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7 novembre 2015 6 07 /11 /novembre /2015 15:52
L'enfer c'est pas les autres (" d'autres vies que la mienne" - Emmanuel Carrère)

L'oeuvre d'Emmanuel Carrère, dont on trouvera plusieurs approches dans ce blog, est en définitive le récit d'une longue lutte, patiente, stylo à la main, contre le mal être, que dans " D'autres vies que la mienne" il décrit comme un renard qui lui dévore le ventre, image qu'il a rencontrée.. empaillée chez un psychanalyste réputé.

 

L'issue qu'a constamment recherchée cet homme attachant, un de nos meilleurs écrivains à mon sens, est de se décentrer radicalement, d'où sa plongée dans l'évangile, dont il sort athée mais convaincu de la convergence des sagesses autour de cette notion de dépassement de l'égoïsme, qui ne peut qu'être auto destructeur (lire le sublime  "Le Royaume", apogée de ce processus). Mais tous les écrits de Carrère témoignent de ce projet, littéraire autant que thérapeutique : sortir de la gangue étouffante du rapport de soi à soi, échapper au narcissisme et à ses tortures incessantes, profiter de l'admiration du courage d'autrui, apprendre de ce courage.  Apprendre aussi de la curiosité de l'altérité, comme dans l'"adversaire", "Limonov", ou encore la biographie de philippe K Dick. Ce qui est encore échapper au processus d'auto destruction que connaît tout dépressif.

 

On dit souvent aux dépressifs, "mais prends sur toi !". Ceux qui disent cela ne saisissent rien de la dépression  qui consiste justement à tout prendre sur soi, à ne pas être dans la capacité de vivre autrement. Enormément de gens qui souffrent parviennent à donner le change. Non pas parce qu'ils trichent mais parce que leur présence au travail notamment, leur capacité, pour parler comme un phénoménologue, à "être pour soi", c'est à dire à se sentir conscience dans le monde, conscience d'un objet qu'ils contribuent à façonner, les sauve quelque peu de leur combat avec leur ennemi intérieur, qu'ils connaissent parfois, qui se cache souvent. Le dépressif se dévore.

 

" D'autres vies que la mienne" est ce qu'on appelle aujourd'hui une autofiction, drôle de terme, qui semble signifier "fiction de soi". Il s'agit en fait de parler de soi, sans tricher. L'auteur, qui dans ses livres assume toujours une grande sincérité et ne joue pas, nous raconte les rencontres décisives d'une année particulièrement dramatique, non pour lui, mais pour certains de ses proches, conjoncturels ou durables. En fréquentant le terrible malheur des autres, par le hasard de la vie, il a pu se libérer un peu de ses tourments. Commencer.

 

Deux évènements se sont succédé dans sa vie. Le fait d'avoir vécu le tsunami qui ravagea l'asie du sud Est, d'y avoir réchappé sans le moindre bobo, mais d'y avoir fréquenté des individus lourdement frappés, dont un couple français qui a perdu sa petite fille. Et puis la mort de sa belle soeur, mère de trois jeunes enfants, d'un cancer, dont la disparition lui donnera l'occasion de faire la connaissance approfondie de deux hommes : le veuf, dessinateur de BD, et un ancien collègue de la décédée, magistrat handicapé. Le livre est le récit de ces drames, et celui de ces vies brisées, des relations qu'ils avaient nouées. La méditation de leurs leçons. Evidemment, en signant ce livre, qui est en lui-même un acte d'amour et d'amitié, Carrère donne. Et en cela déjà il se sent mieux, moins rongé par son fauve intime. Il apprend à vivre autrement. Il vit aussi ce que beaucoup connaissent : dans l'adversité tout autour, l'essentiel se consolide.

 

L'auteur dit sa stupéfaction, et nous ressentons la nôtre, face à la violence de certains évènements, qu'il faut pourtant vivre, et que l'on vit, la plupart du temps. Oui, les gens survivent, et c'est étonnant et admirable. Que peut-on faire pour eux, à ce moment où l'amour parfois réclame que l'on souhaite prendre la place de celui qui souffre ? On peut sans doute être là, quoi qu'il en soit. Ce n'est rien et à travers les histoires narrées on voit que c'est immense. Car par l'amour ou la haine, par l'indifférence bâtie ou le déni, on est finalement que par les autres. Chacun le sait, sans avoir lu Lévinas.

 

Ce livre est aussi un hommage, rare dans la littérature - merci -, au travail de "sombres" fonctionnaires, qui démontrera à ceux qui pensent que la politique est cette chose que l'on agite à la télévision, qu'elle se niche tout à fait ailleurs. Dans les plis de la société. Ici dans un tribunal d'instance, à Vienne, où l'acharnement de deux magistrats boiteux change la vie de milliers de personnes accablées par les usuriers.

 

C'est aussi l'occasion de revenir sur la question de la maladie. Carrère est un sceptique, souvent. Il l'est encore une fois. La maladie est elle la forme donnée à notre malaise ? Ou faut-il abandonner ces explications psychiques ? Ou doit-on ne pas opposer les deux dimensions ? Les récits de vie qu'il nous propose donneront matière à belle réflexion à ce sujet qui a bien occupé une Susan Sontag lorsqu'elle fut frappée par ce long cancer qui eut raison d'elle.

 

Moins souffrir, on nous le répète depuis l'antiquité, et Carrère l'observe, c'est aussi accepter. Simplement accepter. Ne pas résister pour rien à l'acceptation.

 

Je ne peux pas haïr ma maladie car elle est moi nous dit un personnage, qui parvient ainsi à survivre. Mais Carrère n'est pas de ces vendeurs de sagesse low cost qui hantent nos écrans et le papier glacé. Il en est parfaitement conscient : il ne suffit pas de philosopher pour aller bien. Et il ne croit pas, en tant que lecteur je le suis tout à fait, à une quelconque égalité des chances face au bonheur. Cette pseudo aptitude au bonheur qui serait partagée universellement est cruelle,  car elle culpabilise. Elle a quelque chose de sadique même. Elle pousse l'avantage des heureux, qui comme les capitalistes protestants de Max Weber croient prouver leur prédestination par le mérite d'avoir obtenu le bonheur.

 

Lorsque notre personnalité se forme, lorsque nous passons du réel du paradis enfantin à l'air froid de la vie, puis lorsque nous subissons la rupture de l'individuation et de l'entrée dans le langage, ça se passe plus ou moins bien, pour telle ou telle raison. Ensuite il sera compliqué de rompre l'abonnement avec le malheur, et l'on pourra pour certains compter sur un rapport à la vie spontanément positif. C'est ainsi. Il y a des damnés et des choyés. Cela n'empêche pas de chercher à aller mieux. Et en tentant, en réussissant à ses dires, Emmanuel Carrère donne aussi de l'espoir à ses lecteurs. Je ne parierais pas sur une sur représentation du bonheur chez les lecteurs. Donc Carrère parle à qui de droit.

 

 

 

 

 

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20 juillet 2015 1 20 /07 /juillet /2015 20:18
Plein feu -"Noces, suivi de l'été", Albert Camus
Plein feu -"Noces, suivi de l'été", Albert Camus

Avant de partir en Crète, terre où Thésée terrassa le Minotaure, j'assouplis mon esprit à la pensée de midi en lisant Ovide, dont je vous parlerai bientôt, et .. Albert Camus, dont son splendide "Noces, suivi de l'été", réunion de textes épars écrits entre 1939 et 1953, célèbre la mare nostrum, ses villes côtières, Alger et Oran en particulier. Et la lumière du soleil qui chauffe les pierres.

 

Camus y est comme un Icare - c'était le fils de Dédale, celui qui bâtit le labyrinthe du Minotaure justement, pour Camus ce monstre est "l'ennui"-. Un Icare dont les ailes seraient de pure pensée. Il s'y place dans les pas des grecs et s'interroge en pleine lumière de l'été, tel ces héros tragiques qui selon lui ne dirent qu'une chose : "Ô lumière, c'est le cri de tous les personnages placés dans le drame antique, devant leur destin".

 

Nous ne sommes pas dignes des grecs cependant, pour Camus. Les grecs posaient des limites. Les Dieux y rappelaient sans cesse, durement. L'homme contemporain a repoussé toutes les limites. Fils de Prométhée, qui donne lieu à un très beau texte, lui qui inaugure l'Histoire, en s'emparant des techniques et des arts, l'Homme a aussi trahi ce rebelle aux dieux, car il s'est asservi à l'Histoire plutôt que de la dominer. L'absence de limites, le caractère de monde fini, attristent Camus, qui recherche des îles et des déserts. Il les trouve en Algérie, croit-il. " Dans la paix des pierres".

 

On y découvre un Camus grec, oui :

 

"les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes, la mer cuirassée d'argent".

 

Un Camus païen et se vivant poète, ce qui n'est pas son aspect le plus connu :

 

"Depuis cinq jours que la pluie coulait sans trêve sur Alger, elle avait fini par mouiller la mer elle-même".

