  Si je survis » est écrit en direct, au fur et à mesure de la fuite de l’auteur, de sa femme, d’une gouvernante « aryenne », qui pourtant ne les laissera jamais tomber et demandera même à être retenue avec eux. On sent dans ces écrits la volonté de rendre compte et de tenir bon en écrivant, les cervicales mâchées par la traque. Du point de vue littéraire, le document n’est pas d’une haute volée, car la sérénité n’était pas de mise. Mais on y trouve une grande lucidité, un aspect direct dans l’expression qui est la marque de l’écrivain, un regard qui se singularise, au sein des narrations de ce temps, par une ironie particulièrement acide et un sens aigu du sarcasme. Qualités protectrices comme une seconde peau contre l’adversité.

 

De plus le témoignage de Scheyer éclaire des aspects parfois négligés. Par exemple, si l’on était stupidement tenté de penser que les nazis n’ont montré leur vrai visage que tardivement, la lecture de Scheyer serait dégrisante. Il décrit comment dès 1938, le mot d’ordre « crève, youpin » éclatait dans les rues de Vienne, et la violence antisémite ravageait les rues allemande et autrichienne, sous le regard de tous. L’auteur prédit avec acrimonie les discours du futur, sous-estimant l’information des têtes légères allemandes : « ils auront le toupet de sortir la fable de « l’autre Allemagne » invisible ». Scheyer avait malheureusement raison. Nous avons un exemple nauséeux de ce discours dans le film « La chute » (Oliver Hirschbiegel) sur les derniers jours d’Hitler (sa pauvre secrétaire y concède, dans un extrait documentaire, qu’elle aurait dû s’informer mieux…). Cette relativisation fut une première étape. Le socle permettant ensuite aux dirigeants de l’AFD d’expliquer qu’il est temps de revisiter le passé et d’oser être fier du passé de l’armée allemande.

 

La trajectoire de Moriz Scheyer le conduit de Vienne en France, où il décrit le sentiment de honte de l’exilé, surtout quand il ne peut même plus concevoir la nostalgie de son pays : « même le mal du pays était devenu apatride ». Puis il est placé en camp de concentration. L’absurdité kafkaïenne de la bureaucratie française survivant en temps de guerre, le camp est libéré sans raison apparente, et il connait un répit. Mais il se retrouve encore une fois incarcéré à Grenoble, parvient à s’exfiltrer pour raisons de santé au bon moment, et se cache durablement dans un couvent lié à un asile de femmes, après avoir échoué à passer en Suisse. C’est là, protégé à la fois par les Sœurs et la résistance locale, qu’il traverse les dernières années de guerre, échappant de peu à des visites des chasseurs de juifs.

 

Scheyer peut donc nous offrir sa vision de la France occupée, coupante, certes : «  Rares sont ceux qui gardèrent suffisamment de dignité pour se tenir en marge des allemands ». Il dresse le portrait d’un pays paradoxal, donnant à la fois dans l’effroyable et le sublime. Certains milieux ont un comportement indigne dès la drôle de guerre : «  jamais encore Cannes, Nice, Biarritz ou Chamonix n’avaient connu de telles saisons ». Paris est transformée en lupanar allemand : «  l’aphrodisiaque nazi n’avait pas d’équivalent ». Il évoque, sujet méconnu, plus encore que le marché du « bon beurre », le vaste racket organisé au détriment des juifs, par les passeurs (il en est de même aujourd’hui en Afrique auprès des réfugiés), dont il sera victime à deux reprises. Marché sordide, très lucratif, parfois tenu par des fonctionnaires eux-mêmes. Mais en même temps il rend longuement hommage au courage solaire des solidaires et des combattants libres.

 

Comment un même pays, une même région, peuvent-ils produire des êtres dont les trempes sont tellement aux antipodes, eux qui sont issus de la même culture, des mêmes écoles ? Dans « Lacombe Lucien » de Louis Malle on entend que cela tiendrait à pas grand-chose, de basculer dans le maquis ou dans la gestapo française. Mais on peut aussi douter de cette simple « feuille de papier », au-delà d’une catégorie d’égarés hirsutes. Ce qui réchauffe en tout cas, c’est la loyauté à toute épreuve de celui qui s’est engagé à sauver , confirmant ainsi l’éclair de génie d’Hannah Arendt : « le mal n’est jamais radical. Seul le bien peut l’être ».

