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16 juin 2017 5 16 /06 /juin /2017 21:29
La radicalité n’appartient pas aux radicalisés - Marie José Mondzain, « Confiscation, des mots, des images, et du temps ». Paru dans la Quinzaine Littéraire

 

Pourquoi, alors que le monde tel qu’il va suscite un dégoût manifeste, ceux qui proposent de le révolutionner sont-ils aussi marginalisés ? Sans doute parce qu’ils se trompent de lieu. Ils ambitionnent encore d’investir le palais d’hiver quand le grand soir viendra à point, mais chacun semble percevoir que le palais d’hiver est introuvable. Le lieu de la lutte semble être ailleurs, sans forcément qu’on sache le désigner. L’essai de la philosophe Marie José Mondzain, « Confiscation (des mots, des images et du temps) », tient de cette intuition qui n’est pas historiquement nouvelle, commence avec les premières leçons du totalitarisme s’affermit avec les premières critiques de la société de consommation.

 

Nous ne nous étonnerons pas de voir Mme Mondzain placer son essai sous l’ombre portée de Pasolini, pour qui le nouveau fascisme était l’hydre consumériste. Elle ne le dit pas, mais Pasolini savait sa dette à Gramsci à qui il dédia des poèmes (« Cendres de Gramsci »). C’est lui, sans doute, dans sa prison, qui le premier comprit que politiquement, la vie était ailleurs que dans la simple conquête des appareils. Il distingua ainsi un temps révolu de guerre de mouvement, où les forces politiques s’affrontaient en pleine netteté sur un théâtre où il s’agissait de s’emparer du gouvernement , du central téléphonique, du poste de Police ; et un nouveau paysage. Celui de la guerre de tranchées où la lutte est partout et où s’exercent d’ailleurs, on le dira plus tard, des « micro pouvoirs » qui rendent caduque toute idée de révolution par le sommet.

C’est dans la tranchée du langage que nous convie la philosophe.

 

Le sabotage du langage, permis par le bombardement accéléré des signifiants et des icônes, la soumission du temps humain à un état d’urgence permanent, est l’arme la plus vicieuse du pouvoir. Thucydide est cité pour nous rappeler l’antériorité de cette arme de guerre. Ce qui est nouveau est notre bain constant d’ hyper communication. Ce sabotage devenu plus efficient sape à la base même tout effort de critique. C’est l’usage d’un terme, celui de « déradicalisation », illustrant une pente de civilisation, qui déclenche l’essai très lucide, coupant de colère méditée, de Mme Mondzain. Essai noir, s’égarant certes dans l’abstraction scolastique à mon goût, après avoir posé ses constats.

 

Il saute aux yeux de l’essayiste, que ce terme n’a rien de neutre. En ciblant les terroristes se réclamant de l’islam, il emporte au passage toute idée de radicalité. Or, non seulement, aux yeux de Mme Mondzain, nous ne pouvons justement opposer à ces dits radicalisés que d’autres radicalités, mais on peut aussi leur contester leur caractère radical. Dans les définitions de la « radicalisation », la violence n’est pas le seul critère. On note l’intransigeance, la rupture. Les « radicalisés » offrent donc une occasion en or d’en finir avec toute radicalité et Mme Mondzain juge cette manœuvre inacceptable et catastrophique.

 

Ce tour de passe-passe lexical est d’autant plus contestable que l’on peut discuter ce qualificatif de radical pour les terroristes concernés. Ces sujets apathiques devant le massacre qu’ils perpètrent, d’abord obsédés de leur « publicité » (comme le tueur de l’hyper casher et Mohammed Merah, si occupés de leurs caméras) sont-ils si radicalisés que cela, ou plutôt sans subjectivité ? Comme Jean-Louis Comolli le dit dans un bel essai, « Daesh et le cinéma », non cité, congruent, les vidéastes terroristes reprennent les codes d’un cinéma hollywoodien dégradé, qui devrait nous imposer de réfléchir à ce substrat plutôt que de psychologiser à l’excès les analyses sur les assassins.

 

Est-on en outre certain que la question posée est de déradicaliser ? La radicalité n’est-elle pas inhérente à la jeunesse, notamment ? Le sujet n’est-il pas de proposer d’autres chemins à la radicalité ? Le souci n’est-il pas que le modèle dominant ne fournit aucune issue à la pulsion de radicalité animant les êtres ? Que la seule « offre » de radicalité est malheureusement celle des fanatiques ? Déradicaliser, ce serait permettre de revenir sur terre, « démystifier ». Mais de quel réel parle-t-on ? Ces radicalisés aspirent- ils à revenir dans ce réel ? Le problème n’est-il pas, justement, la sécheresse du réel ? Qui interrogera d’ailleurs ce réel, s’il est proscrit d’y jeter un regard radical ?

 

Il y a cette phrase sans doute énigmatique, souvent citée, encore dans ce livre, d’Arendt selon laquelle « seul le bien est radical ». Arendt oppose à la radicalité du bien la banalité du mal. Il ne me semble pas pour autant qu’elle juge tout mal banal. C’est une forme particulière du mal, celui de l’absence de pensée, de la démission éthique, de la soumission bureaucratique aux procédures, qu’elle vise, à travers le cas Eichmann, dont on sait maintenant qu’il ne correspondait pas au profil. Les terroristes sont-ils aussi banals que des ronds de cuir déresponsabilisés ? Médiocres parfois, sans doute, oubliant leurs cartes d’identité dans les voitures. Banals, on peut en douter. Les parcours de ces gens n’ont souvent rien de banal. Certains sont tout à fait redoutables, notamment pour recruter, entraîner, propager une idéologie, organiser, et aussi combattre. La philosophie aurait tort de leur appliquer des concepts réductionnistes.

La manière dont sont présentés les « radicalisés » par la doxa s’intègre pour l’auteure dans un dispositif plus large, celui du « choc des cultures », expression elle aussi sabotée, puisque justement, et ici la démonstration est brillante, la culture est ce qui ne peut pas s’entrechoquer avec une autre culture : « la chapelle sixtine ne saurait déclarer la guerre à un temple aztèque ». La culture est précisément le fruit d’un « non rapport » qui devient rapport à partir de la création, et uniquement d’elle.

 

Le mot « radicalisé » associe donc désormais le fait de saisir un sujet à la racine et la terreur. Ainsi, chemin faisant, sans assumer un discours explicite, mais en s’introduisant au cœur de la compréhension, le consentement à l’égard du cours du monde s’impose comme la seule option, toute autre attitude étant renvoyée à la complicité ensanglantée. La répétition du terme le rend indiscutable. C’est proprement insupportable à la philosophe, la pensée consistant justement à saisir le monde par ses racines, à la manière de Descartes. Il est évident, pourtant, qu’il « existe des combats radicaux qui se font sans violence ».

L’autre perversion de ce terme de « radicalisé » est qu’il s’applique de facto, uniquement aux terroristes se réclamant de l’islam. Or, on ne manque pas d’une diversité de tueurs. Comment appeler les assassins de Columbine ? On ne les affuble pas du qualificatif de « radicalisés ».

 

Au bout du compte, nous sommes invités à nous demander ceci : vouloir ramener à la dite normalité n’empêche-t-il pas d’interroger la normalité comme le ventre fécond des monstruosités ? Est-ce l’utilité indicible des monstres les plus terribles ?

 

Jérôme Bonnemaison

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5 mai 2017 5 05 /05 /mai /2017 08:19
De la précieuse dialectique anti identitaire de Franz Fanon - retour sur " Peau noire, masque blanc"

« Celui qui cherche dans mes yeux autre chose qu'une interrogation perpétuelle devra perdre la vue ; ni reconnaissance ni haine » .

 

Les œuvres de Fanon sont nerveuses, électriques. La révolte jaillit dans une prose pressée, dense, ballottée ; trop parfois, jusqu'à l’hétérogénéité à la lisière de l'anachronisme. Bien qu'il s'agisse d'Essais qui n'esquivent pas les détours théoriques les plus subtils, et dont la cohérence ne s'évapore pas.

 

Un homme pressé, Fanon, ce qui ressort de son style, comme s'il avait prescience de sa rapide disparition de ce monde, son temps compté. Le nazisme a été vaincu, l'oppression abjecte, multiforme, doit suivre dans le ravin des mauvais souvenirs historiques. Il faut battre le fer tant qu'il est chaud. Les chants de liberté qui résonnent sur les cités libérées doivent bondir d'écho en écho pour apaiser le monde de ses souffrances morales.

 

Cette intuition selon laquelle la boîte de Pandore a été ouverte est si juste. La décolonisation va venir, et ce n'est pas à cause de cette génération des pionniers qu'elle décevra. Leur combat était juste, car le bilan de la colonisation ne tient pas à sa comptabilité mais à son sens, même, qui est la subordination fondée sur la proclamation de la supériorité occidentale. Fanon va être un des théoriciens les plus affûtés de l'épopée libératrice.

 

Cette nervosité de la syntaxe chez Fanon signifie aussi peu de temps pour écrire, sans doute, quand on est homme d'action, un thérapeute d'abord. On prend des notes, on les remanie certainement avant de les publier, avec un sentiment d'urgence qui transparaît. L'écriture est un moment dans la lutte.

 

On retrouve le même jaillissement de révolte transformée en pensée, dans la prose théorique de Fanon, dans la poésie charnelle de Césaire, œuvre dont il assume la pleine influence. C'est une matière inflammable, qu'il faut manifestement ne pas conserver par devers soi.

 

J'aime les idiosyncrasies. J'aime son idiosyncrasie. Ce chantre de la négritude, psychiatre, militant révolutionnaire, qui cite sans cesse Freud et Sartre, fut engagé dans les FFL où il eut une conduite héroïque. Un Martiniquais impliqué, jusqu'à l'expulsion, jusqu'à renier sa nationalité française, dans la lutte pour l'indépendance algérienne. Jamais à sa place ce Fanon. Ou plutôt toujours à la sienne. Là où on combat l'injustice.

 

Les identitaires qui le citent en se drapant dans la toge rouge de la victime éternelle ne méritent pas une seconde le titre d'épigone. Que les admirateurs du sinistre Dieudonné, par exemple, lisent Fanon, quand il dit :

 

« L'antisémitisme me touche en pleine chair, je m'émeus, une contestation effroyable m'anémie, on me refuse la possibilité d'être un homme. Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère ».

 

Le ton unique, articulant la radicalité de la négritude et l'ambition de la plus large fraternité, est donné dans ce « Peau noire, masques blancs » ou il s'adresse aussi durement aux noirs qu'aux blancs :

 

« Pour nous, celui qui adore les nègres est aussi « malade » que celui qui les exècre ».

Et plus loin dans le livre, sous le patronage de la pensée hégélienne, qu'il synthétise à sa sauce unique avec le freudisme :

 

« le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité se comportent tous deux selon une ligne d'orientation névrotique ».

 

Dès les années cinquante, donc, les identitaires sont renvoyés dos à dos par la pensée de la négritude telle que la prolonge Fanon, et certainement pas au profit d'une approche pacifiste bêlante, c'est le moins que l'on puisse dire. Car Fanon, engagé auprès du FLN écrira « les damnés de la terre » aussi, âpre livre où la libération est au bout du fusil. Il faudra affronter l'autre, s'entre tuer, pour ouvrir un nouveau chemin de fraternité plus élevée.

 

Ce drame, Fanon en sera tout à fait conscient. En lecteur de Hegel et de Marx, il considère, avec ce qu'on pourrait appeler un fatalisme, mais qui s'est avéré lucide, que l'économie de la tragédie ne saurait s'envisager. L'Histoire doit se franchir.