 

 

Un Camus sensuel, charnel, remarquant sans cesse "les filles fraiches", une robe collante bleue, frôlant parfois le panthéisme sexuel - on parle bien de "Noces". Il compare l'Algérie avec une femme auprès de qui il entretiendrait une longue liaison. Un Camus soucieux de simplement décrire, se laisser absorber par la beauté et la lumière, mais qui est sans cesse rappelé à la pensée, quoi qu'il en dise.

 

On y retrouve donc le Camus de Sisyphe qui n'est jamais très loin de ces textes, mais aussi le Camus transfuge, et le Camus dépressif, mais jamais dans la plainte, luttant contre ses tendances, grâce à ce qu'aujourd'hui on nomme méditation, et grâce à l'évocation de la sagesse stoïque.

 

Je ne sais pas si Pierre Bourdieu a écrit sur Camus. Sans doute quelque part. En tout cas il aurait pu, lui qui connaissait aussi l'Algérie, nous offrir un sublime portrait. Il aurait livré de belles pages sur ce magnifique transfuge social, comme lui, qui connut la pauvreté à Alger et le prix Nobel.

 

Camus exprime magnifiquement dans ses "Noces" et "l'été" les tourments du transfuge après son ascension, son exil intérieur comme géographique et social. On retrouve cette tension jusque dans la trame involontaire de son écriture, dans la structure de son esprit créatif, qui après des moments de description, charnels, sensuels, débouche vite sur de l'abstrait, sur des traits de philosophe, des intuitions généralisantes, géniales. Il se félicite même, de se laisser aller seulement à décrire ce qui est. Mais ce fait même de se féliciter est déja basculer dans la conceptualisation.

 

Camus sans cesse, dans ses phrases, voyage du petit garçon qu'il fut, sans cesse dans la mer et au soleil, à l'aise en son milieu social et naturel, à l'intellectuel considérable qu'il devint. Et s'il revient sans cesse en Algérie ou ailleurs au Sud, comme en Toscane, c'est pour essayer de faire tenir tout cela ensemble, dans son cœur et sa pensée.

 

C'est son enfance qui le ramène vers les grecs, vers le soleil, vers la pensée en harmonie avec la beauté. Et il en est sublimement conscient :

 

"  Au plus noir de notre nihilisme, j'ai cherché seulement des raisons de dépasser le nihilisme (... par fidélité intime à une lumière où je suis né".

 

Dans ce livre il y a un chapitre sur un match de boxe de douzième catégorie, très populaire. Camus y va. Il y est comme un poisson dans l'eau et il y est seul. Il le décrit parfaitement car il est de ce monde, il vibre avec, mais il n'y est plus et l'approche de l'extérieur. Cette aliénation est irrémédiable, mais il la sublime en écrivant. Il essaie, du moins. Cet aspect du livre est très émouvant. Cette tension est sans cesse là, entre une attirance pour la simplicité du peuple d'Oran et un sentiment inévitable de séparation, de la part d'un esthète. Camus le dit très directement : il veut servir les deux, "la beauté", et "les humiliés", être fidèle aux deux.

 

Le bonheur c'était d'être dans son milieu naturel. Et le social rejoint la nature, dans l'âme profonde de l'écrivain. Ainsi il aspire à retrouver un paradis perdu quelque part, troqué contre la spéculation théorique dont il ne dit pas qu'elle est douloureuse, mais on le devine. Aussi, il vient chercher sous le soleil la vérité de l'instant, il cherche à être là, simplement, comme disent les méditants. C'est ainsi que l'existentialiste pourrait échapper à l'angoisse. Chez les penseurs grecs, semble t-il songer, la pensée ne se départissait pas d'un rapport intime au naturel, aux "dieux". Il cherche à rejoindre ce courant, celui d'une pensée contemplative défaite par le christianisme qui se moque du monde et se préoccupe d'âme.

 

Etre là, dans le soleil, sans projet, c'est échapper aux tortures du nihilisme de son temps, celui décrit par Dostoïevski.

 

"L'espoir équivaut à la résignation. Et vivre, c'est ne pas se résigner".

 

"La mesure de l'homme : le silence et les pierres mortes. Tout le reste appartient à l'Histoire".

 

"Pour un homme, prendre conscience de son présent, c'est ne plus rien attendre".

 

Ce sentiment d'être là, simplement, est destiné à la sauver,  mais on voit que Camus ne parvient pas simplement à décrire, comme Duras - qui se sauvait de cette façon-, et qu'il revient malgré tout à l'analyse, au concept, et donc aux démons. Ce sentiment on l'éprouve dans la mer, dans le désert, dans les villes sans mémoire qu'il connait en Algérie. Il vient y retrouver cela :

 

"pas d'éternité hors de la courbe des journées".

 

Etre là, dans le présent qui passera et ne laissera rien, telle est la solution, telle est la sagesse. Il n'y a pas d'autre vérité. C'est ce que Camus dit ailleurs dans Sisyphe, et il le répète ici, radicalement même :

 

" Qu'ai je à faire d'une vérité qui ne doive pas pourrir ?".

 

Pour autant les grecs ont célébré la beauté. Mais aussi porté au plus haut la tragédie. Et "dans la beauté, la tragédie culmine".

 

Camus ne fuit pas la tragédie, et se baigner dans le soleil ou dans la mer, "allée avec le soleil" comme disait Rimbaud pour parler d'Eternité, ne l'éloigne pas de la Cité, elle est toujours là, même dans ce texte. Il est un combattant. Et il ne l'ignorera jamais. A aucun moment la tentation de l'ermite ne le saisit. Il est parmi les hommes. Transfuge certes. Ni des uns ni vraiment des autres. Mais parmi eux.

 

 

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8 mai 2015 5 08 /05 /mai /2015 17:02
Le monde commence là-bas (« Mourir pour Kobané », Patrice Franceschi)
Le monde commence là-bas (« Mourir pour Kobané », Patrice Franceschi)

En refermant le livre ici évoqué, j’ai pensé à « Démineurs », le film passionnant de Kathrin Bigelow sur le corps de déminage envoyé en Irak pendant la deuxième guerre du golfe. L’as du déminage, un fondu qui prend tous les risques, a fini son service et rentre aux Etats-Unis. Il y a une scène où on le voit avec sa fille pousser un caddie dans un grand rayon de supermarché dédié aux céréales, tunnel vide, aseptisé, silencieux, devant lequel on se sent inexistant. Et puis la scène finale est un ralenti sur le personnage qui a revêtu à nouveau la carapace du liquidateur de bombes. De l’un à l’autre, on saisit ceci : il n’y a que dans l’affrontement avec la tragédie, le jeu avec la mort, en allant au-devant d’elle, qu’il peut simplement vivre. Si on avait réalisé un biopic de jeune occidental partant pour le jihad, on aurait sans doute pu insérer la scène du supermarché. Ils sont fils du même vide auquel leur régime psychique ne saurait s’adapter. La différence entre eux est la culture à laquelle ils appartiennent, leur attachement à une abstraction différente (la patrie, l’Oumma), mais aussi le fait que le démineur donne un sens à son action totalement différent de celui du djihadiste. Quand le djihadiste est attiré par le bouclier de la transcendance absolue qui donne accès au déchainement absolu, le sens de la vie du démineur est de sauver des vies. L’empathie d’un côté, la haine de l’autre. Mais aussi des affinités sacrificielles. Le besoin de se réaliser dans l’héroïsme. Qui ne se trouve plus dans le monde du supermarché. C’est au titre de cette ressemblance antagonique qu’ils peuvent se retrouver sur un même champ.

 

C’est un livre magnifique que ce petit récit inspiré « dans la chair », de Patrice Franceschi, aventurier-écrivain (comment le qualifier mieux ?). « Mourir pour Kobané » est un « Hommage à la catalogne » Orwellien de notre siècle, et les points communs entre les deux situations sont frappants. On retrouve ici, sur ce point de friction, où butte l’avancée irrésistible de l’Etat islamique, le choc entre deux conceptions extrêmement antagoniques du monde.

 

La différence est que Franceschi ne porte pas d’arme. Mais il combat cependant, avec sa plume brillante et ses témoignages. Pour que la lutte juste et à portée universelle des Kurdes de Syrie, de ce pays appelé Rojava, qui se constitue en Etat-Nation depuis l’explosion de la Syrie, soit reconnue, et appuyée. Cela n’a pas été vain, et les représentants du Rojava ont fini par être reçus à l’Elysée même si leur Etat n’est pas à ce jour reconnu. Franceschi combat à sa manière, pour que la révolution politique et sociale, égalitaire, féministe, démocratique, laïque, engagée sur ce territoire de trois millions d’habitants, grand comme quatre fois la Corse, puisse survivre et, qui sait, si elle sait éviter les ornières des révolutions nées dans les guerres, faire mûrir l’espoir d’une société nouvelle, au cœur même de la région la plus tourmentée et à bien des égards désespérante du monde. La bataille de l’opinion étant déterminante comme elle le fut aussi pour l’Espagne, mais bien plus encore dans notre monde d’information permanente où ce qui n’est pas dans le flux ne saurait exister.