 

M. Scheyer écrit que la vie en camp de concentration est « un révélateur » des natures profondes, auquel on ne peut se soustraire. La guerre aussi. Elle oblige à choisir, à ne pas s’abriter derrière les mots, les propagandes, les postures. La guerre, celle de ce temps-là, celles que nous menons par écrans interposés et qui se rappellent à nous lors des attentats, ne parle pas que des perdants, même si l’Histoire est écrite par les gagnants. Elle parle de tous les protagonistes, qui se situent sur cette chaîne graduée de comportements décrite avec acuité : de la collaboration active, zélée, bénévole même, jusqu’au risque insensé pour protéger autrui parce que simplement, toute autre attitude n’est pas envisageable à certaines âmes. C’est pourquoi le souvenir d’une guerre est une invitation, non pas à voir dans l’Autre l’ennemi éternel, mais à interroger les échos de ces comportements en soi-même. Rien de ce qui est humain ne saurait, a-t-on dit, nous être étranger.

Jérôme Bonnemaison

 

 

 

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14 août 2017 1 14 /08 /août /2017 19:22
L'arme historique de la lucidité - "Souvenirs d'un allemand (1914-1933), Sebastian Haffner

L'une des plus grandes stupéfactions du XXème siècle est la soumission volontaire, puis plus tard enthousiaste, du peuple allemand, considéré comme le plus "philosophe" du monde, à la psychopathologie nazie.

 

On a beaucoup écrit à ce sujet, et parfois le débat s'est malheureusement résumé à l'alternative "coupable/non coupable", qui empêche de cerner la complexité de la situation et l'hétérogénéïté d'un peuple.

 

Mais ce n'est qu'en l'an 2000 qu'on découvre un manuscrit fondamental chez un journaliste décédé allemand, Sebastian Haffner. Ce manuscrit a été écrit juste avant la guerre mondiale, en Angleterre, où Haffner parvient à s'exiler en 1938 et à vivre dans la pauvreté.

 

Ces "Souvenirs d'un allemand ", un grand livre, clair comme l'eau de la plus pure source, comme tout grand livre, narrent du point de vue de leur auteur les premiers mois de l'hitlérisme au pouvoir. En entrant dans la chair même du quotidien allemand, il ouvre notre connaissance à des processus de transformation de ce peuple, difficilement perceptibles à travers la seule théorie. Les anecdotes d'Haffner en rendent le sens terriblement intelligible.

 

Le jeune Sebastian Haffner, quand Hitler arrive au pouvoir, est en passe de devenir magistrat. Il n'est pas encarté dans un parti, mais il se décrit comme un bourgeois libéral (au sens ancien du terme) relativement conservateur, mais marqué par l'esprit des lumières, celui de Goethe. Il assiste à la décomposition morale de son pays, et se sent lui aussi à certains moments légèrement échauffé par la maladie, à laquelle il ne cède pas.

 

Il saisit très vite ce qu'est le coeur du nazisme. Il ne croit pas par exemple que l'antisémitisme soit une question annexe. Le projet d'extermination (il parle bien d'extermination en 1938, ce qui rappelle que tout était sur la table, sauf les modalités) des juifs était une expression de ce qui animait vraiment les nazis : semer la mort de l'Autre. Ca ne se serait pas arrêté là comme le développe Jonathan Littell dans "les bienveillantes". On aurait toujours trouvé d'autres "sous hommes" à exterminer.

 

En cela, comme en rien d'ailleurs, il ne se trompe pas. Rappelons-nous que même dans les pires difficultés militaires de l'année 1944, les trains de déportation avaient la priorité absolue sur tout autre transport, dans le fonctionnement allemand de l'époque. L'extermination n'était pas une diversion mais une motivation centrale, obscure. La mort est recherchée pour la mort. Une interprétation trop matérialiste et mécanique du nazisme serait ainsi dans l'erreur, sans doute.

 

Rapidement Haffner a compris que le succès d'Hitler devait conduire à un réexamen de l'Histoire, de la culture allemandes. Ce ne sont pas seulement les moments clés, comme la défaite, la crise de 23, la crise économique qui préparent l'avènement d'Hitler. Ces moments importants doivent d'ailleurs être analysés dans ce qu'ils ancrent profondément, notamment la crise inflationniste, qui reste un moment révolutionnaire passionnant pour certains (à revivre), et un facteur de déshumanisation, autant que le déclencheur d'un goût pour la tricherie et le mensonge. C'est toute une culture qui est en cause, dans son évolution, et sa décomposition.

 

Dès le début, la république de Weimar installe les germes du nazisme, en s'en remettant aux corps-francs pour liquider les révolutionnaires spartakistes. La social démocratie allemande a ainsi une immense responsabilité dans ce qui s'est passé ensuite. Mais personne n'est exempt dans le propos de Sebastian Haffner. La passivité a été générale. Le seul politicien qui lui paraît un peu digne dans tout cela, est Walter Rathenau, assassiné quand il était aux responsabilités.

 

L'auteur, qui se sent on ne peut plus allemand, et reviendra en allemagne, jette sur son pays un regard très dur. Il ne cède pas un instant sur son devoir de lucidité, ce qui donne au livre sa puissance. On ne recule pas devant ce qui fait mal. Ce ne sont pas seulement les élites qui sont visées, mais tout un chacun dans son incapacité à dire non et sa capacité à s'aveugler.