 

Il entretiendra pourtant, malgré les appels à la lutte la plus implacable, cette dialectique rare entre le plus grand esprit de révolte contre l'oppresseur et l'affirmation de la solidarité d'une espèce humaine unifiée. Ces éléments, dans son esprit, ne se déliaient jamais.

 

La difficulté, nous la connaissons depuis, c'est de refermer les plaies du combat libérateur, surtout quand de part et d'autre certains n'ont aucun intérêt à les cicatriser mais à y enliser la pensée.

 

Et pour être plus clair encore Fanon ajoute:

« nous estimons qu'un individu doit tendre à assumer l'universalisme inhérent à la condition humaine ».

 

Le psychiatre antillais nommé en Algérie française, qui a pris des mains de l'oppresseur les outils de la critique, réalise donc très vite intellectuellement, dès « Peau noire, masques blancs », en 1952 (il a vingt sept ans à peine! Mais il mourra avant la quarantaine), ce que Malcom X, finira par considérer en cheminant dans une existence malheureusement toute aussi courte que Fanon.

 

Là où il y a domination, c'est par le détour de la rupture que l'on peut revenir à l'universel. On ne rompt pas pour devenir raciste soi-même. Mais il y a, à l'égard d'une domination, une étape où l'on ramasse ses propres forces.

On doit ainsi abandonner la honte d'être noir, tout en conservant à l'esprit que « l'âme noire est une construction du blanc ».

 

Oui, il y a « complexe » noir. Mais il n'est pas une quelconque essence du noir. Il s'enracine dans la domination historique. Et il peut être dénoué. Fanon ferraille avec les analyses chafouines d'un Octave Mannoni, qui déplore la larme à l'oeil les méfaits de la colonisation et de l'esclavage, mais ajoute que celui qui a été dominé ne l'a pas été pour rien. D'une certaine manière tout en lui aspirait à cette domination.

 

Le noir est tenaillé. Comme dans l'ascension sociale, d'ailleurs (le transfuge est bien au social ce que l'exil est à la géographie. Et Fanon, lui, combine exil social et exil chez le Blanc), quand un antillais revient au pays natal, il est dans une double impasse. S'il « singe » l'européen, on le réprouve, s'il s'enferme dans le « patois » pour prouver qu'il est toujours d'ici, alors il nie son devenir, ce qu'il a du apprendre pour s'ouvrir les portes, et confirme son essence. Ces tiraillements font dire à Fanon que les amitiés antillaises ne durent pas souvent à la métropole, de son temps.

 

Mais le chemin de l'universel est long. Il importe d'abord de briser la domination et la honte. Que le noir cesse de vouloir être reconnu comme Blanc. Cette maladie que Fanon analyse, à travers des cas cliniques ou l'analyse de romans d'amour en échec entre noirs et blancs.

 

S'il veut être reconnu par le Blanc, comme le plus proche du Blanc possible (ainsi le racisme s'étale, envers le « plus noir » pour le « moins noir »), c'est que l'étant Noir a été sali, détruit, ravagé. Le Noir est un non être. Il ne peut vouloir se définir que par le Blanc. Il aimerait parfois disparaître, comme le héros de « La tâche » de Philip Roth, qui tente de profiter, bien que noir, de sa blancheur de peau exceptionnelle, ce qui se retournera – c'est un comble – contre lui quand on l'accusera de discrimination anti minorités à l'université.

 

L'universel en passe ainsi par un détour de reconstitution d'un Soi. Fanon écrit ce très beau passage, d'inspiration intime, lui qui a vécu l'exil parisien :

« Je voulais simplement être un homme parmi d'autres hommes. J'aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble l'édifier (…) D'aucuns me reliaient aux ancêtres miens, esclavagisés, lynchés : je décidai d'assumer ». Quelle fulgurance dans la synthèse ! C'est tout le parcours possible, encore incertain, contradictoire, d'un mouvement de libération, que Fanon déroule en une seule phrase.

 

Mais avec un réalisme cru, il est conscient de la nécessité d'une étape de repli, avant le rebond vers l'universel. Le tout est de ne pas s'y enliser. Mais le devenir psychique comme le devenir politique ne peuvent pas sauter, n'importe comment, par pur idéalisme, certaines étapes. C'est dans le processus de lutte que la conscience s'éclaircit. MLK évolue vers Malcom, Malcom évolue vers MLK. Au terme des expériences douloureuses.

Et sans doute le temps est venu aujourd'hui de rebondir.

« J'ai à peine ouvert les yeux qu'on avait bâillonnés, et déjà l'on veut me noyer dans l'universel (…) j'ai besoin de me perdre dans ma négritude.De voir les cendres, les ségrégations, les répressions ».

 

L'analyse de Fanon est magistrale en ce qu'elle montre l' « identité » du nègre comme le fruit des projections du Blanc. De ses projections sexuelles d'abord. Le Noir est son étayage. Donc le Nègre par cet effet, est « comparaison ». « Les Antillais n'ont pas de valeur propre ».

 

Reste que le vœu de Fanon, sans aucune ambiguïté c'est d'en finir. C'est de :

« survoler ce drame absurde ».

Le verbe survoler a toute son importance.

Au-delà du conflit, donc. Même s'il est nécessaire d'en passer par le conflit, notamment face à la colonisation.

 

La lutte contre l'oppression des noirs, ou de quiconque, s'intègre ainsi dans la perspective de l'universel. « Je suis un homme et c'est tout le passé du monde que j'ai à reprendre »

Et Fanon d'aller plus loin. De ne se réclamer d'aucune créance. « Il n'y a pas de mission nègre. Il n'y a pas de fardeau blanc ». Il scandaliserait aujourd'hui (on est toujours plus tolérant avec les statues et les mythes, désireux de se les approprier pour en recevoir l'onction), en déclarant qu'il n'a ni droit ni devoir de réparation. En existentialiste aimanté par Sartre, il assume la liberté. L'avenir. L'existence, comme être dans le monde, parmi les hommes. Et non confite dans la matrice du passé.

Forward, a dit un autre homme noir.

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30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 15:03
L'humain au delà de l'Humain -«  Comment pensent les forêts », Eduardo Kohn

Si l'anthropologue Eduardo Kohn, qui signe ce livre profond, doté d'un titre qui n'a rien de métaphorique, « Comment pensent les forêts », a vu la trilogie du « Seigneur des anneaux », il a du afficher le large sourire du sentiment analogique. En effet, les hommes y gagnent une bataille majeure contre le Mal grâce à l'intervention des arbres géants qui admettent que leur sort et celui de cet humain qui les abîme sont indissociables.

 

C'est bien de la nécessité d'explorer une continuité entre l'au- delà de l'humain et l'humain, que le chercheur nous parle, considérant que certains aspects que nous pensons proprement humains, ne naissent pas de rien, mais sont prolongement d'une « pensée vivante » qui commence avec le vivant. Nous ne décelons pas d'anti spécisme vulgaire chez cet auteur, cependant, mais l'idée, partagée avec les indiens côtoyés au très long cours, que l'humain ne se conçoit que dans « une écologie des Sois » qui intègre l'humain et le dépasse.

 

En décrivant des scènes simples de la vie quotidienne à Avila, à la lisière andine de l'Amazonie équatorienne, Eduardo Kohn, en observant des moments de chasse, des récits de rêve, les rapports que les « runa puma » d'Avila instaurent avec leurs chiens, l'utilisation d'un langage fondé largement sur l' « indiciel » (quand un mot se rapproche du bruit naturel du phénomène évoqué), l'auteur théorise une anthropologie qu'il qualifie d' « au delà de l'humain ».

 

C'est que cette forêt, celle des « hommes jaguars », colonisée très tôt pourtant (l'animisme en intègre fortement les traces, les esprits maîtres étant blancs), multiplie les interactions entre homme et animal puisque aucune nourriture n'est achetée à l'extérieur de la zone. C'est le lieu privilégié d'observation, auprès d'un peuple animiste, de relations qui ont commencé avant même la survenue de la communication humaine. Une première frontière éclate d'emblée, celle entre nature et culture, qui n'a pas de sens ici.

 

Le livre nous invite à considérer que la pensée n'est pas le monopole de l'humain. Il existe d'autres formes de pensées, dont émerge la nôtre. Le début du livre fâcherait sans doute un lacanien, pour qui l'humain est langage par dessus tout

 

En allant débusquer ce philosophe, Charles Peirce, l'auteur insiste sur le fait que la sémiologie excède l'humain. En réalité, toute vie est « intrinsèquement sémiotique », elle informe, elle est interprétée. Les habitants d'Avila passent beaucoup de temps à penser dans la perspective des autres Sois. Il s'ensuit par exemple qu'ils sont très attentifs à leurs propres rêves, aux songes de leurs chiens, et se lèvent la nuit pour commenter, comme sur un divan de la Mittle Europa, les associations qu'il y ont trouvées.

 

La forêt est forêt de signes. En reprenant les concepts de Peirce, Eduardo Kohn évoque les signes premiers que sont les icônes (la ressemblance à un phénomène), et les indices (le signe que quelque chose qui s'est déjà passé peut se passer). La faculté de représentation existe ainsi au delà de l'humain. Un singe laineux qui entend un palmier craquer réagit, il bondit. Une chaîne de sens se met en place, pensée vivante. Nous sommes aux antipodes de l'animal machine de Descartes, d'un monde où les fins seraient dictées de l'extérieur. Ce monde enchanté là est composé de Sois produisant des Signes, des représentations,, des interprétations. Le futur est donc présent, sans cesse, dans le présent. Le monde des esprits, que l'on rejoint dans les songes, est une fenêtre sur le futur, à travers les présages.

 

Le monde est constitué de Sois. La difficulté est de concilier cette conception avec la prédation. Ainsi, si un jaguar vous regarde, il faut lui renvoyer ce regard, ou bien il vous voit comme viande déjà morte , « Cela », et non comme un autre Soi. .

 

La pensée de l'avenir n'est pas monopole de l'humain. Mais le passé, les morts, les lignées interrompues sont aussi présentes à cette pensée vivante. Au regard du darwinisme, un tamanoir emprunte aux formes des tamanoirs passés, et aux tamanoirs non sélectionnés. Dans ce monde, la vie et la pensée vont au delà de la mort, puisqu'elles informent. Quand nos pensées vivent dans l'esprit des autres, c'est un peu de nous qui survit ailleurs. Ce que les philosophes stoïciens, qui nous consolaient en prétendant que nos vies minuscules trouvaient leur écho dans l'immensité infinie du cosmos et de l'avenir, disaient aussi. En observant l'Amazonie, c'est notre rapport aux générations futures qui est inévitablement questionné.

C'est peut-être ce que François Mitterrand a voulu signifier avec son fameux et sibyllin : « je crois aux forces de l'esprit, et je ne vous quitterai pas ».

 

Le langage des runa puma est instructif car basé souvent sur de l'indiciel. Ainsi quand une pierre tombe dans l'eau on dit ' « tsupu » qui évoque le son de l'entrée dans l'eau du minéral. On se tient ainsi tout près du signe indiciel qui sert aux animaux. La continuité entre l'humain et l'animal se manifeste au mieux, le dualisme radical n'a pas été entériné.

 

J'aime particulièrement un beau passage, sans doute pudique, car l'auteur nous dit semble t-il ce qui le motive, intimement, dans sa recherche. Ce monde amazonien lui paraît une antidote aux crises d'angoisse. Qu'est ce qui se manifeste dans la panique sinon la séparation induite par la capacité symbolique de l'humain ? L'angoisse est le produit de « la pensée symbolique qui s'emballe ». Elle se ressent comme une aliénation, une incapacité à être ici et maintenant, localisé. Un sentiment de désarrimage qui conduit au malaise.