 

L’auteur s’est lié avec les kurdes de cette région au moment où après la première guerre du golfe Saddam Hussein a voulu, à nouveau, leur régler leur compte, n’y parvenant pas, avec l’aide heureusement de la communauté internationale. Depuis il leur voue admiration et amitié. Il les voit comme les stoïciens de notre temps (ce qui me touche particulièrement, aimant ces pensées), et chacun de ses chapitres sublimes d’humanité, de noblesse et de réalisme, sont placés sous les auspices de Zénon, de Sénèque ou d’Epictète.

 

Franceschi séjourne à plusieurs reprises sur les lignes kurdes syriennes, pendant des mois aux côtés des peshmergas et des « amazones de fer » que sont les combattantes kurdes syriennes, qui représentent un tiers des troupes. Le peuple kurde est féministe. Le rojava est codirigé, comme son parti majoritaire socialiste démocratique, par des hommes et des femmes. Et les femmes se battent avec efficacité dans les troupes des YPD, dans une ambiance mêlant discipline consentie et une certaine légèreté. C’est une suprême insulte pour les djihadistes, que Franceschi décrit et analyse avec acuité, et préoccupation (pourquoi ne sont-ils pas engagés de l’autre côté nos expatriés avides d’héroïsme ?) que d’être contenus puis repoussés hors de Stalingrad-Kobané par des troupes largement féminisées.

 

Les « Yapajas ». Des femmes aux cheveux à l’air, politisées, qui ne reculeront pas. Reculer c’est condamner tout leur peuple à être exterminé dans la tenaille entre Daesh (« isis » dit on la bas) et un Etat turc islamo conservateur qui joue un double jeu particulièrement répugnant, bien que membre de l’OTAN. Il s’agit donc de tenir ou de mourir en masse. Les kurdes ont pour l’instant tenu et repris du terrain avec l’appui aérien de la coalition. Mais ils y ont laissé, david contre goliath bien armé, daesh bénéficiant du pétrole et du soutien d’une internationale islamiste, un très lourd tribut humain. C’est un peuple qui a souffert, depuis si longtemps. Dépecé, nié dans son existence et ses droits culturels. Mais il en a fait une force appuyée sur un très haut niveau de conscience politique et une organisation sans faille.

 

Au-delà du témoignage sur l’héroïsme des kurdes, sur ce conflit à mort entre deux conceptions de l’humanité, « le code civil contre la charia », la démocratie radicale contre le totalitarisme sans limite, Franceschi nous livre, depuis le terrain où sonnent les armes, une réflexion sur la disparition du sens du tragique en occident, sur notre amollissement. Ce sens du tragique qui rend le peuple kurde admirable, et que l’auteur sent immédiatement s’effondrer en débarquant. Il saisit alors que notre vide post moderne explique pourquoi les jeunes occidentaux partent du côté de daesh, à quelques exceptions près (on rencontre quelques engagés auprès des kurdes, curiosités admirables).

 

« A chaque retour de Rojava, c’est la même chose : un vague malaise monte en moi. Il me suffit de débarquer de nuit à Roissy pour que ce malaise prenne naissance devant les publicités agressives qui défilent sur la route me ramenant à Paris. Je quitte un univers de sobriété habité par la foi dans une utopie en train de prendre forme pour entrer avec brutalité dans un monde d’abondance et de surplus où chacun sent le vertige existentiel provoqué par la désertion de tout véritable idéal collectif (…) Là-bas un monde de bravoure où l’on ne craint pas la mort, ici un monde où la peur de vivre envahit tout (…)Je reviens au sein d’un peuple effrayé (…) Un monde ancien, bientôt un musée, fatigué de lui-même, se fichant pas mal de ce qui se passe ailleurs ».

 

Reste qu’une frange de notre jeunesse s’en va là-bas. Et que le mal est sentier plus direct que la vertu, que ceci demeure aux yeux de l’auteur comme aux nôtres un mystère. La frustration l’explique grandement à ce qu’il voit des djihadistes réels, et en particulier la frustration sexuelle. Cette frustration, qui s’ajoute à une conscience victimaire dont on a sous-estimé la nocivité, vient s’engouffrer dans le vide des âmes pour y créer un poison redoutable. Un chemin plus escarpé mène à la vision autogestionnaire et libertaire qui anime le Rojava aujourd’hui, le modèle du PKK marxiste léniniste d’Ocalan ayant fortement évolué. Daesh est plus nombreuse, plus armée, mais les kurdes compensent par leur solidité politique, surtout aidé par les kurdes de Turquie avec qui les relations n’ont pas toujours été aisées (ils parviennent à communiquer grâce à un pont de bric et de broc).

 

Le combat ardent et terrible des milices kurdes, la société qu’ils essaient d’édifier, leur discours de combat mais jamais de haine, la capacité qu’ils ont montrée à faire cohabiter toutes les communautés et les croyances, méritent notre admiration éblouie. Le communisme de guerre a mené l’URSS de l’utopie bienveillante au stalinisme. Il a mené l’Espagne républicaine à se donner à Staline, pour son malheur. Espérons que ce ne soit pas le cas au Rojava. Cela dépendra aussi des liens qu’ils établiront durablement avec la communauté internationale. L’isolement les condamnerait sans doute au durcissement interne. Evidemment, leur avancée pourrait leur donner de mauvaises idées aussi. Malgré des dérapages, le PYD, force politique motrice du Conseil Kurde, semble fidèle comme peu l’ont été à ses principes. La peine de mort a été abolie. Les prisonniers sont jugés par des tribunaux civils, fait exceptionnel. Le politique reste aux postes de commandes. La verve patriotique se confond avec l’idée d’une Nation en marche, décentralisée, plurielle. Qui fonctionne. Un message universel. Que l’on a commencé à entendre pendant le siège de Kobané, mais que beaucoup n’ont pas intérêt à laisser trop se répandre non plus. Les héroïnes et héros de Kobané, et le peuple qu’ils défendent, auquel ils sont profondément liés contrairement à leurs adversaires, sont un motif d’espoir international.

 

Gilles Deleuze disait avec brio qu’être de gauche c’est penser que le monde commence loin là-bas, puis se rapproche peu à peu, jusqu’à nous. Etre de droite pour lui, c’est le contraire. Quand Marcel Déat, l’ancien socialiste devenu fascisant, puis rallié à Vichy, dit qu’il ne vaut pas le coup de « mourir pour Dantzig », justifiant l’abandon de la Pologne à Hitler, il illustre la profondeur de cette phrase de Deleuze. En vérité, le monde vient jusqu'à nous, même si nous lui opposons des vagues d’égoïsme et d’aveuglement. La France est en guerre et ne veut pas le savoir . Et cela rappelle les phrases sévères de Marc Bloch sur l’ « étrange défaite » d’une France épuisée face au totalitarisme européen, même si Daesh n’a rien à voir avec l’Allemagne des années 30.

 

La France ne veut pas savoir que le monde est déchiré de guerres et qu’il produit des réfugiés. Elle vote FN depuis trente ans comme si elle pouvait se séparer du monde, dans une sorte de réaction de déni infantile, ou sénile. Elle s’étonne quand la guerre frappe sur son sol sous forme d’attentats. Elle n’y est pas préparée. Elle voit le monde depuis son nombril. Merci à ce livre de nous rappeler que les milices kurdes se battent pour nous en décidant de mourir pour Kobané.

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29 avril 2015 3 29 /04 /avril /2015 19:03
Etoiles jumelles de la sainteté et du maléfique (" Gilles et Jeanne", Michel Tournier)
Etoiles jumelles de la sainteté et du maléfique (" Gilles et Jeanne", Michel Tournier)

On sait Michel Tournier grand philosophe, grand psychologue. Grand romancier. C'est à dire tout cela, et le style pour le servir. Pourquoi revenir encore une fois à un récit de ce duo de prime abord inexpliquable entre Jeanne d'Arc et Gilles de Rais ("barbe bleue") ? Sans doute parce que ces destins partagés de "Gilles et Jeanne" ont incarné un instant, mieux que toute autre figure double, le tableau vivant d'une vérité glaçante. Saints et monstres se ressemblent. Saints et monstres ne sont séparés que d'un mince voile impénétrable. De la sainteté à la violence la plus cannibale il y a si peu à parcourir. Et peut-être, aussi, dans l'autre sens ? Il y a bien des cas, dans la littérature, du parcours du bourreau au bienfaiteur, comme ce personnage nazi dans "confiteor" de Jaume Cabre qui se dédie des décennies à apaiser les souffrances enfantines. Si vous voulez trouver un Saint, où se rendre ? A la guerre, c'est là qu'on les trouve. Comme dans le roman de Montalban sur "la guerre de la fin du monde" où un village millénariste regroupé autour d'un Saint se défend jusqu'au dernier contre l'armée brésilienne. Et où est allée Simone Weil, qui aspirait à la Sainteté ? En Guerre d'Espagne.

 

Un personnage clé, un florentin, achimiste, venu rejoindre Gilles de Rais à la demande d'un confesseur, explique à Gilles puis à ses juges, cyniquement ou pas, que la meilleure manière de guérir Gilles de ses inclinations était de les pousser à bout, jusqu'à franchir, sans doute, le voile entre monstruosité et sainteté. Il est le lucide effrayant de ce livre.