 

Il change aussi notre regard sur certains phénomènes, comme la première guerre. Pour lui, c'est moins la défaite allemande qui a compté que la nostalgie, paradoxalement... de la guerre, pour la génération dont il est issu, vécue de loin (elle était en territoire français), filtrée par la propagande, présentée comme une geste héroïque.  

 

Faut-il suivre Haffner quand il prétend que l'hitlérisme est le fruit d'un certain ennui allemand, de l'inaptitude au bonheur individuel dans ce peuple, son besoin de fusion, de camaraderie soldatesque, d'aventurisme politique ? En tout cas, il nous offre un troublant témoignage sur la manière dont son peuple s'est laissé entraîner dans ce cauchemar, sans réagir.

 

Le nazisme, phénomène révolutionnaire, a su activer de nombreuses dimensions existantes dans la culture allemande, partagées par les oppositions d'ailleurs. Les jeunesses hitlériennes ont repris bien des aspects des groupes de jeunesse existant dans le pays depuis les années 20. Les hitlériens et les staliniens avaient beaucoup en partage, et cela a été utile pour rallier une partie de la classe ouvrière. Et puis il y a la discipline allemande, la volonté de bien faire, même, à partir du moment où il y a une règle du jeu.

 

Haffner lui même, emmené de force dans un camp où les jeunes aspirants magistrats sont regroupés pour être initiés à la camaraderie guerrière, nouvelle valeur centrale du peuple allemand, se surprend à jouer le jeu des marches et des rites, en attendant que ça passe. Pendant un moment il s'étonne à ne plus dire "je".

 

Ce livre est un plaidoyer pour un individualisme positif. Il démontre tout ce qu'il y a de pernicieux dans une camaraderie dissolvante, qui permet de dissimuler la notion de responsabilité. Il nous met en garde contre l'ivresse collective.

 

Mais Haffner est subtil. Il est aussi conscient des vertus du peuple allemand. C'est précisément parce que le nazisme frappe au bon endroit, que toute la morale d'un peuple s'écroule. En saccageant l'esprit international allemand, réel, en manipulant sa générosité pour la grandeur, les nazis coupent les allemands de leurs ressources les meilleures.

 

Les oppositions à l'hitlérisme étaient surarmées, semblaient disposées à la guerre civile, et elles étaient même encore majoritaires, dispersées certes, aux élections qui sont organisées après le début de la répression politique. Le peuple allemand s'est jeté dans les bras d'Hitler parce qu'il n'y avait finalement plus que cette option, les autres voies se fermant une à une, d'elles-mêmes. La droite a joué avec une marionnette qui lui a mangé la main, les communistes ont été cyniques et disposés à l'exil à Moscou pour leurs chefs, les sociaux démocrates ont tout fait pour disparaître après avoir durablement failli.

 

Ce qui est terrible est qu'Haffner, comme les autres émigrés allemands, voit se décliner au niveau des relations internationales le même processus qu'ils ont vu se déployer dans le pays. La même passivité, la même naïveté, la même tentation de jouer avec le feu, de se croire plus malin qu'Hitler, la sous estimation, les calculs abracadabrants. Cela mènera à l'Anschluss, à Munich, au réarmement de l'Allemagne en toute sérénité. Puis à l'invasion de la Pologne et même à la drôle de guerre stupidement défensive pendant un an. Les émigrés allemands parleront dans le désert à leurs accueillants. Ceux-ci parfois les rendront aux nazis ensuite, comme l'URSS et Vichy.

 

Plus profonde encore est sa réflexion, très arendtienne, sur le totalitarisme comme colonisation politique de la vie privée. Cette asphyxie là est narrée à travers de nombreux exemples vécus.

 

La désagrégation de la vie amicale du jeune Haffner en est le résultat. Il était impossible de vivre le nazisme comme un fait politique que vous pouviez fuir en fermant le journal. On essayait pourtant, et Haffner rappelle que jamais on n'a autant publié de bluettes, de poésies sur les amourettes et les paquerettes. Mais comme le nazisme était une action de mobilisation totale des individus, il était impossible de dire "allez, on ne parle pas de politique au repas".

 

Le totalitarisme n'est pas simplement la dictature. Dans une dictature politique on peut essayer, difficilement, de s'occuper d'autre chose, de ne pas voir, de dire "je ne fais pas de politique moi". C'est impossible sous le totalitarisme, car cette abstention est déjà une raison d'aller en camp de concentration pour comportement antisocial. Un fondement de la liberté réelle est ainsi la défense des limites de la politique.

 

Trop de politisation ne libère pas, mais expose. La défense des barrières entre les sphères de l'intime et de l'agora est une condition vitale de la civilisation humaine. On devrait méditer sur ce point d'Histoire avant de s'engager dans certaines causes, qui au nom de l'empire du Bien, visent à décider ce qui est bon pour chacun derrière la porte de l'appartement.