 

Et l'auteur de trouver cette belle formule anti cartésienne :

«  Je pense, donc je doute que je suis ».

 

Il raconte avoir vaincu une panique en observant un oiseau. Ceci l'a conduit à interpréter de l'iconique, à revenir à une pensée en continuité avec le monde, connectée avec une réalité plus large grâce à une sémiologie non séparée de celle de l'ensemble du vivant. Les sophrologues apprennent aux angoissés à revenir ici et maintenant. C'est ce que favorise l'ontologie d''immersion constante des peuples animistes. Ici, le lacanien que j'évoquais plus haut, fâché quand il lisait que le langage ne fondait pas l'humain, se ranime peut-être en constatant qu'il est reconnu que la pensée symbolique engage un deuil douloureux par la distinction entre signifiant et signifié. Que l'humain est celui qui sépare les mots et les choses. Mais l'anthropologue nous indique que l'humanité a su lisser ce clivage .

 

On peut se demander si tout anthropologue ne cherche pas avant tout à apaiser en lui, par son mode de vie oscillant entre partage d'expériences et spéculation abstraite, un esprit tiré vers le théorique. E . Kohn esquisse ici une anthropologie thérapeutique, en même temps que politique. Car bien évidemment, ce qui est en cause, c'est notre attitude face à l'Anthropocène, cet âge du retournement où après avoir domestiqué la nature, l'Homme en devient le moteur par son mode de vie singulier.

 

    Ce qui ne peut pas être appelé ici une « culture », puisqu'elle s'enchâsse dans la nature, efface ainsi un clivage, nous rappelle que nous ne pouvons être humains que dans la continuité d'une globalité vivante. En l'écrasant sans l'écouter, nous risquons notre assise. « Runa puma » signifie « personne jaguar ». Les humains de là bas se qualifient de « personne ». Un Soi pareil à un autre Soi, en communication profonde avec lui.

     

    La richesse de ces gens qui semblent si pauvres, c'est bien une très enviable fluidité de la vie.

     

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    18 avril 2017 2 18 /04 /avril /2017 03:42
    Que faire de la faiblesse des pères ? - Jean-Pierre Lebrun, "Un monde sans limite"/"Malaise dans la subjectivation"

    Jean-Pierre Lebrun est un psychanalyste belge qui a ouvert un débat important dans le mouvement psychanalytique. Avec deux textes, rassemblés et réédités par Erès : "Un monde sans limite" et "malaise dans la subjectivation".

     

    Contrairement à ce qu'ont pu penser, brièvement, les psychanaystes au tout début de l'aventure, la fin de la répression des désirs n'a pas suffi à éliminer la souffrance psychique. Elle ne l'a pas vraiment fait reculer non plus. C'est à un déplacement de la souffrance que l'on a du assister. C'est la grande affaire de la psychologie contemporaine. Et une des clés de ce labyrinthe, sans doute, est ce que Freud a noté dans " malaise dans la civilisation", à savoir que l'hydre n'avait pas seulement le visage de la répression, mais aussi celui de la liberté échevelée.

     

    En soulignant l'importance du remplacement de la transcendance par la science, et en la mettant en parallèle avec l'affaiblissement de la figure paternelle, Jean-Pierre Lebrun va proposer un cadre conceptuel, fortement appuyé sur Lacan, pour comprendre comment s'origine dans l'évolution du social l'apparition de ce qu'on a pu nommer de nouvelles pathologies de l'âme, notamment ce qu'on appelle les "états limites". Il n'y a pas de coupure entre la famille et la société, selon l'auteur. 

     

    La société de consommation a besoin d'enfants-rois désireux de consommer sans fin. C'est ainsi que l'enfant généralisé, qui ressort de l'évolution de la modernité, est tombé à point pour le modèle économique. Qui n'a fait que le favoriser.

     

    Le système patriarcal a vacillé. Il n'est pas du propos de Jean-Pierre Lebrun de le regretter.  Plutôt d'en explorer les conséquences possibles sur le plan psychique. C'est en effet le père, dans une perspective lacanienne, qui ouvre à l'Altérité. Il est "le premier étranger".

     

    En entrant dans les mots, le domaine ouvert par le père, l'Infans quitte le monde clos des choses. il se prive ainsi de la jouissance immédiate des choses, "pour habiter le monde médiatisé des mots".  L'interdit de l'inceste est précisément la manifestation de la non coïncidence entre les mots et les choses, qui jamais ne s'imbriqueront parfaitement (d'ou le fond dépressif menaçant toute humanité). C'est le langage qui fait de nous un être social.  La mère dit d'une certaine façon que le monde n'est pas totalement dans les mots, et le père qu'il n'est pas tout à fait dans les choses. L'enfant doit se structurer en intégrant ces imperfections. Le père soutient donc le Sujet à devenir un autre que la mère.

    Mais pour assumer cette fonction de Tiers; il doit être à la fois légitimé par la mère, et la société. A partir du moment où la société vient indifférencier père et mère à l'égard de l'enfant, la question est posée : le père est-il cet encore cet Autre là ?

     

    L'originalité de l'oeuvre de JP Lebrun est de montrer en quoi l'évolution de la science, et de sa place dans la société, centrale, en lieu et place de la transcendance religieuse, a influé de manière décisive sur la place du père en entraînant son déclin. Lien qui n'apparaît pas spontanément. C'est pourtant pour cet auteur l'élément décisif. Ce déclin a brisé l'équilibre de la construction de l'individu.

     

    Depuis Galilée, la science a contesté, difficilement, puis triomphalement, la place qu'occupait la religion pour l'humanité, vivant sous le plafond de la transcendance. 

     

    La science, fonctionne peu à peu comme un système d'accumulation auto référencé. Elle perd contact avec la chose dont il s'agit. C'est l'impression que m'ont donné, comme à beaucoup, l'apprentissage des mathématiques qui m'ont tellement fait souffrir au collège.

     

    Une étape majeure est l'émergence d'une technoscience, c'est-à dire d'une soumission de la science à la technique. Arrive un moment où nous ne savons plus rien de la technique que nous utilisons. La science, aussi, propage l'idée que tout est possible. Elle s'empare de domaines qui semblaient relever de l'action divine. Or, devenir un individu, puis un adulte, c'est précisément intégrer et accepter que tout n'est pas possible. Sans ce processus d'acceptation, la souffrance est au rendez-vous.

     

    Les énoncés de la science, ainsi, font disparaître les enjeux de l'énonciation. C'est à dire de qui parle, et pourquoi. Ceci a un double effet de saper la légitimité de l'énonciateur (de toute autorité institutionnelle) mais aussi de déresponsabiliser celui qui parle.

     

    S'en remettre aux seuls énoncés, oublier qu'on est responsable de son énonciation, c'est un des traits du totalitarisme. Le totalitarisme nazi reposera notamment sur de pseudos énoncés scientifiques, et la déresponsabilisation à l'égard de la pensée propre et de l'énonciation (je ne fais que transmettre les ordres). Ce sont des énoncés scientifiques délirants mais revendiqués scientifiques qui ont fondé l'extermination des invalides et handicapés, par des médecins, puis l'extermination des juifs. 

     

    Revenons-en à la famille après ce détour. C'est là le plus passionnant de la réflexion de M. Lebrun.

    Le système totalitaire ne repose pas sur l'installation d'une figure paternelle. Bien au contraire, il ressemble à un abus maternel. Le totalitarisme n'est pas la simple tyrannie. La tyrannie dit "l'Etat c'est moi". Le totalitarisme dit "la société c'est moi". Le totalitarisme s'appuie sur la mobilisation totale de la masse, dit Lebrun en reprenant largement les réflexions d'Hannah Arendt.

    Il ne domine pas la société de l'extérieur, mais de l'intérieur.

    Or, "ce qui différencie la position du père de celle de la mère, c'est que le premier opère de la position de l'exception, alors que la seconde intervient du lieu de la totalité".

    Tout y devient politique, sans distinction. La représentation y est abolie (le totalitarisme détruit toute métaphore). L'altérité du père est repoussée par le modèle totalitaire. Et Lebrun de prendre l'exemple de ces pères allemands humiliés par les jeunesses hitlériennes venant corriger leurs comportements et leurs choix éducatifs. L'énonciation du père, fondée sur son autorité, a été remplacée par les énoncés dits scientifiques sur la race. Le nazisme n'infirme donc pas du tout les constats de long terme sur l'effondrement de la figure paternelle, minée par la science. Bien au contraire il en est une apogée.

     

    Au risque de sombrer dans le point Godwin, on peut dire que le nazisme a ainsi soulevé radicalement des questions auxquelles la post modernité a du se confronter ensuite. Et notamment celle de la place des énoncés scientifiques.

     

    Un des éléments essentiels c'est que l'impossible n'a plus sa place, dans le discours scientifique et plus encore dans la technoscience. Lebrun prend l'exemple d'une simple machine à calculer qui fournit une réponse pour toutes les opérations alors que certaines sont impossibles, car le chiffre est infini. Mais la machine répond tout de même.

     

    Ce tout est possible infantile qui ne se heurte pas à un "non" est maternant. C'est le rôle ancien du père que de dire non, et la science totalisante, puis la consommation, incitent au contraire. Ainsi peut-on s'expliquer un  refus du tragique dans la culture contemporaine.

     

    La mort, par exemple, doit avoir un fautif. A chaque fait divers on va chercher "le responsable". Le drame ne peut pas être simplement une tragédie.  On n'accepte pas la contrainte économique, parfois. Impossible de dire, dans certaines négociation, qu'une mesure a un coût. Et que c'est du réel auquel on se heurte. 

    J'ai personnellement vécu de tels moments frappants, où l'infantile surgissait. Devant des revendications de hausses de primes, par exemple, dont le chiffrage était simplement ahurissant, mais que les porteurs de slogans ne voulaient simplement pas entendre Ou devant l'indifférence d'usagers devant l'inauguration d'un bâtiment public très dispendieux leur étant dévolu, choix important qu'ils trouvaient simplement "normal" alors qu'il était contingent. 

     

    "Ainsi nous sommes passés d'un monde borné à un monde - qui peut apparaître- comme sans limite".

     

    Nous ne sommes pas seulement sans repères, perdus, mais c'est la notion de repère elle-même qui est en cause. Mais que faire, face à des perspectives sans limites, où désir et besoin se confondent ? La toxicomanie est une issue parmi d'autres.

     

    Autre conséquence : une altérité devenue de plus en plus insupportable. La résistance du racisme voire son amplification. La confrontation à l'Autre ayant été évitée.

     

    Nous ne reviendrons pas en arrière. Alors, que faire ?

    Reprendre la responsabilité de nos énonciations, cesser de se cacher derrière des murs de langage qui cachent toute parole personnelle. Lebrun nous incite aussi à reparler de la catégorie de l'impossible. Et à restaurer une faculté de jugement.

     

    Sur ce point, tout bureaucrate pourra méditer ces paroles :

     

    " la capacité de penser n'est pas évacuée par la connaissance ; la pensée professionnelle ne vient pas à bout de la pensée commune".

     

    Il faut reconnaître à la "pensée son ancrage indispensable dans le monde commun".

     

    Nous devons être capable d'un retrait, parfois, pour penser, et assumer notre énonciation, cesser de nous fondre dans des énoncés.

     

    Il nous appartient donc de briser ces "murs de langage qui s'opposent à la parole".

     

    Le projet manqué de Winston, il me semble, dans "1984". Mais nous risquons sans doute moins que lui à nous y essayer.