 

Qu'importe ce qui est vrai ou pas dans le récit de Tournier ? Gilles a t-il essayé de réaliser un "coup de main" pour libérer Jeanne des bourguignons ? On dit que non. Mais ici on s'en fiche. Car ce qui n'est pas vrai est vérité de par le truchement littéraire. C'est vrai, ça nous parle, parce que ça a été pensé et écrit. Ca a du sens.

 

Gilles de Rais, ce tueur sadique d'enfants, fut fasciné par Jeanne. Par sa pureté. Jusqu'à son bûcher. Alors on peut se dire : mais la sainte cause est prétexte qui tombe à point pour justifier la violence. Pour préserver le Moi de la culpabilité et des traumatismes. Ainsi en est il de ces terroristes sortis de la violence des rues, qui ont transformé en cause le moyen d'exprimer une violence qui est en elle-même son propre objet.

 

Gilles ne semble pas de cette catégorie là de brutes assoiffées de sang. Il est une autre figure du psychopathe. Il ne semble pas avoir plus profité que cela de la guerre pour exercer sa monstruosité, pas plus que cela. Il y voyait noble cause et c'était un sérieux soldat. C'est quand il perd Jeanne, qu'il devient Barbe Bleue. L'absolu ne lui étant plus accessible par la voie de Dieu, il prend la voie du Diable. Ces deux là se connaissent bien, comme on le voit au début du drame de Faust. Ils sont inséparables.

 

Jeanne ne rechigne pas à fréquenter les hommes violents. Elle tue elle aussi, pour des abstractions, comme la Royauté, Dieu, ou comme le pensent pas mal d'historiens, pour le pressentiment d'une chose abstraite, émergente lueur, qui s'appelerait Nation. Le sang ne l'effraie pas. L'Absolu est bien pratique, finalement, pour tout le monde. Il légitime tout ce qui est possible. Il donne libre cours aux pulsions de mort. En soi et pour soi, dans le monde.

 

Gilles de Rais, par la forme de ses crimes, manifeste on ne peut plus la proximité effrayante entre la recherche de pureté et la fascination pour le mal absolu. L'absolu, toujours, et c'est cela qui compte. L'absolu comme refus de la vie, ou comme prise de pouvoir de la pulsion de mort nécessaire à la vie même. Le nihilisme dira Nietzsche, qu'il voyait comme une maladie corporelle, se traduisant par des édifices abstraits. Même si nous parlons de "forts" (c'est là où Nietzsche s'emmêle parfois les pinceaux non ?). Gilles semble chercher dans la souffrance absolue des enfants, dans les horreurs absolues qu'il leur inflige, le souvenir de l'intensité qu'il a ressenti auprès de Jeanne. Comme il sait qu'il n'y aura plus d'autre Jeanne, il ne lui reste que ce chemin, qui le tentait depuis toujours. Qu'il avait sans doute déjà emprunté. Que son père, brute, lui avait assigné.

 

Si les fous ne deviennent pas des Saints, alors ils deviennent des diables, possiblement. Ou ils se déguisent en Saints. Gilles hésite. Il se veut cathollique jusqu'au bout, il avoue pour obtenir la réintégration dans le coeur de l'Eglise. Bref dans l'absolu de l'époque. Cela résonne en notre temps. Plus que jamais. Si à la fureur dont est capable l'âme humaine le monde ne propose que la médiocrité et l'ennui (celle de Gilles de Rais en sa retraite militaire), alors les Daesh et autres vendeurs d'absolu par la décapitation ont de beaux jours devant eux.

 

Il n'y a plus de miracles en nos temps occidentaux. Il n'y a plus d'évènements maléfiques, plus de Diables à Loudun (voir le très beau livre de Michel de Certeaux, évoqué dans ce blog). Les sorcières ne font plus peurs mais on les regarde comme la pauvre fille au RSA un peu détraquée, dans sa vieille maison. On demande aux travailleurs sociaux de leur téléphoner pendant la canicule.

 

Le miracle de Jeanne n'a plus cours. Le surnaturel a été chassé de notre atmosphère. Qui sait si elle a vraiment reconnu le Dauphin caché au milieu de sa cour ? Qui sait ? Etait elle hyper sensible ? Nul ne sait. Ce qu'on sait c'est qu'en ce temps, alors que tout devient incertain, en pleine déconfiture du Royaume, le miracle devient possible. Il est possible d'écouter Jeanne, et de la suivre, de lui confier le commandement d'une armée, même si la politique reprend le dessus assez vite. Les pucelles du peuple deviennent des capitaines et les monstres des lieutenants fidèles des pucelles.

 

Il existe pourtant des contrées, géographiques et sociales, où on se met à écouter encore les pseudos Saints. Qui demandent d'aller commettre un attentat suicide au nom de quelques idées abstraites, tout aussi sommaires que celles de Jeanne de Donrémy. Qui fut d'ailleurs reconnue apte par un jury de hauts dignitaires. Les wahhabites d'hier. Seules des époques de grande confusion, comme celle où ne parvenait pas encore à régner "le gentil Dauphin", Roi de Bourges, et où le pays ne sentait rien sous ses pieds, produisent de pareils évènements. Nos terroristes en disent long sur notre époque.

 

Après tout, de la guerrière Jeanne morte sur le bûcher on fera une Sainte. n'est-ce pas un aveu ? Ne devrions-nous pas nous méfier de la Sainteté ? Les Saints ne sont ils pas les lumières aveuglantes qui nous cachent les loups dévorant le petit poucet ? Préférons sans doute les imparfaits.

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20 septembre 2014 6 20 /09 /septembre /2014 19:16

J'avais plutôt apprécié le précédent roman de Patrick Deville dédié à Yersin (chroniqué il y a quelques mois), mais je trouve qu'il nous refait un peu le même coup et que ça se voit encore plus .. Se servir de son objet comme qualité du récit. De l'Histoire flamboyante comme flamboyance littéraire. Et là, je ne marche pas une seconde fois.

 

Je n'ai pas vraiment lu "Viva"  afin d'apprendre quoi que ce soit. En réalité, on aime souvent lire sur ce qu'on sait, pour déceler les variations, les perspectives nouvelles, le ton inédit, etc.. Et trouver encore plus, finalement, à penser du livre, inséré dans un champ de références larges.

 

Il se trouve que le sujet du livre, je le connais relativement bien. C'est l'enchevêtrement de personnages révolutionnaires et de figures littéraires au Mexique dans la première partie du XXeme siècle. J'ai pas mal lu et vu sur ces personnages et ces moments... Je songe à "Ma vie" de Trotsky et à d'autres écrits biographiques à son sujet, et même au film 'l'assassinat de Trotsky" avec Delon et Schneider... Je songe au manifeste pour un art révolutionnaire que Breton a écrit là-bas avec "le vieux", mort de timidité, à "Diego et Frida" de Le Clezio qui donnera aussi un film avec notre désormais bretonne Salma Hayek, ou a des écrits de Frida Kalho. Je songe au "Mexique insurgé" de Reed écrit quelques temps avant, mais aussi au "théâtre de la cruauté" d'Artaud, et surtout au grand mais terrible roman "au dessous du volcan" de Malcom Lowry dont la mâturation occupe une bonne partie du roman. Je songe à des écrits sur les surréalistes.

 

Certains personnages ne m'étaient connus que de noms : Traven (Arthur cravan), un homme assez extraordinaire, boxeur, révolutionnaire, aventurier, scénariste, Franck Lloyd... Je les connais maintenant. Et j'ai envie, songeant à notre regrettée Lauren Bacall, de voir le "trésor de la sierra madre", tiré du roman de Traven, anarchiste ayant fui la répression de la révolution allemande de 19.

 

Cet entrelacs de relations, de rencontres, de coïncidences, se noue dans le récit autour de deux figures principales qui aimantent Deville et qu'il suit ailleurs dans le monde; Trotsky et Lowry. Deux quêtes antagonistes de l'absolu. Un par la voie prométhéenne, un par la littérature et l'alcool.

 

C'est un petit monde d'exil volontaire ou obligé, cosmopolite, déchiré par la grande fracture du stalinisme, qui le divise jusqu'à l'assassinat (on retrouvera pas mal d'entre eux morts à l'arrière d'un taxi mexicain, sans doute par le guepeou). C'est un monde de liberté éprise, qui sombre dans un des moments les plus violents de l'histoire humaine, mais en un point sauvage, paradoxalement un peu préservé du déluge d'acier. Gloutonne liberté qui pousse ces personnages à parcourir le continent continûment, voire la planète avec ou sans visa.

 

C'est tout de même un monde, aussi, de réciprocité touchante. On vient se chercher au quai de l'exil des années plus tard, on ne s'est pas oublié, on s'entraide quand même. Julian Gorkin l'espagnol viendra accueillir Victor Serge le belge sur le quai.