 

La narration est trempée dans l'auto dérision, le sarcasme, l'humour railleur et les formules vengeresses au vitriol. Les crétins et brutes des Sections d'Assaut, encore au centre du dispositif hitlérien, avant la Nuit des longs couteaux, sont montrés dans leur aspect grotesque. Le discours hitlérien est décrit dans son efficacité mais aussi ridiculisé dans son absurdité. C'est ce recul qui a permis à l'auteur, sans doute, de conserver sa santé mentale dans ce pays qui devient dément. Son témoignage met d'ailleurs en avant, par exemple dans le cas de son propre père, les cas, silencieux, d'hécatombe psychique de grande ampleur qui touche les allemands à cette époque, et d'autres. On songe aux suicides de Walter Benjamin ou de Stefan Zweig.

 

Le regard acide et la capacité à transformer l'expérience la plus démoralisante en récit cohérent et lucide, ont permis de survivre, et de léguer.

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15 février 2017 3 15 /02 /février /2017 21:42
La fée électricité sans les soviets , « Ma découverte de l'Amérique », Vladimir Maïakovski - paru dans la Quinzaine littéraire

Les lecteurs de cette comète vivante hallucinée que fut Vladimir Maïakovski se réjouiront de cette initiative des Editions du Sonneur : éditer le carnet de voyage en Amérique du poète du « Nuage en pantalon », que nous pouvons mieux connaître depuis que fut édité en France en 2011 sa première biographie monumentale, intitulée « La vie en jeu », signée d'un suédois, Ben Jangfeldt. On y lit notamment la passion voyageuse du poète communiste suicidé. Parmi ses destinations, il y a le continent américain. Le Cuba sous influence yankee, rapidement, puis surtout le Mexique et les Etats-Unis, à New York, Chicago, Détroit et ses usines Ford (dont Céline offrit une vision certes plus saisissante dans « le voyage... ».

 

 

En cette année 1925, moment de transition incertaine entre léninisme et stalinisme, VM est un camarade glorieux, figure de proue des poètes en appui du régime mais encore faiblement encadrés, qui croit à l'avenir de l'internationale communiste. Le voyage le laisse interrogatif sur l'imminence de la victoire du prolétariat outre-atlantique. Il note même qu'il est possible que les Etats-Unis (et non l'Amérique, il écrit cette remarque très « bolivarienne » à la contemporaine, selon laquelle les Etats-Unis usurpent le nom du continent) soient un jour le dernier bastion du capital, qu'il faudra affronter. Elle viendra, la guerre froide.

 

 

Pas d'anachronisme. Quand le poète débarque, les rapports entre soviétiques et étasuniens ne sont pas ce qu'ils seront. Ils restent sans doute évanescents, et d'ailleurs on n'interdit pas le séjour à ce communiste invétéré, malgré la répression qui court contre les révolutionnaires américains (l'affaire Sacco et Vanzetti est fraîche). Le new deal n'est pas encore là, certes, avec son aile gauche sympathisante des idées communisantes. Pour les russes la fascination pour l'aspect prométhéen de la vie américaine se mêle sans doute à des réticences pour l'idéologie capitaliste du pays, elle-même contre balançée par le souvenir de Lincoln (que Marx admirait). Pendant longtemps, jusqu'à l'orée du XXème siècle, les Etats-Unis ont incarné, comme le rappellent Rosanvallon ou Piketty une société plutôt égalitaire quoique libérale, avec des écarts de mode de vie plutôt moindres qu'en Europe, et surtout l'absence d'aristocratie. Cette cohésion bien entendu concernait le monde des blancs, elle s'appuyait, comme la citoyenneté antique, sur l'exclusion de l'esclave.

 

 

On a tendance à voir VM comme un exalté rimbaldien, mais on le retrouve ici très lucide sur les sociétés qu'il observe au pas de charge. Il saisit très vite, dans les rues, les marques de la domination des nord américains sur le continent. On découvre un individu plein d'humour aussi. Il sait apprécier avec bonhomie et recul les bizarreries de ses découvertes.

 

 

L'étrangeté du Mexique et de sa vie politique le laisse pantois. Il est accueilli par un Diego Rivera qui est déjà un monstre sacré mais pas encore lié à Frida Kalho (que dommage que VM ne l'ait pas croisée, ça aurait pu être explosif). Il comprend que ces sociétés n'ont pas les mêmes structures que les pays européens, ce qui devrait le conduire à douter. Mais il reste optimiste sur l'avenir de son Parti partout dans le monde. La naïveté de Maïakovski est réelle. C'est ce trait de caractère , mêlé à une inclination générale pour la radicalité qui ressort tout le long du récit, aussi bien en matière esthétique que politique. Ce tempérament le fragilisera jusqu'au désespoir insondable quand le rideau rouge se lèvera sur la scène sanglante du stalinisme.