     

     

     

     

     

     

     

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    14 mars 2017 2 14 /03 /mars /2017 19:41
    De la richesse des associations - "Des psychanalystes en séance - Glossaire clinique de psychanalyse contemporaine", 58 auteurs.

    Cette somme considérable de petits articles percutants (trois, quatre pages) se saisissant chacun d'un concept de la psychanalyse (pas forcément consensuel d'ailleurs), le présentant rapidement, et le confrontant à un ou des exemples d'utilisation ou de manifestation dans une cure, aborde la psychanalyse contemporaine comme une pratique avant tout.

     

    Une pratique ne se départissant jamais d'un haut niveau d'exigence théorique, et surtout d'allers-retours permanents entre la théorie et la pratique. La psychanalyse est une praxis, dans ce glossaire de sa clinique contemporaine. Elle ne sombre ni dans un pragmatisme du gourou commercial, abandonnant les questionnements humains à la poussière des expériences solitaires, ni à la pensée auto référencée qui ne se confronte plus à la demande d'une analyse. Je ne crois pas  qu'elle se pense comme science. En tout cas le mot n'est jamais employé. Et elle est peut-être en ce sens porteuse d'une sagesse que d'autres approches de l'humain ne révèlent pas.

     

    Si quelqu'un voyait le psychanalyste en désinvolte ayant beaucoup potassé la théorie pour ouvrir son cabinet, puis s'engageant dans de longues siestes entrecoupées par des réactions dogmatiques pavloviennes, il serait déçu, par ce livre, certes difficilement compréhensible pour un lecteur qui n'aurait pas pris soin de prendre connaissance des principaux concepts de la psychanalyse en lisant quelques livres d'Histoire et des essais de ses principaux penseurs. Et même pour lui (c'est à dire pour moi), c'est souvent obscur, car c'est tout de même un livre adressé aux analystes, et aux analysants qui voudraient un peu plus comprendre ce qui leur arrive, ou leur est arrivé. Ce n'est pas un livre d'introduction, loin s'en faut. C'est un livre qui a demandé de cheminer, préalablement.

     

    Ce livre directement édité en poche, "Des psychanalystes en séance, glossaire clinique de la psychanalyse contemporaine" nous présente un paysage psychanalytique d'une richesse foisonnante. Elle s'ancre dans la fidélité - y compris à son état d'esprit admirable de remise en question permanente - aux orientations fondamentales du freudisme, conservant, c'est une belle chose, la capacité du fondateur à se servir de tous les savoirs et à s'intéresser, parce que la matière de la psychanalyse est la capacité humaine à symboliser, à toutes les productions culturelles de l'humanité. Ainsi les articles multiplient les références au cinéma, à la peinture (par exemple sur l'importance du "détail"), la littérature pour illustrer leur propos. Plus rarement à la philosophie, encore que cela peut survenir. 

     

    Les médias insistent parfois sur les divisions du mouvement psychanalytique. Ici on voit que c'est un mouvement capable d'accepter des hypothèses variables, de la diversité, qui n'est pas (ou plus) assimilée à de la dissidence.

     

    C'est un glossaire de plus de 500 pages, donc il serait difficile de le synthétiser. Ce qui me marque d'abord en le refermant (il n'est pas forcément destiné à le lire en continu, comme je l'ai fait pour un livre classique), c'est d'abord l'acharnement courageux de l'analyste devant l'analysant. Sa patience. Son optimisme. Ces gens semblent ne jamais renoncer, quoi qu'il en soit. On peut admirer leur capacité à ne pas juger, aussi, et à "ne pas rire, ne pas pleurer, mais comprendre", car c'est là où se loge leur plus grande empathie. C'est de cette manière dont ils peuvent aider l'analysant. La "neutralité bienveillante" n'est pas feinte, chez ces auteurs et praticiens là, semble t-il.

     

    Ce qui peut aussi étonner, pour le presque ignorant que je suis, c'est la place fondamentale de la question du transfert, celle du contre transfert (paradoxalement primordial sur le transfert), qui se voit consacrer plusieurs articles,. La notion est omniprésente dans les réflexions des analystes. La figure de l'analyste en ressort plus humaine, plus vulnérable aussi, plus courageuse. Plus touchante. L'angoisse d'aller trop vite, celle de l'interprétation sauvage, qui peuvent plonger l'analysant dans le trouble, est souvent exprimée. La règle de prudence de Freud est précieuse ("prudence du démineur"), et il arrive qu'un contributeur se morde les doigts de son audace, avec le courage de le dire et d'y revenir.

     

    Le type de transfert qui s'opère va peser de manière décisive sur la cure, mais renseigne aussi de manière tout aussi décisive sur les processus psychiques en jeu. Ainsi par exemple un article est consacré au "transfert narcissique" dans lequel on attend une caution, en miroir. En ressortent de la tension et de l'impatience. Mais ce transfert est une porte aussi pour comprendre ce qui se joue dans le narcissisme.

     

    Ce que je découvre aussi, dans son ampleur, en lisant les très nombreux comptes rendus des expériences cliniques, lié à ce que j'ai dit juste au dessus, c'est la continuité de l'expérience de l'ex analysant devenu l'analyste. Leur travail se ressemble plus que je ne le pensais. Enfin, disons qu'en lisant ce livre on le perçoit nettement. On comprend ainsi, plus charnellement dirais-je, la nécessité pour le psychanalyste d'avoir effectué une analyse.

     

    Tout au long des articles, on découvre qu'il faut que ça bouge chez l'analyste pour que ça bouge chez l'analysant. Il s'institue ainsi un espace particulier, un processus de co création ( article sur "le tiers analytique") et d'ailleurs cet espace s'inscrit dans un lieu mais aussi dans un cadre et un dispositif. Un article parle d'ailleurs des réactions possibles de l'analysant quand un analyste déménage, et de ce que ça peut nous dire sur la psychanalyse. "La présence sensible de l'analyste'" et ses formes, interdisant le toucher, sont des enjeux très importants en tant que tels.

     

    Cet espace se définit pour tous ces praticiens et intellectuels comme un "espace de la parole" avant tout.  Le moment le plus crucial de la cure est un moment que l'on qualifie d'"agir de parole".

     

    " La possibilité de changements provient de la capacité que possèdent les mots de migrer et avec eux les affects qu'ils contiennent".

     

    Cette remarque d'un article, qui évoque le changement psychique, est impressionnante. Elle pourrait aussi valoir pour le changement social, semble évoquer les théories de Gramsci sur l'hégémonie culturelle.

     

    La cure est un espace où l'on sera attentif aux associations. Au travail des analogies.  Celles de l'analysant, celle de l'analyste. Sur cette "surface" du langage, l'on compte pour pouvoir accéder à l'inconscient. Mais ce n'est pas tellement l'accès à l'inconscient qui compte en tant que tel, mais le travail qui s'opère à cet effet. Ce travail est créateur de nouvelles potentialités pour l'analysé. C'est une véritable communication d'inconscient à inconscient qui peut s'instaurer, une "co pensée".

     

    Mais l'on voit tout au long du livre que quand la parole n'est pas assez associative, l'ennui peut survenir chez l'analyste et le sentiment d'échec et d'inutilité pour l'analysant. Réactions classiques que l'analyste ne contournent à aucun moment. Les articles vont montrer comment, par l'écoute, semblable à une "rêverie", le travail de libre association, les voies s'ouvrent à nouveau, des deux côtés.

     

    La matière privilégiée est le langage et le psychanalyste est d'abord un être conscient de la puissance du langage, cette "écorce" qui protège le Moi.

     

    Par exemple, un simple adverbe peut ouvrir la voie à une richesse interprétative qui conduira la cure à avancer. L'exemple d'une patiente utilisant le mot "vraiment" est fourni.

     

    Une autre voie est l'"oscillation" des métaphores et des métonymies. Surgissent bien entendu résistances diverses, mécanismes de défense qui sont tout aussi utiles à la défense fragile du Moi que nuisibles à la cure. Les cliniciens vont montrer exemples à l'appui comment ces noeuds peuvent se défaire, ou pas, quelles opportunités vont être utilisées, toujours inédites car chaque psyché est unique, mais toujours instructives.

     

    Chemin faisant, nous allons croiser nombre de patients, aux vécus difficiles et émouvants. Un rescapé de Buchenwald, par exemple, qui s'était construit une forteresse imposant à l'analyste de la déverrouiller sans briser le Moi de l'analysant. Nous rencontrerons nombre de pathologies, de névroses, de souffrances. De la "dépression essentielle", qui réclame que l'on "réanime" le patient frappé d'"extinction psychique", à diverses formes de traumatismes.

     

    La connaissance des mécanismes de défense peut nous aider, lecteur, à mieux comprendre l'étrangeté des comportements humains. Pour ne pas s'effondrer, l'humain est capable d'inventer des parades nombreuses, comme l'"hallucination négative", "le clivage fonctionnel", d'adopter des "procédés autocalmants" qui ressemblent à des régressions.

     

    Ici il s'agit d'un blog de lecteur, je m'en tiens là.  

    Dans le livre il est rappelé que Freud considérait que les personnages de fiction ont tout autant d'intérêt que les récits de cas réels pour comprendre la vie psychique. Nombre d'analysants et d'analystes ont recours au détour fictionnel, à la référence à une lecture, pour avancer. Le récit est l'outil central du travail. On sait que nombre d'idées clés du freudisme ont été trouvées dans la mythologie ou la tragédie. Cette intuition selon laquelle le récit n'est pas plus faux que la "vraie vie" mais une autre modalité du "vrai", est partagée par tous les amants de la littérature. C'est pourquoi il me semble que tout passionné de livres ne pourra qu'être aimanté par les concepts et les ambitions de la psychanalyse.

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    23 janvier 2017 1 23 /01 /janvier /2017 21:05
    D’une hérésie individualiste – « Dandies, Baudelaire et Cie » - Roger Kempf

     

     

    Je suis tombé sur un essai en poche sur les « dandies », de Roger Kempf, déjà ancien. Un dandysme approché à travers ses héros littéraires, dont Baudelaire au premier chef, Barbey d’Aurevilly, et avant eux Chateaubriand et Stendhal. C’est une figure intéressante et insaisissable, à la fois pathétique et éminemment sympathique (il a souvent du talent), que ce dandy, un peu oublié. Il surgit au temps héroïque de la bourgeoisie dominante, en réaction, dans la lignée du romantisme.

     

     

    Nous vivons peut-être une époque de victoire à la Pyrrhus de la bourgeoisie, certains considérant qu’elle détruira, par son aveuglement festif, le monde avant même qu’elle ne s’autodétruise avec le système économique dont elle est la classe dominante. Avons-nous nos dandies ? Les hipsters ? Trop catégorisables sans doute et trop soumis aux manipulations du marché. Il n’y a pas de « législation » du dandysme dit Kempf. Le dandysme est une manière d’être. Il repose certes sur une sémiologie, mais tout est dans « la manière ». Les signes ne suffisent pas à être jugé dandy. Dans ce culte maniériste, on saisit tout ce que l’on oppose d’Etre à l’Avoir.

     

     

    La figure surgit au 19eme siècle et se cherche des héritiers lointains, sans s’accrocher à quelque désir révolutionnaire (nous en sommes en panne aujourd’hui aussi. Le dandysme nous parle donc un peu de la manière dont nous pourrions réagir. Et il y a du dandysme dans certains mouvements culturels, comme le post punk par exemple, d’après l’espérance révolutionnaire). C’est une attitude réservée à des anciens aristocrates, à des bourgeois dégoûtés, par la culture, de leur condition, ou à des artistes, dont la condition flottante les conduit à se détacher du froid calcul utilitariste de ces temps. Il ne risque pas de s’agréger à quelque mouvement collectiviste. Puisque le dandy est, comme le dit l’auteur, une « insularité ». Baudelaire était dans la rue en 48, mais il scandait des slogans… individuels sur son beau-père… C’est dire combien ce dandy serait intempestif au temps des identités triomphantes. Evoquer l’intempestif est aussi une manière d’aborder l’époque.