 

Mais il y a de la tricherie dans cette littérature. Car ce que Deville nous offre, c'est ce que l'on peut rassembler si on a le temps sur ces figures exceptionnelles et décapantes. Il se trouve que par hasard j'en ai pris un tout petit peu le temps dans ma vie de lecteur, et donc le livre ne me fait pas énorme impression, j'y ai même trouvé une erreur historique (je ne l'ai pas notée : et tandis que j'écris elle ne me revient même pas !).

 

Deville a une belle plume, nous donne à sentir le Mexique. Il admire ces gens , on ne sait pas trop pourquoi.  Mais sa plume relie du connu, du tout de même assez connu. Et les scènes de visite sur les lieux, parfois avec le fils de Victor Serge, ou Sieva le dernier de la famille Trotsky, presque éliminée par Staline, ne nous apportent pas grand chose si ce n'est du discours touristique un peu haut de gamme. Le tourisme culturel est à la mode dit on.

 

Deville avait pourtant trouvé un fil qu'il n'a peut-être pas su tirer. Cette idée que des petits cailloux comptent. Ainsi toute cette histoire n'est pas étrangère peut-être, à la levée de nouveaux dirigeants révolutionnaires. En quoi ces faits font boule de neige et échappent ainsi à l'inutilité, finissent par féconder ? C'eut été rendre justice à ces gens que de le chercher encore mieux que par une citation de coïncidences, nombreuses, de dates et de lieux, qui relèvent de la pure érudition. Deville nous dit que le commandant Marcos est né pas loin. Mais il ignore que le Che quand il est mort lisait "Ma vie" de Léon T. Qu'en déduire ? On sait par contre que Castro a donné exil, comme le dit l'auteur, à Mercader le tueur stalinien du chef de l'armée rouge. Un drame continu se joue. Nous n'y entrons pas Monsieur Deville. Dommage.

 

Les clubs d'érudits sincèrement, ça m'ennuie. Ca fait loisir de très vieux prof qui ne peut plus faire que cela. Encore plus au temps de Wikipédia. Le sens par contre, ça m'intéresse. "Viva" est un récit d'anecdotes, et œuvre anecdotique. Pourquoi de si positives critiques ? Parce que peut-être les critiques concernés ne connaissent pas la version des perdants de l'Histoire. Dans ce roman il n'y a que des perdants sublimes.

 

Mais on attend de la littérature une rencontre avec le sens.

On attend que l'auteur se mouille dans la lave de ces volcans qu'il décrit et pas seulement qu'il accumule des notices biographiques brillant d'elles-mêmes, couvertes de post it. On attend, bref, de la création.

 

Ce type de récit ( toutefois je n'ai rien contre qu'on rende hommage à ces personnages que j'aime), s'apparente tout de même à ce que dans un billet sur Nancy Cunard j'avais qualifié comme littérature people. Un tel a rencontré un autre, il y avait aussi machin qui était maqué avec machine, et qui avait hébergé truc.

 

L'accumulation de grands noms, de célébrités littéraires, est censée nous impressionner. Comme dans "minuit à paris" de Woody Allen que je n'ai pas trop aimé à cause de cela. Cet artifice people.  Allen met Bunuel dans un café, pour qu'il y ait Bunuel. Oui mais encore ? Qu'a Bunuel à nous dire à cet instant là ?

 

Le people a donc teinté jusque la biographie des révolutionnaires. C'est quand même un peu triste, à mon goût. Un people snob rouge, écrit avec élégance. Mais tout de même.

Fuites mexicaines ("Viva", Patrick Deville)
Fuites mexicaines ("Viva", Patrick Deville)
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9 septembre 2014 2 09 /09 /septembre /2014 08:37

Je ne me suis pas dérobé, et pourtant je pense que la pudeur est un talisman. En tout cas une certaine forme de pudeur, celle qui a trait à l'essentiel. La pudeur est tellement précieuse qu'elle mérite parfois un déploiement d'impudeurs multiples et secondaires pour la protéger, comme dans une grande salle des miroirs où l'on ne sait pas où se cache la vraie personne. Mais la pudeur ne doit pas non plus se muer en honte claquemurée, poison fatal.

 

Cependant, alors que l'objet me rebutait, en restant à l'idée que "la vie privée des grands on s'en fiche", j'ai aussi considéré qu'il s'agissait d'un fait social, et aussi d'un évènement culturel et littéraire, puisque tout le monde achète.

 

J'aime savoir ce qui se joue dans ces moments et j'ai donc lu " Merci pour le moment" de Valérie Trierweiler.

 

Ce livre n'est pas une vengeance. Il l'est de fait oui. Mais c'est essentiellement un récit à l'eau de rose gênant et larmoyant, écrit je le pense par l'intéressée elle-même, de sa plume trempée dans l'encre d'une profonde dépression, qui constitue une réponse, une défense, face à une humiliation publique quasi médiévale. Car elle a subi un répudiation devant tout un pays, voire le monde entier.

 

C'est en même temps un constat incendiaire sur nos hautes élites progressistes, et allons-y élargissons, sur les couches dirigeantes. Un roman photo qui met la théorie de la lutte des classes, vécue intimement, à la portée de ma concierge. Marx prend ses aises dans Voici. Ne boudons pas ce plaisir incongru.

 

Avouons que ce n'est pas banal, surtout pour une ancienne boursière qui a du travailler pour se payer ses études. Elle a été exposée, jetée en pâture au regard populaire, elle qui fut d'abord offerte en proie du ressentiment. La "voleuse de mari", devint la répudiée pour qui " le retour du bâton était juste". Comment lui reprocher de vouloir dire son avis ? Pourquoi, alors que tout le pays a droit de parler d'elle sans la connaitre, devrait elle se taire ? Parce qu'une femme, ça se tait ?

 

Pourquoi la seule personne qui devrait rester silencieuse, alors que l'autre concerné a monopolisé la communication sur le sujet, et que les éditorialistes ont parlé autant que possible, ce serait elle ? Il y a un sursaut de vie dans ce récit d'une femme qu'on a chassée un beau jour de ses appartements, devant toute l'opinion publique, et qui n'ayant rien demandé à personne s'est retrouvée mise à nu en public, et intrumentalisée comme bouc émissaire parfait cimentant les repas de famille.

 

La vilaine journaliste ambitieuse qui monte à l'Elysée, l'amante immorale, l'illégitime. Quelle figure pratique ! Et pourtant c'est une femme. En chair et en os.

 

Les féministes (par exemple Peggy Sastre dans un article) se gaussent d'une femme trop dépendante envers ses affects, incapable de considérer qu'il y a une vie en dehors de la dépendance à l'homme aimé, auquel on se voue. C'est un jugement qui me parait injuste, tout d'abord parce que l'ex "première dame" (quelle expression affreuse, patriarcale, et anti démocratique) n'a jamais renoncé à sa profession, malgré la pression, mais en plus parce qu'elle s'attaque frontalement au machisme des hautes élites dans le livre. De plus, de quoi a été coupable cette femme, sinon d'aimer ? D'aimer avec outrance verbale, avec nombrilisme. Mais n'est ce pas l'attribut de l'amour ? L'amour n'est il pas déraison fondamentalement ? On ne juge sans doute pas l'amour. Le féminisme est compatible, espérons le, avec le romantisme échevelé. Qui rend bête, même. Demandez le à Sand. Les femmes émancipées ne sont pas les moins follement romantiques. Parce que l'amour n'est pas que social, il est métaphysique, il vise à la réconciliation avec l'univers.

 

En général, quand quelqu'un est l'objet d'une haine de la bien pensance officielle, c'est à dire de ceux qui monopolisent la parole, j'aime bien regarder les choses de près, pour savoir ce qui est en jeu. Et je pense que je l'ai saisi en parcourant ses pages dégoulinantes. J'ai vu que des libraires se vantaient de ne pas vendre ce livre. L'ont ils lu ? Les marchands de lutte contre les préjugés ont ils eux aussi des préjugés ?

 

Le titre du livre, défiant, est très bien choisi ; "merci pour le moment". Car ce témoignage, terriblement impudique, gênant, humiliant à certains égards pour son auteure, déloyal dans ce qu'il dévoile de l'ex compagnon en effet, est avant tout le livre d'une femme issue d'un milieu populaire, parvenant à se glisser dans l'ascenseur social et culturel.

 

Cette femme indépendante, journaliste, tombe amoureuse d'un homme politique, à un moment où personne ne parie sur lui, où il est très impopulaire. Puis à la faveur des évènements, il devient Président de la République. Dès la campagne électorale, le cauchemar commence pour l'intéressée, car elle se retrouve alors non plus auprès de simples "camarades", mais au cœur d'un système de pouvoir sous haute pression, isolée au sein d'une oligarchie, dont le machisme n'a pas vraiment reculé, et qui ne comprennent rien au milieu dont elle vient. Elle finit par comprendre ce qui cloche : son malaise dans ce milieu dont elle ne partage pas vraiment les codes.

 

On aurait beau jeu de dire à l'auteure, certes narcissique à haut degré, dont les lignes vibrent de douleur morale et de sincérité, qu'elle se réveille un peu tardivement (elle dit même pardon à sa famille pour la "trahison" de classe qu'elle a commise), et que cette oligarchie qu'elle conchie lui allait bien avant la répudiation. Mais il n'empêche qu'il est là le sujet de son livre ; le témoignage ahuri d'une femme perdue dans un milieu fermé, impitoyable, qui n'a pas idée de ce qui se passe chez les petites gens et les méprise tout en les flattant.