 

 

La grande affaire de ce récit, écrit à la sauvette, comme une série de notes rapides réorganisées, mais imbibées de la virtuosité du poète, reste la confrontation à la modernité américaine. La fascination l'emporte, nuancée de critique pertinente envers les inégalités flagrantes et la souffrance des milieux populaires, la pacotille culturelle qui orne les réalisations capitalistes, le sentiment de vacuité envahissant, du fait de l'imperium de ce que Schumpeter nommera « la destruction créatrice » et que le poète appelle « une étrange impression de provisoire ».

 

 

VM est surtout très juste quand il ne se laisse pas berner par le fordisme, et comprend toute la dimension aliénante du modèle de division du travail qui dit-il, impressionne trop aisément les ingénieurs soviétiques, porte en lui-même un mépris de l'humanité. Il remarque même la perversité d'une méthode que l'on dénoncera au début de notre siècle financiarisé : l'actionnariat salarial, qui à Chicago attache l'ouvrier à la main qui l'exploite. Il est frappé par la ségrégation et anticipe les tumultes qu'elle entraînera dans le siècle. « Chauffée par les bûchers texans, la poudre nègre est assez sèche pour faire exploser une révolution ». Mais on ne peut que constater sa stupeur positive devant les immenses réalisations américaines, leur rapidité d'exécution, leur technicité, leur manière de tout voir en grand, bref leur potentiel utopique.

 

 

Le futurisme Maïakovskien est typique du Léninisme d'alors, condensé dans la fameuse formule « le socialisme ce sont les soviets plus l'électricité ». La présence de la lumière partout, d'immenses centrales, l'impressionne. Tout comme le tramway, les ascenseurs, les gratte-ciels. Pourtant il voit déjà, lui l'hyper sensible, l'asphyxie future des villes soumises à la voiture. Le développementalisme soviétique a influencé Maïakovski. Il concède que sans doute le drapeau rouge ne flottera pas de sitôt aux Etats-Unis, mais que les russes ont tout intérêt à benchmarker le meilleur de l'amérique pour le mettre au service de leur modernisation. Le souci des Etats-Unis c'est l'obsession de la valeur d'échange. La réduction de la vie à cette valeur qui mesure toute chose en fonction de sa conversion en dollar, qu'il observe dans le quotidien des américains. Leurs talents doivent être importés et subvertis au service d'une société de la valeur d'usage. Le problème des soviétiques à cette époque est la conscience d'avoir réalisé une révolution dans un pays arriéré, avant que toutes les conditions soient mûres et que le capitalisme, mâture, ait produit ses contradictions. Malgré les justifications insurrectionnelles de Lénine et Trotsky sur la russie comme « maillon faible » où casse la chaîne capitaliste mondialisée (déjà), il revient aux bolchéviks de rattraper le retard pour sauver le socialisme. Staline ira encore plus loin en sacrifiant volontairement les ruraux. Mais avant que la folie du georgien déferle, les communistes les plus sincères ont donné dans l'illusion industrialiste eux aussi. En témoigne cet extrait de la conclusion du voyage :

 

« Au futurisme de la technique pure, de l'impressionnisme superficiel des fumées et des câbles, incombe la tache lourde de révolutionner les mentalités endormies et empâtées des campagnes ; ce futurisme primitif est définitivement installé en Amérique ».

 

 

Maïakovski a beau exprimer son dégoût viscéral devant les corridas mexicaines et les abattoirs de Chicago, se méfier de ses voitures qu'il dit plus nombreuses que les habitants à Détroit, on perçoit tout l'incongru, vu de notre époque qui aspire désormais à la sobriété, de cette vision ancienne dont les échecs et les dégâts ne sont plus à recenser, même si le niveau de vie des soviétiques aura évolué positivement dans le siècle. C'est furieusement dialectique. Comme la pensée de Vladimir Maïakovski, admirateur et critique sans fards de cette Amérique capitaliste triomphante de l'avant crise de 1929.

 

jérôme bonnemaison

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3 février 2017 5 03 /02 /février /2017 21:42
  Survivre, disent-ils -" De rêves et de papiers - 547 jours avec les mineurs étrangers isolés", Rozenn Le Berre

Ce n'est presque pas un récit, pas du tout un essai, c'est un document d'abord et avant tout, tellement Rozenn Le Berre choisit, semble t-il de prime abord, de s'effacer pour donner la parole aux ombres des ombres de nos rues contemporaines : les mineurs étrangers isolés en France, et aux autres survivants du chaos géopolitique qu'elle a accueillis pendant un an et demi au sein du dispositif spécialisé, "front line", de la protection de l'enfance.