     

     

    Le dandysme est une forme d’aristocratie qui n’est pas forcément l’apanage des aristocrates, puisque l’aristocratie n’est plus dans l’ordre économique, en tant que telle. C’est une aristocratie imaginaire, qui se réfère à ce qui est de plus appréciable dans une certaine idée de l’aristocratie, et que le règne bourgeois a détruit. Les valeurs bourgeoises, voilà l’exécrable. Des anarchistes ces dandies ? On pourrait le penser. Mais non. Le dandy est un individu et n’a aucune cause, il reste dans la légalité et se contente d’insolence et de mépris. Il ne voit le monde qu’à travers les comportements qu’il juge et ne saurait se dévouer à quelque cause collective, condamnée d’avance. Comme s’il avait déjà renoncé par prophétie, anticipé les chutes des espérances. Il ne croit qu’aux gens. En cela il est post moderne en avance d’un siècle. Musset était dandy (Baudelaire le contestait), mais ne partageait pas le militantisme de Sand. Il y eut bien Eugène Sue, le feuilletoniste à succès immense des « mystères de paris » non évoqué dans l’essai, qui combina le militantisme socialiste jusqu’à en payer le prix de l’exil, et le dandysme. Jean Louis Bory, lui aussi dandy et pourtant marxiste à sa manière, a écrit une belle biographie à son sujet, introuvable, mais que je conseille.

     

     

    Tout ce qui est bourgeois le dégoûte. L’argent pour lui-même, la vitesse, l’accumulation, le laborieux, l’utilitarisme. Les dandies exècrent les Etats-Unis de l’éthique du travail et de l’épargne mise en évidence par Max Weber. Ils détestent l’obésité bourgeoise. Mais ce sont ces valeurs là qu’ils haïssent, et non la société de classes en tant que telle. Elles sont aussi haïssables quand elles s’expriment dans le peuple. Ils y préfèrent le svelte (ils sculptent leur corps), l’économe, qui va de pair avec la dépense sans souci quand on le décide. Baudelaire écrit un pamphlet d’une violence terrible sur les belges et leur vulgarité selon lui. Ce qui est intéressant ainsi dans le dandysme, c’est la capacité des classes dominantes à écœurer leurs propres fils, ce qu’on retrouvera en mai 68 sous d’autres formes. 

     

     

    A ce point de mon article, je me dis que le gendre de Marx, Paul Lafargue, avait un côté dandy dans « le droit à la paresse » (Nietzsche, dandy à sa manière, disait que tout homme obligé de consacrer plus que quelques heures au travail est condamné à être un esclave). Et aussi quand il décide stoïquement de mettre, avec sa femme, un terme à sa vie. Le dandy est romain. Il admire César et Alcibiade. Ils voient dans le romain le stoïcisme économe, digne, préoccupé de beauté (et de sa mise) plutôt que d’utilité, dispendieux à ses heures. Cette dignité borne leur insolence, qui n’est jamais spectaculaire, outrancière, mais donne dans l’humour noir, pince sans rire.

     

     

    L’accumulation, c’est la vulgarité même. Et Baudelaire va jusqu’à détester la photographie, parce qu’elle promet le trop (en cela il ne s’est pas trompé).

     

     

    Le dandysme c’est aussi la recherche éperdue de la distinction, de la différenciation. Le refus de l’assignation, du costume bourgeois certes, mais aussi de toutes les ressemblances. C’est le souci de se créer soi-même. Cet esprit Nietzschéen de haine du troupeau, de la massification. Dont on dira à tort qu’il est fasciste, puisque le fascisme repose, on le sait depuis Hannah Arendt, sur la massification. Le dandysme serait vacciné contre l’identitaire contemporain, qui le dégoûterait au plus haut point. A l’individualisme marchand il oppose un autre individualisme, tout aussi radical. L’indépendance à tout prix. D’où ses efforts de distanciation, symbolisés par le monocle et les gants. Le culte de l’impénétrable. La propension au célibat, et à ne pas donner descendance, qui va de pair, certes, avec une certaine misogynie car la femme du 19eme est assimilée à la mère.  Malgré ses tendances réactionnaires, assez méprisables, on ne peut que rêver de néo dandies au milieu de ces tribus stéréotypées qui bariolent notre époque et rassurent en fournissant le kit complet de l’identité. Le monde en serait plus intéressant.

     

     

    Le dandysme est empêtré dans une contradiction. En méprisant le travail, il se prive des ressources qui permettent le loisir, la contemplation, le dévouement à l’esthétique et à la sculpture de soi. Nous avons tous connu des dandies au RMI dans nos cafés d’étudiant. Ils se trouvaient des costumes de goût aux fripes, parce qu’ils étaient encore jeunes et que l’élimé charmant leur convenait. Un jour ils ont disparu du café. Le désespoir lui, y reste assis. Et les mille manières d’y survivre.

     

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    2 janvier 2017 1 02 /01 /janvier /2017 21:58
    De notre pandémie identaire - "Vers la guerre des identités ?" - Collectif.  Article paru dans la Quinzaine littéraire

    «  Vers la guerre des identités ? De la fracture coloniale à la révolution ultranationale ». Sous la dir. De Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Dominic Thomas

    « Ni culpabilité, ni haine de soi »

     

    Les éditions de la Découverte rassemblent une série de contributions qui éclairent, alertent, sur le développement tous azimuts de la peste identitaire, vindicative et glacée, dans les représentations politiques de notre pays.

     

    De ces contributions, à la teinte pessimiste comme la couverture noire du livre (Alec Hargreaves parle des émeutes de 2005 comme de « la dernière chance » manquée « pour sauver la cohésion sociale »), d’un pessimisme certes décidé à tenir bon sur des principes universalistes et égalitaires, comme si malgré l’impuissance des intellectuels fidèles à ces étoiles, ce qui devait être dit est ici écrit ; il ressort que la France est un pays qui n’a pas dépassé une situation « post coloniale ».

     

    Par cette expression, les auteurs de « Vers la guerre des identités ? » n’entendent pas, loin s’en faut, que la France serait dans un « continuum colonial », comme le prétendent par exemple les « indigènes de la République », identitaires en miroir des néo fascisants, qui sont pour les auteurs symptômes de la dérive paranoïaque transformant le monde en champ de bataille entre dites ethnies. On signifie plutôt par ce concept de « post colonial » que les uns et les autres n’ont pas su solder ce passé, s’enfonçant dans des obsessions qui mènent à un affrontement général dont le djihadisme local et la progression du Front National sont deux manifestations ; le livre montrant, tristement, que cette vision identitaire de la société s’ancre au plus profond dans l’opinion. Des décennies après « la revanche de Dreyfus » déplorée par Maurras à la fin de son procès de collaboration, nous pourrions bien assister à une troisième bataille frontale où pour l’instant les forces antiracistes semblent comme stérilisées par la violence de l’assaut.

     

     

    Une contribution rappelle que près de sept millions d’électeurs ont voté aux dernières régionales pour une ligne politique assumant qu’une partie du corps social – des millions d’habitants – n’ont pas leur place dans le pays ! Et ils ne partagent pas l’exclusivité de cette conviction. La stratégie de Daesh, qui souffle dans le même sens que les identitaires franco nationalistes, est d’enflammer cette tentation de « polarisation » entre deux pays, « eux » et « nous » , en attisant par le meurtre la haine des musulmans, en agitant les références à l’humiliation que fut la colonisation, amalgamée avec les guerres aux Moyen Orient, réactivant l’antisémitisme par instrumentalisation de la cause palestinienne.

     

     

    Nous sommes pris sous le feu croisé de ces deux catégories de Croisés qui ont en beaucoup en partage. Entre d’un côté le discours décliniste des identitaires de la dite « souche » mythique, qui ne se résument plus aux seuls groupes d’extrême droite, en particulier depuis la grande opération réussie par Patrick Buisson pour convertir un Président au discours Maurassien, et de l’autre la simplification manichéenne des tenants de l’identité victimaire des minorités, il y a certes une « ligne de crête » à défendre coûte que coûte.

     

     

    Les auteurs proclament, parmi les solutions contre l’embrasement, la nécessité de regarder en face l’histoire coloniale. Histoire transformée en amertume revancharde d’un côté, et en névrose obsessionnelle de l’autre. Nous devons avancer vers un «  métarécit humaniste » (Fouad Laroui), donnant sa place à la complexité de l’Histoire, reconnaissant les méfaits incommensurables de la colonisation, sans en éluder les nuances et les contextes. Autour de ce récit nouveau, qui n’a pas son musée en France alors que fleurissent désormais les monuments d’hommage imbécile aux tueurs de l’OAS, nous pouvons éviter de transformer les souffrances d’hier en héritages conflictuels obérant d’autres lectures du présent. Les ghettos, nous dit-on dans ce livre, sont aussi bien des fractures mentales que sociales.

     

     

    Le livre revient sur la vaste offensive de réhabilitation du colonialisme lancée depuis 2007, dont le discours présidentiel de Dakar a été l’apogée, n’hésitant pas à comparer l’homme africain à un enfant. En flattant les angoisses déclinistes d’une ancienne grande puissance, craintive sur le vide laissé par sa déchristianisation (le livre converge ici avec les essais d’Emmanuel Todd), et en provoquant le réflexe identitaire des minorités venues du sud, ce discours eut un effet délétère. Mais il s’inscrit tristement dans une perspective durable qui renforce les tentations discriminatoires, elles-mêmes conduisant parfois le discriminé à endosser fièrement la caricature qu’on dresse de lui.

     

     

    Le drame est que face à ce déferlement, qui certes a abandonné la notion biologique de « race », quoique le livre rappelle sa réapparition (par exemple dans une célèbre saillie de Nadine Morano), pour la remplacer par un racisme culturaliste échappant plus aisément aux lois antiracistes, bilan positif fragile d’un antiracisme qui semble en échec, sur institutionnalisé, nous ne voyons rien émerger.

     

     

    La notion d’intégration a été abandonnée. On ne parle plus que de religion, par la défensive, d’Islam tout court, démonisé. Et revient cette notion agressive d’assimilation, alliée à la dénonciation floue du « communautarisme », toujours celui de l’Autre. Le nationalisme français est d’ailleurs une idéologie floue, un « populisme liquide » selon Raphaël Logier, dans la mesure où elle se fonde sur la peur de l’ « Autre » comme viatique illusoire à la crainte plus profonde d’une dissolution de ce « nous » égaré. Cet Autre s’incarne d’abord dans le musulman, « Janus Bicéphale », cible idéale à qui l’on reproche d’être l’antique ennemi du christianisme mais en même temps de s’opposer à la modernité, toujours perdant. Mais il prend forme aussi dans d’autres figures comme les roms, et peu importe la faiblesse numérique ou sociale de cet « Autre ». Quant au vieil antisémitisme, il n’a pas disparu. Il s’est reconfiguré, mais persiste aussi dans ses vieux stéréotypes.

     

     

    Dans une France déboussolée, la haine identitaire devient un liant. Et qui propose un autre ciment hormis la psalmodie abstraite des « valeurs de la République » impalpables, cette évanescence menaçant tout l’édifice philosophique d’une Lumière qui incendia en son temps le monde ?