 

La charge est d'une grande netteté, et au passage on redécouvre cette logique du pouvoir personnel, ce "syndrome du gagnant" comme elle le nomme, qui conduit les numéro un à une certaine inconséquence puisque jamais on ne peut leur donner tort quand ils parlent. La politique de haut niveau, c'est aussi une confusion hautement toxique entre l'individuel et le public, qui finissent par ne plus se distinguer, au mélangeur puissant de l'appétit illimité de pouvoir :, non pas pour des motifs prométhéens, mais pour répondre à un mystérieux désir d'Etre. C'est donc aussi un témoignage sur l'anachronisme du pouvoir personnel, bonapartiste, issu du putsch gaulliste de 1958, dans la France du XXIeme siècle.

 

"Merci pour le moment" est à la fois un récit voyeuriste "cucul la praline", et un témoignage bourdieusien sur la violence symbolique qu'a subie cette femme issue du peuple, et que sa répudiation a décompensé psychiquement. Le livre en est l'aveu et la prise de conscience.  Ce récit a une grande valeur de matériau psychosociologique par son caractère extrême, l'ascenseur pour l'échafaud emprunté par cette dame pour monter, par amour, tout en haut du gratte ciel social. C'est le cri du transfuge à nouveau exilé de son exil.

 

Le succès détonnant du livre est, on le dit, lié au voyeurisme. Sans doute. Mais il me semble qu'il est aussi, et peut-etre surtout, du à la violence de l'effet de vérité qu'il suscite sur le plan social. Les "sans dents" et "pas jojos" ont saisi de quoi il s'agissait. Moralement, on a là un mouvement dialectique : immoral dans son objet, le livre est peut-être moral dans sa portée. En déchirant le voile unilatéral de la communication politique, en dévastant les ateliers du marionnettiste des ombres dans la caverne. En pleine lumière, la communication politique avance, imprenable, indifférente, arrogante. Mais là l'attaque vient d'un versant inattendu : le témoignage privé dont on n'aurait osé penser qu'il serait osé, parce qu'il est tellement impudique pour l'intéressée elle-même qui deverse tout ce qu'elle a vécu et ressenti.

 

D'où l'effet de stupeur qui a saisi l'exécutif. Notre Premier Ministre actuel répète inlassablement qu'il faut "n'avoir aucun tabou". Et bien en voila un de levé : la communication politique peut être pulvérisée par un mouvement de sincérité d'un individu.

 

Stupéfier le pouvoir, c'est sans doute providentiel dans une démocratie, où comme le dit le constitutionnaliste Dominique Rousseau, ce devrait être les gouvernés qui devraient être défendus des gouvernants, et non l'inverse.

La lutte des classes pointe son museau par un versant pour le moins inattendu ("Merci pour le moment, Valérie Trierweiler)
La lutte des classes pointe son museau par un versant pour le moins inattendu ("Merci pour le moment, Valérie Trierweiler)
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6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 18:37

La collection "raconter la vie", au Seuil, est née je crois me souvenir, d'une idée de Pierre Rosanvallon suite à son grand essai sur la communauté des égaux. Il s'agissait de donner une visibilité à la France invisible. Celle que la littérature oublie, souvent coincée entre l'exceptionnel et le nombril, que la fiction méprise en général, ou recrée de manière peu convaincante. Une France banale et massive, qui n'a aucun droit au chapitre. Sauf quand elle s'abstient ou grogne, pendant quelques heures sur un plateau où les politiques déclarent qu'ils ont compris et que "rien ne sera plus comme avant". Une France qu'on veut flatter sans cesse avec des grossièretés et qu'en cela on méprise. C'est une France invisible, à ne pas confondre avec la dite "majorité silencieuse" qui justement, la déteste et la stigmatise, et elle sait à quoi s'en tenir avec les institutions, sachant les utiliser.

 

Annie Ernaux, une auteure pour laquelle j'ai beaucoup d'affection, avait sa place (mot qui compte beaucoup dans son œuvre) toute désignée dans cette collection. Elle qui n'a cessé de s'interroger sur le fait de quitter les siens, son monde populaire d'enfance, en leur redonnant une place dans ses livres, en essayant de dénicher le sens de son identité mutilée et recomposée, d'intellectuelle fille d'un milieu très "modeste" comme disent les élites.

 

"Regarde les lumières mon amour" est un simple journal de cliente de l'hypermarché Auchan à Cergy. Ernaux y évite toutes les ornières ; elle ne tombe ni dans une sorte de post maoïsme sanctifiant le peuple, ni dans la détestation bornée de ce monde qu'on opposerait à la convivialité et au bien vivre des épiciers pseudo authentiques des centres villes. Elle y mêle sa compréhension et une tendresse pour les couches populaires, jusqu'à interroger sa gêne face au voile et en la remettant en cause, et une aversion pour la domination de la grande surface en tant que modèle culturel et force dominant le client. Le client n'est pas le Roi. Le marché ment. C'est le monopole qui dicte la loi.

 

Elle exprime aussi ce sentiment d'être là, dans ce lieu privilégié du social, puisque le supermarché est un des rares endroits de mixité sociale qui subsiste. Et aussi un lieu de vie et d'apaisement, peut-être artificiel, mais réel. Il y arrive aussi qu'un peu de beauté s'y exprime, comme ces lumières que l'on montre à un enfant.

 

Annie Ernaux est ainsi partagée. Elle aime ce lieu, car elle y fréquente et y observe tout le monde, et chacun y dévoile un peu son intimité en caisse (c'est vrai qu'il y a quelque chose d'impudique lorsqu'on expose son mode de vie sur le tapis roulant), le manque de respect et l'aliénation dont témoignent l'automatisation croissante des caisses (le stress est externalisé sur le client, à qui l'on parle bêtement avec une voix robotique).

 

Le supermarché est sans doute un lieu laid, crétinisant, où les stéréotypes s'étalent et la valeur d'échange règne (les coins livres sont déprimants), où le langage est manipulateur (les fameux "3, 99 euros") et cache mal le mépris et la brutalité de l'activité marchande. C'est encore un milieu d'exploitation violent pour ses salariés, et encore beaucoup plus sauvage pour les producteurs textile de l'autre côté du monde, qui permettent à nos couches populaires de consommer tout de même.

 

 Mais il est aussi un rare lieu de rencontre en zone périurbaine, ressemblant un peu à la place d'un village. C'est un lieu où l'on se croise et l'on constate aussi nos familiarités, nos calendriers communs, nos préoccupations partagées.

 

C'est cette ambivalence là qu'Annie Ernaux laisse venir à sa plume, et qui semble teinter les impressions esthétiques du livre. Le centre commercial n'est pas beau mais il lui arrive d'être un hâvre.

 

Nous formons ainsi, comme consommateurs, "une communauté de désirs", à défaut d'une "communauté d'action" politique.

 

Ainsi un nous est il encore perceptible quelque part. A ce carrefour prosaïque là.

Aller a(u) Carrefour ("Regarde les lumières mon amour", Annie Ernaux)
Aller a(u) Carrefour ("Regarde les lumières mon amour", Annie Ernaux)
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9 juin 2013 7 09 /06 /juin /2013 18:30

keppel-copie-1.jpg Que voila un livre passionnant ! Voila un livre singulier, une plongée dans la vie contemporaine. Un vrai parcours.  Un cadeau au lecteur sédentaire (que je suis).

 

Je pense à John Reed en russie et dans le mexique insurgé. Même si Reed était clairement du côté des révolutionnaires, et que Gilles Kepel, dont on va ici parler, s'il assume ses valeurs démocratiques, se veut avant tout un analyste et un observateur, capable au contraire de Reed de franchir les frontières séparant les bélligérants. Et Kepel passe tout de même plus de temps que Reed dans les salons et en costume.... Même s'il sait aussi aller où il le faut y compris si c'est dangereux et très inconfortable.

 

Le voyage en Orient de Gilles Kepel de 2011 à 2013 (la filiation est assumée par l'évocation de Flaubert notamment) est écrit par un politiste orientaliste, mais c'est un livre qui rompt avec l'approche contemporaine des sciences sociales, "objectivante", jargonnante, pour en revenir à ses sources littéraires. C'est un formidable journal de bord (dont l'écriture, reprise, est très soignée, et non télégraphique), intitulé  "Passion arabe". Un journal de vie et de pensée...( où d'ailleurs l'auteur parfois exprime une certaine immodestie, en tout cas concède d'être flatté de l'accueil qu'on lui réserve, ou s'offusque au contraire qu'un haut dirigeant ne prenne pas le temps de converser dans un salon avec l'illustre Gilles Kepel).