 

Un effacement personnel qui n'est qu'illusoire, car un des mérites de ce livre est justement de ne pas s'abriter derrière le témoignage brut, et de soulever, avec délicatesse, des mots simples, sans jargon, les interrogations sincères que tout travailleur social exposé à ces situations peut légitimement, et a le devoir parfois, de ressentir.

 

Ces interrogations sont indispensables s'il ne veut pas tomber, ni dans "la banalité du mal", ni dans une position intenable militante qui n'est pas sa place. Non pas que les militants du droit des étrangers ne soient pas légitimes, c'est une autre question que leur rôle et leurs positions. Mais notre société a aussi besoin de travailleurs sociaux qui agissent dans "la main gauche de l'Etat", et concrétisent les droits incorporés dans les législations (pour citer un auteur cher à la jeune Rozenn le Berre). Ce n'est pas une position aisée, nous le comprenons bien en lisant " De rêve et de papiers" de Rozenn Le Berre

 

Paradoxalement, le travailleur social se retrouve dans une position double de toute puissance et de totale impuissance. Il ne peut pas grand chose pour beaucoup de ces immigrés, comme ces jeunes non hébergeables qui ne peuvent même pas appeler le 115 car mineurs. Et en même temps, s'il est de mauvaise humeur un jour, ils peut rédiger un rapport à charge qui scellera le sort d'un individu. 

 

Rozenn le Berre a été chargée d'accueillir des mineurs étrangers isolés, de les informer sur leurs droits et les procédures, de réaliser l'enquête nécessaire au Département, responsable de la Protection de l'Enfance, en lien avec le Tribunal, pour pouvoir ou pas déclarer mineur l'individu en question et le mettre ou pas sous protection des pouvoirs publics jusqu'à sa majorité.  L'envoyer à l'école, où souvent il est très appliqué et très discipliné, car porteur de l'espoir d'une famille qui a investi pour son émancipation, et se souvenant des sacrifices consentis. Ou le renvoyer à la rue ou en Centre de Rétention.

 

Elle livre les souvenirs terribles la plupart du temps, de ces rencontres, toujours édifiantes. Et elle structure ce récit autour d'une colonne structurante : un récit plus fictif, agrégeant une sorte de parcours idéal typique de tout ce que l'on peut vivre de plus éprouvant pour arriver en France et rentrer dans le dispositif de protection. C'est le parcours de Souley, jeune malien imaginaire, collage cohérent de morceaux de vie puisés dans les dizaines de rapports que Mme le Berre a réalisés pendant son contrat.

 

Elle l'a interrompu de peur de tomber dans une sorte de mécanique à la dérive, qu'elle définit dans le cas d'espèce comme une "présomption de majorité", c'est-à dire une paranoïa embryonnaire à l'égard des témoignages qu'elle est chargée de recueillir et d'analyser, avec l'aide de "google traduction" (autrefois dans le social on usait d'interprètes, rares, et c'était infernal de travailler sans cela. Au moins les GAFA auront soulagé les bureaux du social de ce poids, un petit peu).

 

Les souvenirs ici présentés nous plongent dans l'horreur de l'exploitation des migrants, par les passeurs, et autres "ordures" qui jonchent le parcours infernal d'un exilé. Le viol est fréquent. Les tabassages aussi. La prostitution  durable est parfois la clé du marchandage. On ne peut que s'étonner de la résilience, du stoïcisme, de ces survivants qui arrivent jusqu'à nous. Quand on est exposé réellement à la survie, on trouve souvent les ressources, manifestement. Mais pas sans dégâts, même si ces "usagers" ont une immense pudeur et parlent systématiquement de leurs blessures avec euphémisme. Traverser la mer, c'était "dur, un peu" quoi...

 

Beaucoup parmi ces afghans, ces syriens, ces éthiopiens, ces marocains, ont été surexploités pendant le parcours, humiliés, ont subi des contraintes physiques innommables et un stress inimaginable.  Les policiers n'ont pas toujours été tendres non plus avec eux, dans chacun des pays croisés (même s'il y a aussi ceux qui leur souhaitent bonne chance). Rozenn le Berre restitue ces tranches de vie de gens qui veulent juste survivre, sans manichéisme ni pathos recherché (il n'y en a pas besoin), forte d'un humanisme simple et d'une empathie sans prétention, ne renvoyant jamais les dilemmes éthiques qu'elle subit en tant que travailleuse sociale, ou simple citoyenne, sur le dos des autres.  C'est une démarche éthique très appréciable pour le lecteur.

 

Si l'auteur, qui souvent ne fait que croiser ces jeunes qui une fois emmenés chez elle, repartent, le policier disparu, vers la gare qui les mène plus près de l'Angleterre, souligne à travers maints exemples qui parlent d'eux-mêmes les absurdités nichées au sein de nos politiques migratoires.