     

     

    Devant ces courants dont on saisit la nature irrationnelle, combien pèsent les analyses ici brillantes d’un Laurent Mucchielli opposant sa déconstruction des statistiques sécuritaires, démontrant les biais qui surévaluent les délits commis par des étrangers, face à un « Français ou voyou, il faut choisir ! » lapidaire, et aux injonctions incitant, au plus haut niveau de l’Etat, à cesser de comprendre, car comprendre serait excuser ? Les auteurs rappellent que comprendre n’a rien de moral en soi, mais que c’est tenter de s’épargner l’aveuglement des futurs perdants de l’Histoire.

     

     

    Face au tsunami identitaire, la bataille culturelle ne peut qu’être totale et multiforme. Sur le terrain de l’Histoire, oui. Mais nous avons besoin d’autres imaginaires et d’autres émotions, concurrents des olifants de croisade. Finalement, et c’est là où le livre cesse son incursion, l’identitaire n’a t-il pas une fonction culturelle évidente ? Atrophier l’émergence d’autres lectures des difficultés du monde, sans doute. Comment dans une société qui a profondément changé, donner corps à d’autres représentations, fondements,manières de donner sens aux existences ?

     

    j BONNEMAISON
     

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    21 septembre 2016 3 21 /09 /septembre /2016 13:09
    Tout et rien d'autre - "Daesh, le cinéma et la mort" - Jean-Louis Comolli

    Des livres sur Daesh, on n'en manque pas. Çà pleut. Jean-Louis Comolli en publie un, d'un point de vue inédit et original. " Daesh, le cinéma et la mort" n'est pas seulement un essai, méditation un peu décousue, comme rédigée au fil de l'eau, sur la manière dont Daesh manipule les images, élément essentiel de son dispositif de recrutement, de terreur et d'influence, mais aussi et surtout sur ce que ce traitement dit du cinéma lui-même, de son évolution, et de ce que cette manière d'utiliser les images est nuisible à l'idée même du cinéma. C'est au final, en contrepoint de la barbarie technicisée, un plaidoyer pour le cinéma.

     

    Les clips effroyables de Daesh relèvent du cinéma, qui peut se définir simplement par le choix de cadrer des images qui défilent pour les montrer. Et la problématique de Comolli est d'inscrire l’extrémisme violent des djhadistes numériques dans une évolution qui massacre une fonction du cinéma, en exprimant le fantasme de "tout montrer". Nous voyons tout et ils voient tout. Contrairement aux hitlériens, qui cachaient leurs massacres même si des films ont été retrouvés, mas jamais utilisés comme propagande ou outil de la guerre, Daesh les exposent, mais en plus tiennent à montrer qu'ils les commettent sans ciller.

     

    Car telle est l'évolution du cinéma, sous l'impact hollywoodien, modèle qui inspire hautement ces ennemis des "valeurs de l'occident". Sans savoir, ne voulant pas voir, ou assumant cyniquement, qu'ils sont les purs produits de ces approches de l'image venues du pays de "Sheitan". Un exemple de cette pente du cinéma est le gros plan, qui cadre pour nous, nous donne le détail. ll s'agit de tout nous donner. Ce "trop de réalité" dont parlait Annie Lebrun dans un essai éponyme.

     

    L'existence de ces clips évoque un étrange malaise. Nous avons du commun, perception nauséeuse, avec ces gens de Daesh. Nous regardons les mêmes images, les nôtres et les leurs, et elles ont les mêmes codes. Nous les analysons en même temps qu'eux. L'étrangeté radicale de ces gens qui pour certains viennent de notre pays se combine, dans "la confusion", caractéristique générale de cette guerre, avec leur familiarité. N'est-ce pas une guerre où tout le monde peut être victime, où tout le monde peut surgir du néant politique et devenir un terroriste ? Cette guerre est une nouvelle étape de la guerre, et nous avons du mal à l'appréhender comme guerre. Comolli ne développe pas ces éléments, mais je suis frappé du fait que lorsqu'un attentat est commis en France il et abordé comme un fait divers, avec notamment les polémiques sur les responsabilités policières, les querelles politiciennes, et non comme un événement dans la guerre, car les forces françaises, dont on ne voit jamais la moindre image, comme pour conforter un déni de notre condition guerrière, sont engagées sur un terrain classique de conflit armé.

     

    Ne pas tirer les conclusions de notre présence en guerre, psychologiquement, ne peut pas nous aider. Nous ne pouvons, sans doute ni ne voulons pleinement intégrer le tragique de notre temps, qui nous sortirait de la nostalgie de l'Europe anesthésiée dans son consumérisme pacifique.

     

    Si les techniques filmiques de Daesh sont inspirée de l'occident honni, et donc disent la dépendance à cet occident là aussi, la différence est que le cinéma occidental, qui montre sans cesse la mort, ne tue pas les acteurs. Le spectateur d'une fiction sait qu'il voit une fiction, même quand il frémit. On peut dire qu'il se permet de frémir parce que justement il sait que c'est une fiction.

     

    Un des problèmes que soulèvent les clips de Daesh est que l'acte de filmer et de montrer l'inmontrable transforme le réel en cinéma. Ainsi il vient affecter le cinéma. Il vient affecter le rapport entre la fiction et la non fiction. Or, citant Arendt, l'auteur rappelle que le sujet idéal du totalitarisme et celui qui est devenu incapable de considérer la distinction entre vrai et faux. L'idée initiale du cinéma était de s'opposer à ce "tout" du totalitarisme, justement. De jouer des artifices avec la complicité du spectateur.

     

    Là où le cinéma, une part du cinéma hollywoodien, converge avec les clips de Daesh, c'est sur la conception du cinéma comme production pure de sensations, niant la possibilité du cinéma à lier le travail du cinéaste à celui du spectateur. C'est aussi sur une certaine conception du spectateur, objet d'un kidnapping par les sensations. Une "préemption du désir" du spectateur. Les images ne réclament pas sa participation mais sa soumission. Le spectateur de Daesh est jugé "indigne". Il ne peut pas arrêter ce qu'il est en train de voir, en ayant recours à son imaginaire. Et le cinéma commercial pur n'est pas loin de considérer le spectateur comme tel.

     

    Daesh radicalise, dans sa stratégie de diffusion quasi instantanée, l'absence de montage, qui est une tendance générale du cinéma de l'offre et de la demande, cinéma du choc. Il n'y a pas de hors- champ dans ces cinémas, et donc pas de liberté du spectateur. Pas d'imaginaire possible. Du choc et de l'effroi. De la nausée pour Comolli et d'autres. La crainte aussi, d'un "affaissement des subjectivités". Et je repense ici à la scène d'Orange mécanique où l'on tente de guérir le délinquant en le forçant à regarder, les yeux ouverts de force, des images subliminales.

     

    Autant les photos créent du hors-champ, libèrent l'avant et l'après, autant le films de Daesh "cannibalisent" totalement le spectateur, même quand on censure le passage de l'égorgement. Car la censure ne peut que dire : "c'est bien là".

     

    On ne peut pas écarter le fait que les images de Daesh, destinées à faire peur, soient aussi vues avec une jouissance perverse. On ne peut pas douter du fait que Daesh le sait. Ces images relèvent d'un érotisme morbide au sens où elles nous placent en situation de voyeur. Elles misent sur la "corruption" du désir de voir. La pulsion de mort, universelle, en est le moteur. Pasolini, dans son adaptation de Sade, appuie où ça fait mal, en mettant en évidence avec radicalité cette ambivalence du dégoût et du voyeurisme. Qu'est-ce qui est le plus terrifiant ? Ce que nous voyons, ou que nous puissions le voir, que nous ayons tellement envie de le voir et de le "partager" ?

     

    Je pense aux photos du petit, enfant exilé, mort sur une plage, qu'on a diffusées à la vitesse de la lumière sur tous les écrans, sans s'interroger. Les bons sentiments étaient censés régler le débat. Mais c'est l'effroi qui était recherché. L'effroi, par essence imposé. A t-on vu quelque effet civilisateur de ces diffusions ? Pas en Allemagne si l'on en croit les élections.

     

    Comolli présente un tableau désespéré de la situation des images, porté à ses excès par Daesh. Et il craint la mort du cinéma dans sa fonction libératrice. Mais il n'oublie pas ceux qui luttent, avec les images aussi, contre Daesh. Ce collectif syrien par exemple qui diffuse, en s'inspirant des leçons de Godard, d'autres visions du conflit. En mettant en exergue la parole des victimes plutôt que leur image par exemple. En montrant la ville sous domination des tirs de Kalachnikov sans tout montrer, nous renvoyant ainsi à l'imagination d'une existence en guerre.

     

    La guerre des images n'est donc pas simplement une guerre de contenus, de messages. Mais une guerre "de formes". C'est dans la forme que l'on trouve peut-être le coeur du combat, car la forme parle à l'inconscient. Tel est le double front d'un art qu'on dirait "engagé".

     

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    23 août 2016 2 23 /08 /août /2016 20:56
    Marseille, appartement témoin clinquant - « La fabrique du monstre » - Philippe Pujol

     

    Philippe Pujol est un journaliste. Un Monsieur manifestement intègre, patient, professionnel, indépendant semble t-il, encore qu'on n'est jamais indépendant de soi-même, soucieux de creuser sous le vernis des communiqués de presse ou au contraire d'une certaine démagogie anti politique ou anti administrative, qui dirait « tous pourris » pour justement éviter de plonger dans les arcanes. Ainsi, face au cas de la Députée Sylvie Andrieux, mise en examen et condamnée pour avoir utilisé des centaines de milliers d'euros de la région PACA à acheter des voix via des associations écrans, Philippe Pujol dit tout de suite qu'il s'agit d'une épingle sortie de la pelote. Cela n'exonère de rien l'édile socialiste, mais l'étalage du nom ne doit pas leurrer. Ces subventions étaient votées sans sourciller.

     

     

    Son essai, « La Fabrique du monstre », annoncé comme issu de dix ans d'enquête dans les quartiers nord de Marseille, n'est pas un grand livre , bien que largement salué par la presse comme un document exceptionnel. Il est à ma lecture un essai de journaliste viscéralement honnête, courageux, et manifestement d'amoureux déçu de Marseille – il y a de quoi-. Il n'a pas la profondeur de champ d'une étude de sociologie urbaine ni d'une socio fiction comme « the wire », car il n'en a ni la méthode ni la rigueur théorique et empirique. Il est quelque peu brouillon dans sa construction, rédigé sans projet d'écriture bien clair, comme un acte de résistance citoyenne qu'on ne peut qu'applaudir. L'objectif était de dire ce qu'il en était. Le livre de combat d'un homme, révolté par le sort de sa ville, en particulier le sort de l'enfance et de la jeunesse populaire. De ces enfants qu'on paie à ramasser les cafards pour pouvoir ensuite les jeter dans un appartement et chasser des locataires récalcitrants au départ, par exemple.

     

     

    A vrai dire, ceux qui travaillent dans le social ou l'éducatif, dans la sécurité, ou même dans les collectivités locales, y compris loin de Marseille, et même ceux qui ont un peu lu les papiers des quotidiens sur les rocambolesques aventures des frères Guérini par exemple, n'apprendront pas énormément en lisant ce livre. Personnellement, au-delà des anecdotes, rien ne m'a étonné, m'intéressant à ces questions à divers titres, depuis longtemps. J'ai d'ailleurs du mal à utiliser cette expression : « ces questions », tant l'exclusion est un fondamental, un pilier de notre société, une condition de sa persistance dans la douleur, dérivant sans dessein ni surmoi vers on ne sait où. Malheureusement, et c'est à pleurer, on ne peut même pas taxer Monsieur Pujol de faire du sensationnalisme.