 

Un journal passionnant de bout en bout, charnel, déroutant comme ces lieux que sont le Qatar, Bahreïn, Tripoli ou les environs effervescents de la place Tharir, où l'observateur (courageux physiquement, car s'aventurant en des lieux où les français ne sont pas forcément accueillis en héros...) plongé dans le tréfonds des sociétés s'essaie à la distance et à la lucidité, sans renier ses sentiments, notamment l'expression d'une certaine mélancolie.

 

Car Gilles Kepel voit une société qu'il a étudiée pendant quarante ans en plein bouillonnement, et cela est évidemment bouleversant pour lui. Ces étudiants islamistes égyptiens qu'il étudia pour sa thèse, il les retrouve au pouvoir désormais. C'est sa génération, et il en connait certains depuis très longtemps. Une tranche de génération qui en France, commence à être supplantée (celle qui a été étudiante dans les années 60-70), mais arrive dans ces pays aux responsabilités après des décennies de marginalité et de répression (dont on mesure l'horreur à travers de nombreux témoignages. L'ensemble des régimes y ont été particulièrement appliqués, mais celui de Khadafi les surpasse certainement par la folie de son chef).

 

C'est un livre de sensations,  sensuel même, de manière étonnante. D'un amoureux lucide du monde arabe, qui conserve sa beauté et a parfois, pendant ces quarante années été sali et détruit par la guerre intestine, la brutalité des régimes autoritaires, la loi du fric aussi (en particulier par le biais de l'immobilier). Sa mélancolie de sa jeunesse d'étudiant, de son voyage initiatique de 1974, y pointe souvent. Kepel n'y cache d'ailleurs pas son attirance pour la gent féminine, d'hier et d'aujourd'hui. Il va jusqu'à évoquer les méthodes utilisées en son temps pour s'aimer sans défloration avec les étudiantes venues de ces pays... Je ne sais pas si les salafistes qui se pencheront sur cet écrit moins systématique de Kepel pour y retrouver leurs mots apprécieront vraiment....

 

Quand les révolutions arabes éclatent, Gilles Kepel décide de retourner sur ce terrain qu'il a beaucoup parcouru et où il est très connu et lu (y compris par les extrêmistes qui ont utilisé ses livres comme des romans de leur propre vie...) et à vécu et travaillé. On comprend que feu Richard Descoings va supprimer le département des études arabes qu'il a créé à Sciences po Paris et sans doute cette déception (il ne le dit pas) cela l'incite à retourner à la source, qui connaît une gigantesque crue.

 

Kepel traverse tous les pays arabes pendant ces deux années, y revient tel Ulysse pour en explorer d'autres versants, rencontre toutes les parties en présence, nous livrant leur parole directe, restituant une complexité redoutable (le fameux orient compliqué), donnant l'idée de l'importance des tumultes en cours. La révolution arabe a commencé de manière tonitruante et c'est un monde qui craque. Qu'en sortira t-il ? Rien n'est certain évidemment. Si les islamistes, divisés et divers, ont le vent en poupe, d'autres tendances soufflent fort. Le clivage entre sunnites et chiites est un élément très prégnant que l'on ignore souvent sur nos terres (en tout cas dans le débat public). La confrontation du courant islamique au pouvoir, à l'argent, à la mondialisation, ouvre un champ d'incertitudes.

 

Kepel, qui essaie de se tenir à distance de tous les camps, tout en les amadouant, pour pouvoir leur parler, rencontre les hauts dirigeants politiques de tous acabits, mais aussi de simples militants, des blogueurs, des outsiders et des stars, de simples quidams. Il enchaîne conférences, rencontres officielles et sorties hasardeuses, déjeuners et mondanités, longs déplacements mais aussi passage clandestin en Syrie auprès des rebelles. Il marche, il vole, il mange et parfois il boit quand il reste un lieu où l'alcool est servi.

 

Commencée en Egypte, l'odyssée continue en Lybie et Tunisie, à Barhein, au Quatar, à Dubai et au Liban, en Palestine, au Yemen, à Istambul. On rencontre certains personnages plusieurs fois et on se rend compte que toute cette immense "région" vit largement sous les mêmes pulsations. Al Jazeera, une des armes du Qatar, qui a soutenu les révolutions et en particulier les Frères musulmans, y contribue. Les réseaux sociaux aussi.

 

Kepel a été trotskyste, jeune. Il en garde les éléments d'analyse en termes de classe. Et d'ailleurs il s'interroge à plusieurs reprises dans ce livre, sur la minorisation de la gauche arabe, qui parfois a conduit les chemises rouges à revêtir l'habit islamiste. L'islamisme apparaît à Kepel comme un conservatisme enrobé dans le religieux. L'alliance entre les bourgeoisies autrefois alliées aux régimes corrompus avec les frères musulmans a été rapide à reconstituer... Sur le dos des masses pauvres. Toujours

 

L'alliance de l'argent avec la calotte a remplacé celle avec le bâton.

 

Les révolutions tunisienne et égyptienne ont été initiées par la jeunesse urbaine et confisquées par les islamistes aidés par l'argent du Golfe (les saoudiens pour les salafistes, le Quatar pour les frères musulmans), sous direction des frères musulmans. En Lybie, l'évolution est plus incertaine et la militarisation du conflit subsume encore une situation politique qui tarde à se clarifier.

 

Le camp démocratique sécularisé (officiellement les frères musulmans luttent pour la démocratie, le multipartisme, et le constitutionnalisme civil) était absolument désorganisé et incapable de s'emparer du pouvoir. Dans un parallélisme que je trouve troublant (là c'est moi) avec le 19eme siècle français, où le républicains puis les communards français ne parviennent pas à entraîner la masse paysanne, les révoltes citadines n'ont pas pu conduire les banlieues pauvres et le rural à les suivre. A ce jour.

 

On entrevoit la violence inouie du conflit syrien. Effarante.  La difficulté politique ne doit pas être niée pour l'Europe. Aider les islamistes n'est pas chose enthousiasmante, certes, ne pas aider est non seulement laisser les massacres continuer mais aussi accompagner la radicalisation.

 

Il est difficile de prévoir ce qui sortira de ces évolutions. Mais c'est toujours le cas en politique ! Si les salafistes progressent clairement dans les premières désillusions, l'évolution des frères mulsulmans est tiraillée entre le modèle turc, conservateur capitaliste, et l'évolution vers la charia. On ne peut pas clairement percevoir dans ces tiraillements ce qui est cynique, ce qui relève du calcul, ce qui est sincère, ce qui est un réalisme encore hésitant. Les relations entre groupes islamistes sont ambigues. La stratégie des laïques (ils ne s'appellent pas comme cela, intimidés qu'ils sont par la ferveur religieuse qu'ils perçoivent dans les couches populaires) est incertaine, mais ils disposent d'atouts, de personnalités respectées, et du souffle de la modernité qui est indéniable. 

 

Surtout, et l'affaire syrienne l'éclaire, après la répression du soulèvement à Barhein par l'arabie saoudite, plusieurs acteurs étatiques jouent un rôle important sur la scène, troublant le jeu. L'Iran apparaît comme la perdante de ces révolutions, et beaucoup d'acteurs, sunnites, partagent l'idée de la renaissance d'un monde arabe sous trop forte influence de la puissance Perse aspirant au nucléaire. Mais l'Iran conserve ses amis.

 

Etonnant est ce tableau on ne peut plus vivant, incarné, d'une société où l'on sent en ébullition le pire et le meilleur, où des gens qui se sont entretués hier siègent ensemble dans des gouvernements, où dans la rue se fréquentent sans trop de heurts les tenants de la modernité et de la liberté individuelle et les rigoristes ultras. Une société alimentée par les images du monde. Surgissent ainsi de nouvelles synthèses (observables aussi en France), comme les figures de femmes voilées et volontairement sensuelles et coquettes, des femmes voilées qui s'éduquent, participent politiquement, sont militantes des droits de l'homme. Tout change.

 

C'est pourquoi regarder, écouter, comme Kepel nous le permet en allant partout, ou en tout cas dans beaucoup d'endroits différents, est si nécessaire pour ne pas ressasser des analyses d'il y a trente ans.

 

L'optimisme d'un Emmanuel Todd, qui considère que le train de la modernité démocratique est parti, porté par des puissantes tendances sociologiques, n'est pas absent de ce journal. Beaucoup d'acteurs locaux le partagent. L'individu s'est mis en marche, et jusque dans les rangs des islamistes le vocabulaire démocratique s'est imposé, ainsi que souvent l'idée qu'on ne coupera pas à une sécularisation de la société. En tout cas l'autoritarisme n'est plus supporté.

 

La révolution arabe a commencé. L'idée d'une nouvelle ère ne fait aucun doute, en tout cas, pour les acteurs locaux, dont on ne saurait mésestimer la profonde culture, la connaissance de leur histoire et de ce qui se passe en occident. La première urgence, c'est de sortir des caricatures et de cesser de considérer les pays arabes comme des nations sans Histoire, sans diversité philosophique, sans subtilités (Kepel montre que l'usage des mots le mélange des dialectes et de l'arabe grammatical, fait l'objet d'un soin tout particulier chez les orateurs, dans les homélies, sur Al Jazeera, le combat pour l'hégémonie idéologique fait rage et on s'y livre avec talent). C'est tout le contraire, comme nous le montre encore un voyage de Kepel dans ce Liban qui, s'il reste faible, et a perdu son statut de place riche au profit des puissances pétrolières, semble réunir toutes les contradictions, les synthèses, de cet orient.