 

Et il y en a , comme le fait d'inciter les majeurs à venir se présenter comme mineurs, en instituant un couperet radical pour les majeurs non assimilables à des réfugiés "politiques" (alors que le politique, l'économique, ne sont plus dissociables dans le chaos), ou comme l'incitation de facto à commettre des délits pour être plus aisément hébergé, dans certains cas. Le délai administratif pour être reconnu mineur plonge tous ceux qui ne peuvent pas avoir une place d'urgence dans la rue. Et les tests osseux, demandés en cas de doute, n'ont pas grande fiabilité, ce que tout le monde sait. L'auteure nous décrit tous les,trucs et les contre mesures déployés par les exilés et les services français du social, de la police, pour d'un côté s'en sortir à tout prix, et de l'autre respecter la loi en essayant de faire prévaloir une certaine équité les pieds dans la boue.

 

Mais elle ne dit pas posséder de baguette magique non plus pour surmonter à court terme les défis soulevés par l'accélération des flux migratoires dont elle offre d'ailleurs un tableau saisissant. Elle ne caricature rien, ne cache rien non plus. Ni sa culpabilité occasionnelle, quand elle a manqué d'attention, ni sa fierté d'avoir permis, parfois en trichouillant à la marge, un peu moins de souffrance, tout en travaillant dans l'esprit de la Loi. Il n'empêche que quoi qu'on pense, ce sont des êtres humains qui se cachent derrière ces "flux" et qu'on doit absolument en préserver la conscience, ce que le livre de Rozenn Le Berre se donne comme mission de rappeler.

 

Si on peut tirer une leçon de cette lecture, portée par un talent de conteuse, un style léger comme l'air qui donne plus de réalité, je trouve, aux faits, l'auteure, bien modeste, se garde de la livrer. Elle nous laisse plutôt à la méditation du réel. Ce que pour ma part je retiens, c'est que l'imagination de ceux qui veulent s'en sortir est sans limites. Les frontières d'un monde globalisé sont fragiles et ceux qui promettent de les fermer sont des vendeurs de lubies. Sans doute la raison nous conduirait-elle à repenser de fond en comble nos représentations en matière de circulation et de séjour. Pour organiser des mobilités, inévitables, sans obliger les gens à se cacher et à se fixer pour ne pas avoir à retenter l'aventure.

 

L'exil n'est pas un plaisir ni un voyage d'agrément, c'est le moins que l'on puisse dire. Aujourd'hui les Etats échouent sur tous les plans. Ils ne tiennent pas les promesses électorales d'étanchéité, ils ne respectent pas leurs affirmations universalistes et humanistes. Sera t-il un jour temps de reposer avec courage ces questions, plutôt que de s'enferrer dans l'ignorance des souffrances et l'impuissance coûteuse ?

 

 

 

 

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19 décembre 2016 1 19 /12 /décembre /2016 20:22
Etre l’assassin de l’espoir  -  « L’ombre qui s’en va », Angel Munoz Molina  - paru dans la Quinzaine littéraire


Le récit réel est le genre littéraire contemporain par excellence. Ni autocentré, ni candide sur l’omniscience d’une voix neutre et d’une passivité du lecteur, il tire les leçons des acquis de l’Histoire littéraire.


 

Il lie le politique et l’intime, sans les séparer artificiellement comme certaines traditions usitées. Il s’interroge aussi, au fil de l’écriture, sur ce qu’est la littérature ; car la littérature dans notre monde n’est plus une évidence et n’a pas d’argument d’autorité à opposer. Il manifeste le désir d’un écrivain d’être dans le monde, sa conscience d’être lié à tout ce qui s’y déroule mais délestée des grands récits ; d’abord soucieux d’y trouver sa place par l’écriture, le partage, attentif à ce que l’écriture représente dans son cheminement personnel, et ainsi dans un rapport de complicité inédit avec le lecteur.


 

Le récit réel relève nécessairement d’une architecture complexe, errant dans les labyrinthes de l’intime et de l’Histoire, de la recherche, du réel et de la fiction. S’engager dans ce genre c’est sans doute renoncer à la méthode de planification. C’est une forme d’écriture qui après une longue préparation impliquant la dévoration et la méditation, débouche sur une phase d’écriture intense où tout se joue. Le choix du récit réel correspond ainsi à une évolution dans l’œuvre. L’acceptation d’une certaine perte de contrôle devant le roman, et la vie, que confesse Munoz Molina.


 

Un récit réel comme celui d’Antonio Munoz Molina, avec « L’ombre qui s’en va », illustre parfaitement ces qualités. Plus empreint de gravité que son compatriote Javier Cercas qui brille dans le genre (« Les soldats de Salamine », « Anatomie d’un instant », « L’imposteur »), trois livres sublimes), Munoz Molina se lance à corps perdu autour d’un mystère qui au départ tient en peu d’informations : Martin Luther King a été assassiné.