     

     

    Le livre est annoncé comme ciblé sur les quartiers en difficulté, qui à Marseille sont au nord, coupés de la ville, mais aussi pour certains au coeur même de la cité ; toutefois il s'étend rapidement à toute la ville de Marseille, à sa vie politique, au fonctionnement des réseaux.

     

     

    Quand je dis « on n'apprend rien », j'exagère évidemment. On en apprend évidemment sur les péripéties, on découvre des incarnations des phénomènes sociaux. L'occasion, toujours de se rappeler qu'il y a de l'humain derrière eux. Un délinquant n'est pas uniquement un délinquant, ce n'est pas son essence d'être délinquant. Ainsi il y a ce caïd qui sans le dire règle les dettes locatives d'une famille. L'essai met aussi le doigt sur des idées intéressantes, souvent négligées quand on parle de la « cata » marseillaise, qu'on ne réglera évidemment pas en affectant quelques policiers de plus.

     

     

    Il souligne notamment la continuité dans la dégradation de la santé publique, où s'entremêlent l'usage des corps et les dégâts mentaux dans une société. Ca commence par la malbouffe, les shoots de sucre, puis on fume du shit coupé à l'huile de vidange. Cet enfermement des pauvres, dès le plus jeune âge, dans un cercle vicieux, est très bien appréhendé, au contact, par le journaliste. Vampirisés sanitairement par la low cost consommation, ils risqueront leurs vies pour mener une trajectoire ascendante vers les marchandises plus valorisées , qui trop souvent finit par une mort violente.

     

     

    Car, c'est une spécificité sombre de Marseille : sa jeunesse marginalisée n'est pas tellement attirée par le djihad, contre toute attente. Elle est aimantée par une autre illusion : le succès par le crime.

     

     

    Autre idée très intéressante : Monsieur Pujol conteste les mythes, qu'il déconstruit, de la paresse ou de l'incompétence marseillaises. Ce qui semble découler de la négligence est selon lui le fruit d'un système politique et entre dans sa rationalité. Ainsi peut-on le remercier d'évoquer un sujet que beaucoup d'agents publics connaissent, et qui n'est malheureusement jamais soulevé quand on parle de corruption, les petits symboles personnels masquant le gros des soucis : l'organisation des « adjudications », que l'essai appelle marchés à bons de commande. En gros, on attribue tout un domaine d'activité à une entreprise, par exemple la réparation de la voirie et on passe commande à chaque besoin de travaux, sur devis. En l'absence de contrôle strict, comme le marché est passé et qu'il se déroule, il y a danger : on peut multiplier les travaux, les bâcler, laisser éclater les coûts. Ainsi lorsque certains travaux sont refaits en permanence, que la ville ressemble à un gruyère, il y a des questions à se poser. Ce problème là est perçu par de très nombreux agents publics dans notre pays, et c'est la première fois que je le vois mentionné dans un livre. Tant mieux. Plutôt que de faire les gros titres sur le logement social d'un élu, sans défendre cet abus, on devrait sans doute s'interroger sur ces circuits.

     

     

    De même, on ne peut pas séparer la persistance de l'insalubrité des phénomènes de spéculation et des contingences de gestion d'organismes liée à des clientèles. Le choix de l'incompétence n'est pas hasardeux. Il est rationnel. Il a son utilité pour servir un objectif. Mais dans les nombreuses anecdotes narrées par Philippe Pujol, on trouve aussi des gens compétents. Et il y a ce mystère, oui, celui de l'énergie dépensée en montages délictueux ultra inventifs, celui de la compétence dévoyée. Pourquoi l'illégalité et la triche plutôt que le succès dans les règles ? Ce n'est pas seulement une question de maximisation du profit, car il s'agit justement de vivre dangereusement et à la petite semaine. Il y a d'autres dimensions dans le crime. Un aspect plus noir et angoissant que celui visé par la critique du profit sans scrupule. Un délinquant travaille parfois beaucoup. Et les élus les plus contestables peuvent pour certains ne pas compter leurs heures.

     

     

    Il y a une obscure attraction du jeu avec les lignes, du crime, du délit, ou de la fréquentation du sulfureux, comme il y a une obscure attraction du pouvoir. Le Maire de Marseille, ultra catholique, n'est pas, notoirement, un homme d'argent. Mais c'est un homme de pouvoir qui sait qui il croise, qui a formulé des choix nettement clientélistes, confiant d'après le journaliste tout le système d'embauche à FO Mairie. Ceux qui critiquent le milieu politique en disant « ils vont à la soupe » ont sans doute raison. Mais partiellement. C'est la recette de la soupe, la bouillabaisse en l’occurrence, qui reste énigmatique.

     

     

    Ainsi l'image locale, négative, est-elle retournée comme un gant, et sert de paravent. Cela va de pair avec l'anti parisianisme et un misérabilisme qui permet d'éluder la question de la dilapidation.

     

    Le fameux "monstre", c'est le clientélisme. Un mode de fonctionnement généralisé, transversal et vertical, qui sert de paradigme général. Les maux de Marseille, à la lecture de l'essai, tiennent à cet engluement dans l'archaïsme d'un fonctionnement pré démocratique, associant patrimonialisme politique et rapports de forces entre réseaux pour le partage des ressources de toutes sortes. L'espace de l'intérêt général ne semble pas s'être coagulé dans la ville, qui semble tenir sur une somme fragile d'équilibres dont certains, comme le Maire, tiennent plus de fils que d'autres. Elle tient, certes, mais au prix de la souffrance tue de tant de marseillais.

     

     

    Ainsi cette ville, parfaitement lucide sur son propre fonctionnement semble t-il, sait ce qu'elle vit, et beaucoup participent du renouvellement des schémas, car c'est ainsi et pas autrement. Pourquoi d'ailleurs serait on tenté par l'intégrité quand ceux qui dirigent se cachent à peine de leur méthodes vers la réussite ? Ce mode de fonctionnement est maquillé par de faux débats, de trompeuses oppositions idéologiques, entre droite et gauche par exemple, qui se séparent surtout par des stratégies de clientélisme différentes, ou entre le légal et l'illégal, le notable et le mafieux. Les cloisons sont peu étanches entre ceux qui ont de l'influence, dans cette ville. Et depuis longtemps évidemment. La comédie est interminable, et on voit les plus grands tenants de la fermeté et du « je lave tout blanc » s'acoquiner avec les délinquants. Le FN est parfaitement intégré dans cette mécanique malgré ses paroles anti système. Le monde associatif n'est nullement épargné. Pour participer au jeu dans cette ville, il faut jouer avec les règles. Telle est la vraie nature de la reconduction du système, car personne ne peut vraiment dénoncer ce qu'il contribue à alimenter, même en bout de ligne.

     

     

    Le livre, indiscutablement rédigé en écho du stupéfiant « Gomorra » de Saviano, aurait gagné à entrer plus en profondeur sur les dynamiques historiques qui ont conduit Marseille à en arriver là. On parle de l'époque Deferre, de ses accords supposés avec la mafia pendant la résistance. Mais cela suffit-il ? Deferre n'est qu'un personnage , lui aussi. Les fonctionnements claniques, crypto mafieux, ou carrément gangstéristes, s'engouffrent dans la défaillance d'autres modes de fonctionnement sociaux.

     

     

    L'Essai est aussi une énième illustration de la stupidité fondamentale de notre approche française de la toxicomanie et du cannabis en particulier. Il serait temps, simplement, le plus simplement du monde, de dresser un constat honnête : la prohibition a échoué. La vie des cités marseillaises le crie. Elle a non seulement échoué mais elle a permis d'échafauder un immense réseau d'économie noire et violente, reposant sur la clandestinité, car c'est elle qui transforme le commerce en jungle impitoyable où les prix bénéficient du risque. De la Loi de 1970 n'est sortie que le pire. Elle n'a atteint aucun de ses objectifs déclarés et a multiplié les effets pervers, comme une encre saccage un buvard. Mais là aussi il serait temps de sortir des faux semblants. Accessoires liés à notre système politique désuet, binaire, fondé sur la promesse et le mépris du logos. A ce titre, Marseille, où ne votent plus que les bénéficiaires nets du système de clientèles, est bien, comme sur d'autres plans un appartement témoin clinquant des maux de notre république sénile.

     

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    14 août 2016 7 14 /08 /août /2016 21:23
    Vertiges dans les éprouvettes - "Voyage en zygotie, histoires d'embryons" - Dominique Laufer, Véronique Mauron

    Dans l'épopée de la marchandisation du monde, l'humain est notre far west actuel. L'un des champs de bataille de cette soumission est la procréation médicalement assistée, et ses perspectives multiples, révolutionnaires, à en donner le vertige.

     

    Un basculement majeur, avec la procréation assistée, est celui, progressif mais tangible, qui voit - à mon sens fort dangereusement- le droit A l'enfant - à avoir un enfant, son enfant, et pourquoi pas l'enfant que je veux comme je veux- se substituer, en haut de la hiérarchie des normes, au droit DE l'enfant. L'enfant n'est pas là, il n'est pas né. Le droit du consommateur, immédiat, devient une référence centrale. C'est lui qui au niveau des institutions européennes par exemple, à travers la Direction de la Concurrence, supplante les autres considérations. A ce titre ne nous étonnons pas de voir les générations futures oubliées. Ce que nous avons fait de la planète en attestait déjà.

     

    Cela n'émeut guère, excepté les chrétiens qui monopolisent ces débats dans une posture oppositionnelle, au nom de transcendances qui n'ont pas à s'imposer dans nos débats bioéthiques laïques, même si chacun est libre de penser ce qu'il veut. Nous sommes ici bas, c'est ici que ça se passe, et nous devons penser ces enjeux de manière séculière, et en tout cas aborder ces débats avec raison, et non au nom de tables de la loi dans le ciel. La question est : qu'est ce que ça fait aux humains ? Est-ce l'humanité à laquelle nous aspirons qui se dessine à travers nos législations ?

     

    C'est l'essence de l'humanité qui est en cause, et finalement on s'en fiche un peu, tout le monde semble considérer que l'extension des possibilités technologiques, quand elle permet plus de "choix" aux individus, est en soi "un progrès". L'utilitarisme semble, dans ce monde pourtant si agité, un consensus si l'on excepte les fanas des arrière- mondes et quelques kantiens dépassés, inaudibles. Le souci des kantiens c'est qu'ils balancent des mots censés valables tout le temps et partout... Comme "dignité". Mais ces mots ne répondent pas aux situations vivantes et n'aident pas grand monde en vérité. Ils servent surtout à justifier l'autorité.

     

    .

    Il y a peu de temps, le Conseil d'Etat fr​ançais a obligé le ministère des affaires étrangères à laisser entrer ​ un enfant né de GPA en Arménie pour y vivre avec sa "famille", c'est à dire la commanditaire. C'est la seconde jurisprudence du genre, je crois. Ceci alor​s que la GPA, achat d'enfants à la commande, est interdite en France. Le politique démissionne, calcule électoralement, en ne voulant pas froisser ni le catholique ni le mouvement homosexuel. Il s'en lave donc les mains. Au lieu d'affirmer une position politique, philosophique, d'élever le débat en l'assumant, il se cache derrière les jurisprudences et la mondialisation. C'est très dommageable, aussi bien pour l'Etat comme pour le politique, qui organisent leur inutilité, que pour la cohésion nationale : on ne procède pas à de telles bifurcations en douce, sans susciter des réactions insoupçonnées et des retours du refoulé dans l'inconscient collectif.

     

    Enfin un retour d'expérience !

     

    Le livr​e dont on va parle​r maintenant est précieux. Il offre, loin des essais pamphlétaires dont il convient de se méfier, la passion régnant autour de ces questions pour les minorités qui s'y intéressent alors que leurs représentants s'en fichent, un retour sur les premières générations qui ont eu recours à la Procréation Médicalement Assistée. Des couples de sexe différents. L'accès à la PMA leur a été permis pour impossibilité de procréer naturellement.

     

    Les auteurs ont pu mener une recherche, influencée par la psychanalyse, mais utilisant le miroir de l'art de manière originale pour susciter la parole-, afin d'étudier ce que l'usage de la PMA pouvait receler d'enjeux psychologiques. Le résultat est riche, et ce qu'on peut déjà dire, c'est que les enjeux sont véritablement révolutionnaires en effet. Ces familles ont essuyé les plâtres d'une méthode, qui à l'époque de son autorisation a certes soulevé des débats, et été régulée, mais dont toutes les implications n'avaient certainement pas été anticipées. C'est à l'usage, et par une démarche d'enquête, d'analyse de contenu des discours de ces familles, que l'on peut aller plus loin. Et ce livre est à cet égard une avancée.

     

    Il me semble qu'il est indispensable, mais malheureusement je vois que ce ne sera pas le cas, puisqu'on s'en remet à la jurisprudence et à la "fatalité" du village mondial, d'observer ce qu'il en est pour les familles déjà concernées, pour les enfants nés de PMA - dans le livre évoqué ces derniers ne sont pas présents, sinon dans l'analyse-. On doit aussi s'intéresser à d'autres individus dont les situations à l'égard de la filiation peuvent nous éclairer, comme les enfants nés sous X, qui clament souvent leur souffrance en vain. Ce serait la moindre des choses de s'intéresser aux humains quand on touche à l'essence de l'humain.​

     

    Pour ce "Voyage en zygotie- histoires d'embryons", Dominique Laufer​ et Vér​onique Mau​ron ont travaillé auprès de couples suisses. C'est important car il y a une nuance majeure. En Suisse, la loi prévoit que les zygotes congelés doivent être utilisés dans les cinq ans, ou bien ils seront détruits. Cette limitation n'est pas de mise en France, et nous verrons que ce n'est pas sans conséquence. Autre différence, en Suisse, on congèle au stade du zygote, et non comme en France au stade de l'embryon. En bioéthique, les détails sont des mondes.

     

    Le zygote est un ovocyte imprégn​é par le spermatozoïde ​. Les deux génomes masculin et féminin sont encor​e juxtaposés. On les congèle.

     

    Entre être et chose

     

    Que sont ces zygotes pour les familles ? Voici quelques formulations : "c'est quelque chose à défaut d'être quelqu'un", "c'est une chose qui nous appartient et qui vit", "ils représentent un patrimoine commun".​ Dans les discour​s l'on décèle une oscillation entre ​être ​et chose. Et en définitive, les auteurs peuvent faire synthèse en disant qu'il s 'agit " d'êtr​es qu'on possède".

     

    La PMA, par la congélation, revêt un indéniable aspect de réification.

     

    Le zygote est une image, et un moment dans la PMA. Il suscite d'emblée une inver​sion : alor​s qu'on attend un enfant, là c'est le zygote qui attend, qu'on vienne le chercher . Chaque famille a « son petit stock » -expression d'un père-.

     

    Le devenir des embryons surnuméraires soulève bien des soucis.

    Les familles, qui essaient de trouver des références, se comparent volontiers aux adoptants. Il y a une différence un peu maudite : tous les embryons ne seront pas utilisés ou tous ne « prendront pas » de manière prévue.

     

    Si dans l'adoption il y a « la trace » de la famille biologique, ici il y a indéniablement « la trace » du congélateur. Il y a l'exemple de cette maman qui a deux enfants, un naturel, et un issu de la PMA . Malgré sa volonté de transparence elle ne parvient pas à le dire à ses enfants. Elle ne peut pas dire à l'un, qu'il « vient du froid ». Elle a peur d'entendre : « pendant des années tu m'as laissé au froid, au congelé, tu as aimé ta fille Valérie, mais nous on était congelés ». Ce passage par la congélation laisse sa marque. Pour certains parents, il s'agit d'un passage dans les limbes, dans un endroit situé entre la vie et la mort.

     

    La congélation suscite aussi le trouble temporel. Il est possible qu'un enfant congelé en amont de la naissance de sa fratrie, naisse après elle, quand des naissances naturelles s'intercalent. Chacun doit se débrouiller avec ces dérèglements.

     

    Paradoxalement il est commun que la PMA engendre un doute sur la filiation et que les familles demandent, contre toute attente, des tests ADN. La technologie semble les avoir dépossédés et ils ne parviennent pas à se rassurer.

     

    La PMA, qu'elle implique les gamètes des parents ou le recours à des dons, ce qui n'est nullement indifférent psychologiquement évidemment, dessine un nouvel arbre généalogique où la place du tiers est contestée au père. La fécondation est non plus intime mais exposée et publique. La place des médecins dans le processus est première. Il n'est pas rare qu'on donne le prénom du médecin à l'enfant né de la PMA ! Une maman a eu l'impression de tomber enceinte du médecin « créateur ». L'usage d'un vocable scientifique opaque stimule ce sentiment de dépossession.

     

    Parmi les solutions imaginaires que les parents utilisent pour s'y retrouver il y a la métaphore du comestible. Les parents sont contents quand on évite la congélation : « Valérie a été conçue avec du frais ».

     

    Dans l'impasse morale

     

    Vient le moment de la question de la destruction des zygotes surnuméraires. Le dilemme est difficile. La loi impose la destruction et peut ainsi soulager le dilemme. Mais elle met en même temps une pression temporelle sur les familles. On trouve l'exemple d'un couple ou le père déclenche une dépression massive devant l'attitude de sa femme qui ne peut pas se résoudre à la destruction et veut donner leur chance aux possibles enfants congelés. Une maman déclare : « c'est clair dans ma tête, que si on n'avait pas de zygotes… Je penserais pas à un troisième ». Le désir d'enfant est donc bousculé, parfois artificiellement agité par la culpabilité de la fin de congélation.

     

    Les cohortes familiales du droit A l'enfant sont ainsi piégées dans un devoir d'enfant.

     

    Les familles, devant un véritable encombrement embryonnaire, peuvent ainsi être poussées à faire famille nombreuse non désirée. Quel paradoxe que les techniques de contrôle de naissance aboutissent à ce qu'elles ont voulu résoudre, comme si la nature adressait un clin d’œil retors à la science !

     

    Et puis, il y a cette dure réalité : la PMA donne le droit de vie ou de mort. Devant ces embryons, là, qui attendent la possible chance de vivre.

     
     
    Trouble dans les fratries
     
     

    Ces histoires de vie vont évidemment rejaillir sur la manière d'aborder l'enfant, et sur sa personnalité. Ainsi une famille voit une enfant de la PMA comme « une bonne pâte » … Qui a pu prendre en effet, et qui prend toujours son temps – elle a été longtemps congelée. Leur autre enfant, naturellement né, est lui l'enfant vif de la famille. Les auteurs ici montrent bien qu'ils sont dans la matrice de la psychanalyse. Il n'est pas interdit de penser non plus que ce destin ait une source génétique, lié à ces différences biologiques, plutôt que de relever de la « projection » parentale.

     

    Cette même famille est confrontée à un autre souci. L'enfant né naturellement, non prévu, supposé impossible, n'est-il pas anormal ? Ne vient-il pas bousculer ce qu'on avait entrevu ? Ne vient-il pas concurrencer les enfants congelés ?

     

    J'ai songé, en lisant ces témoignages, à Vang Gogh, à sa biographie. A cette vie que Viviane Forrester a qualifié d' « enterrement dans les blés ». Le destin de Van Gogh a été marqué par sa substitution à un enfant mort né , un an jour pour jour avant sa naissance, qui s'appelait aussi Vincent, et dont il prenait symboliquement la place. Les conséquences psychologiques en ont été immenses. Elles ont conduit Vincent à sublimer mais aussi à souffrir toute sa vie.

     

    On implante souvent deux embryons pour se donner le plus de chance de réussit. Cela peut aboutir à une naissance multiple, mais bien souvent on ne souhaite pas de jumeaux. Quand ce ne sont pas des jumeaux, un embryon disparaît. C'est un embryon sacrifié. Quelle est sa place symbolique ? Notamment pour l'enfant, qui lui, naîtra. Les parents organisent des cérémonies d'adieux à l'embryon disparu.

     

    Ces difficultés parentales sont maximisées quand il y a don d'ovocytes, et que la mère peut se représenter comme simple mère porteuse, « invitée » dans la naissance.

     

    Et puis il ya tout le processus de la PMA, qui ne ressemble pas à une grossesse naturelle. Tout est disséqué, il y a beaucoup plus d'étapes, de dangers de mort de l'enfant projeté, d'échéances hyper angoissantes. Quels sont les risques pour l'enfant, dans la transmission de cette angoisse ? C'est une question à se poser, qui demande ainsi d'enquêter cette fois-ci auprès des enfants.

     

    La PMA suscite bien d'autres interrogations évidemment. La question de l'enfantement tardif par exemple. Mais aussi le choix de légaliser la naissance organisée d'enfants qui n'auront pas accès à leur filiation génétique. Comme dans le cas des « sous X ». Si les « sous X » sont issus d'un drame inévitable, la société a t-elle le droit de donner priorité au désir d'enfant sur la protection de l'intégrité psychique d'un enfant à naître ?

     

    Enfin, le débat s'entrelace avec celui de la sélection génétique compte tenu des possibilités de la science. Le concept de droit à l'enfant qui s'affirme peut logiquement déboucher sur celui de droit à l'enfant que je veux. C'est déjà le cas, dans la GPA. On choisit une mère biologique. Que lui demande t-on ? Jusqu'à où peut-on aller en ce sens ? La manipulation génétique peut-elle s'en mêler ? Déjà les gynécologues, qui sont consultés par les auteurs du livre ci dessus évoqué, témoignent des demandes de PMA de convenance, évitant la sexualité. Mais on peut aussi imaginer des délégations ou reports – par congélation- de grossesse, imposés par des employeurs par exemple, ou par convenance encore. Si la loi permet, alors qu'est-ce qui pourrait empêcher l'amplification de l'audace ?

     

    L'intérêt de ce livre est de montrer que dans le cas, qu'on pensait réglé et simple, de la PMA « thérapeutique », plus ou moins encadrée selon les pays – en France le don d'ovocytes est illégal par exemple, mais pas en Suisse-, l'impact psychologique sur les familles, et nécessairement sur les enfants, dans le recours à cette technique, est déjà considérable, complexe et multiforme. C'est au coeur de la condition humaine que l'on suscite des bouleversements.

     

    Il est donc impensable, à mes yeux de lecteur de ce livre, que l'on règle la question de la PMA par le simple « oui » à une demande de « faire ce qu'on veut puisqu'on peut maintenant ». La PMA est trop sérieuse pour être laissé au seul désir des concernés, ni à la dynamique autonome de la science. D'autant plus que de manière réaliste, nous devons constater qu'une foi la PMA non thérapeutique légale, le principe d'égalité entre citoyens ouvrira la porte sans délai à la GPA, et à des PMA GPA de convenance.

     

    Il ne s'agit pas d'être conservateur ni réactionnaire. Il s'agit de se demander où nous allons en tant qu'espèce. Sans nul besoin de convoquer quelque transcendance.

     

     

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    Lectures de Jérôme Bonnemaison

     

    Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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    D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

     

    Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


    Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


     

    De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


     

    J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


     

    Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

     

     

    Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


     

    Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

     

     

    Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


     

    Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


     

    Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


     

    J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


     

    Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

     

     

    Jérôme Bonnemaison,

    Toulouse.

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