 

Pour l’auteur de récit le défi est puissant : comment peut-on être l’assassin d’un tel homme ? Rien de ce qui est humain n’est étranger à la littérature qui se situe par-delà le bien et le mal. Ou plutôt qui plonge en leurs cœurs en laissant à d’autres les enjeux du jugement et de la morale. Il se trouve que l’assassin américain de MLK est passé par Lisbonne au cours de sa cavale. Et Lisbonne compte beaucoup pour Molina. C’est un carrefour où il cherchera à saisir, plus qu’à comprendre, l’assassin. La littérature nous propose ainsi : comment est-on l’assassin d’un tel homme, MLK .


 

Lire, dit-on, est un supplément de vie. Ecrire aussi. Ecrire c’est raviver le désir. D’une anecdote naissent des voyages dans le monde, une obsession à traquer. Les rédacteurs des récits réels – est-ce fortuit ?- sont des êtres mélancoliques.


 

Alors le livre sera une restitution sur la fuite de cet homme. Appuyée sur une enquête obsessionnelle. Etre un grand romancier se paie au prix fort. D’un travail acharné et monomaniaque. Molina y a, en d’autres temps, oublié les siens. Mais l’enquête ne suffit pas à la littérature. Elle doit incarner. Aussi le romancier est l’auteur du récit réel. C’est sa capacité fictionnelle qui donne son épaisseur au récit réel, qui n’est pas une chronique factuelle. Il s’agit de se mettre dans la peau de cet assassin, radicalement, d’imaginer ce qui peut l’être en le nourrissant de tout ce qui peut se trouver. Le personnage est idéal à cet effet, car il n’est pas un objet d’étude intéressant pour un essai. Son racisme est tellement viscéral, vissé dans son habitus, que seule la littérature, en approchant son corps, en décrivant son comportement, nous permet de le saisir véritablement.


 

Il y a tout ce qu’on ne sait pas, les interstices, malgré l’immense enquête que mène Molina à Lisbonne ou aux Etats-Unis. Toute l’entropie aussi, depuis les faits. Et ici le romancier prolonge. La haine assassine de cet homme ne doit pas être laissée à la seule description de ses motivations. D’ailleurs l’auteur n’en parle pas. Il sait que ce serait insuffisant. La description littéraire nous en rapproche beaucoup mieux. Cet assassin raciste n’est pas un idéaliste. Le racisme américain est tellement profond qu’il échappe sans doute aux analyses générales et aux arguments pour le combattre. Son mystère est dans ce que peut offrir la littérature. Par exemple en nous permettant de comprendre comment cet homme, par son apparence, se fantasmait lui-même, issu de la culture américaine de son temps.


 

C’est la vie du romancier, ses voyages à Lisbonne, qui ont commencé bien avant la découverte de cet assassin, qui vient nourrir le récit réel. Qui fournit le matériau pour combler la distance avec un réel trop lointain, en dehors de la littérature. Le souvenir de l’un, l’auteur, entre dans une matière composite où se mélangent les faits, les pièces matérielles, les dires des témoins, les déclarations de l’assassin.


 

On en vient à cette impression troublante, dont Emmanuel Carrère parle je crois dans « l’adversaire », d’une proximité entre l’auteur et l’assassin. Ils ont Lisbonne en partage. L’auteur essaie autant que possible de mettre ses pas dans celui du sale type qui a tué la figure de l’espoir.


 

Mais l’écrivain en revient finalement à Martin Luther King. Celui qui est au bout du viseur à la fenêtre d’un hôtel glauque de Memphis. C’est sans doute la partie la plus belle du livre. Là aussi l’écrivain est une empathie en marche. Mais à la curiosité à l’égard de l’autre radical, la figure du mal, le destructeur, cède l’émotion. On découvre un Luther King inédit, qui vit et pense, dans les heures précédant l’attentat. Un homme d’abord. Epuisé par sa longue quête incertaine. Harassé par la charge de son destin. Un homme dont les angoisses sont perceptibles de par le travail du romancier autour du corps, encore une fois, comme pour l’assassin. Un homme, dépouillé du mythe, et d’autant plus émouvant qu’il est tout de même, malgré ses faiblesses, Martin Luther King. En dépit de son humanité restituée. Ce qui lui imprime sa véritable grandeur.


 

Une dimension qui n’aura jamais effleuré, autrement que par le danger qu’elle représente, viscéralement, celui qui tient le fusil. Lui n’aura pas lu Munoz Molina. Il lisait des livres aussi, des romans d’espionnage bourrés d’idéologie caricaturale de guerre froide. Il lisait des manuels utilitaristes de développement personnel, fascisants dans leur nature même. ? King lisait la bible, livre d’amour mais aussi de violence. Il la connaissait par cœur. Ce qu’on lit donne-t-il simple forme à votre être profond, ou vous fabrique-t-il ?

 

Jérôme Bonnemaison

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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