 

On peut certes, dans une version pessimiste, voir se lever d'un côté la force de l'obscurantisme à l'offensive, dans une forme sournoise (les frères musulmans qui dirigent déjà deux pays) et dans une forme radicale explicite ; de l'autre côté la force de la modernité, de l'individualisme démocratique. Une contradiction à haut niveau d'explosivité, que vient encore compliquer la grande fracture ravivée entre chiites et sunnites et l'expression des intérêts des puissances pétrolières antagonistes. Un baril de dynamite, constamment agité par les maladresses occidentales, ainsi que par les soubresauts du conflit israelo palestinien où chacun joue ses cartes

 

Il reste que c'est au cri de "liberté", sans la présence des islamistes qui se sont raccochés au train, que les révolutions arabes se sont accomplies et s'accomplissent, avec la participation de larges masses éduquées, frustrées, qui n'ont nulle envie de se faire voler durablement leur victoire. La révolution française n'a pas triomphé de l'ancien régime facilement non plus. Pourtant la restauration elle-même, au fond, savait qu'elle n'était pas vraiment une restauration mais un frein moteur... Les tendances profondes de la société sont plus fortes que tous les discours.

 

L'aspiration à la liberté, à la sécurité matérielle, au bonheur, sont des ennemies bien redoutables pour des réactionnaires dont certains aspirent eux aussi au bien être... Ces forces réactionnaires pavoisent. Mais elles ont grand souci à se faire.

 

 

 


 

 


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15 mai 2013 3 15 /05 /mai /2013 00:34

48808486.jpgLorsque la fin de la vie approcha, André Gorz décida d'écrire une lettre d'amour à sa femme. La réaffirmation de cet amour, mais aussi un bilan.

 

Je sais que je dis là quelque chose de choquant, sans doute, mais j'ai eu l'occasion par mon parcours professionnel d'observer les personnes âgées. Et j'ai aussi vécu la perte des plus anciens des miens. J'en ai conçu l'idée selon laquelle il y a quelque chose d'affreux à approcher la mort en ayant gardé toute sa mémoire, toute sa faculté intellectuelle. Et ses sentiments intacts. Car la seule raison de mourir alors est qu'on est parvenu au moment où on ne sait pourquoi, il faut quitter le monde. Parce que l'horloge génétique est fabriquée ainsi.

 

Quand les "vieux" sont épuisés, écoeurés par une longue vie d'animal politique se cognant aux autres membres de la cité, déçus, désilusionnés cent fois, dépassés et oubliés, étrangers au monde qui n'est plus le leur, la mort pourrait presque apparaître comme une chose logique. La vie serait bien faite au fond en ce cas, car au bout d'un moment on a envie d'en sortir. Je me souviens d'une phrase de Claude Levi Strauss, très vieux, disant que le monde qu'il allait bientôt quitter ne lui plaisait pas du tout.

 

Nous ne sommes pas dans la tête de nos frères et soeurs humains frappés de démence sénile. Sans doute cette condition a t-elle sa part de terreur en plus de la douleur qu'elle suscite pour l'entourage, et engage bien des risques réels quand personne n'est là pour protéger nos anciens. Mais en même temps, affronter dans la lucidité complète une mort injuste, qui ne vient pas à point parce tout va bien malgré les soucis physiques, et qu'on a encore à voir et à dire, c'est terrible. Enfin ca me paraît terrible, même si certains sont capables de sagesse. La simple fatigue, certes, peut aider à conquérir cette sagesse sans doute.

 

Les cas de ces gens âgés (ils seront de plus en plus nombreux) qui sont de plain pied dans leur temps, savent y regarder et y parler, et qui approchent la mort, sont un scandale ontologique à mes yeux. Un scandale qui me confirme dans mon agnosticisme. 

Le pire est le sentiment qu'on va bientôt quitter les siens. Ses proches. Parfois l'amour d'une vie.

 

André Gorz est dans cette situation quand il écrit sa "Lettre à D.", Dorine, sa femme de toujours. Sa complice intellectuelle aussi. Venue d'angleterre, et rencontrant à Lausanne ce juif autrichien après guerre, vivotant avec lui de presque rien, puis peu à peu intégrant ensemble le milieu intellectuel parisien.

 

C'est à cette situation qu'on doit la gravité qui ressort de ce petit texte, récapitulant une longue histoire d'amour qui couvre une vie. Gorz était un philosophe politique important, ayant compté dans ce qu'on appelait anciennement la gauche non communiste. C'est une des figures de la naissance de l'écologie politique. C'est aussi un des pères théoriques de la Réduction du Temps de Travail. Je connais sa pensée, car justement un de ses essais importants -"métamorphoses du travail", et quelques articles qu'il écrivit sur le revenu universel (d'abord en opposition contre cette idée puis s'y ralliant), ont influencé fortement mon premier mémoire universitaire, il y a bientôt vingt ans. 

 

Ici c'est l'amoureux et non le penseur politique qui parle, dans ce petit texte de  la "lettre à D.". Mais comme la pensée a toujours été importante dans leur amour, le philosophe est présent aussi dans ces lignes. Il est même très présent, car pour celui qui pense, le cheminement théorique est la substance de sa vie. L'autobiographie d'un penseur, même et parfois surtout quand elle aborde l'intime, est une question de théorie aussi.

 

Malgré tout, c'est un texte court, et dépouillé. Car Gorz veut retrouver l'essentiel. Qu'est ce qui a compté ? Qu'est ce que cet amour et qu'est ce que ça dit, incidemment, sur l'amour ? Et c'est là que le texte est bouleversant, dans sa sincérité. Sans fausse pudeur. Au bout du compte, une vie est courte même si elle est dense.

 

Au long cours d'une histoire d'amour, on tombe à nouveau amoureux nous dit cette lettre : "je porte de nouveau au creux de ma poitrine un vide dévorant que seule comble la chaleur de ton corps contre le mien". La phase passionnelle renaît, et se nourrit justement de tout le passé commun qui peut paradoxalement réenflammer la relation...    

 

Une relation où le corps vieilli a toujours sa même part. Car dans l'amour, l'âme et le corps se confondent. Ils "spinozisent" (c'est moi qui use de ce néo verbe).  La relation physique a un sens tout à fait particulier, qu'on ne peut séparer de l'amour, elle témoigne de cette réciprocité intense :


"j'ai compris avec toi que le plaisir n'est pas quelque chose qu'on prend ou qu'on donne. Il est manière de se donner et d'appeler le don de soi de l'autre".


L'amour fracasse l'utilitarisme bourgeois. Cette idée selon laquelle l'âme est le corps est présente dans l'existentialisme qui marquera la jeunesse de Dorine et d'André, à travers leur proximité avec Sartre et Merleau Ponty. Le souci de cohérence entre le théorique et l'intime est la marque des intellectuels, toujours.

 

L'amour n'est pas cependant du domaine de l'irrationnel. On peut comprendre ce qui se joue dans l'amour. Ainsi André Gorz a -t-il saisi que ce que sa femme et lui ont reconnu dans l'autre, les ont tout de suite rapprochés malgré leurs différences, c'est un sentiment d'insécurité partagé, du à leurs enfances et jeunesse. Cet élément commun a crée un sentiment de proximité, de partage, qui donne l'envie de ne plus se quitter. Voila comment nait un amour.  

 

Le fait que Dorine soit anglaise, mais étrangement anglaise, c'est à dire librement et sans préjugés, mais sachant tirer le meilleur parti de la culture de son pays, a joué dans les sentiments d'André Gorz, qui cherchait à trouver de l'altérité, à fuir tout attachement identitaire (il ne voudra plus jamais parler allemand).

 

On peut évidemment trouver des causes sociologiques à l'amour sur un plan statistique. Et on aura raison de le faire. mais Gorz dit aussi avec raison qu'il y a dans chaque relation, un phénomène de rencontre-fusion irréductible, qui en appelle au plus singulier en chacun de nous :

 

"l'amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu'ils ont de moins dicible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d'eux mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles".

Mais qu'est qu'ils font ensemble ces deux là ?... Dit-on parfois. La réponse est chez le psychanalyste voire le poète, ou le sorcier.

 

André Gorz sait qu'il a projeté sur Dorine ce besoin d'"irréalité" qu'il a recherché dans l'écriture. Qu'il l'a trouvé. Mais Dorine a aussi su l'ancrer à la réalité, lui apprendre à aimer la nature par exemple. "Tu as du travailler des années durant à me faire assumer mon existence" dit ce réfugié sauvé de la mort à sa femme. Et à la fin de la vie, c'est encore un travail qui continue. L'amour fait planer, et Gorz n'avait nulle envie de revenir "sur terre".


Au fil du temps, la relation s'enrichit. La complémentarité intellectuelle se met en place : Dorine ne part pas du même point, théorique, pour arriver à l'objet. Mais ils se rencontrent. La relation devient primordiale dans le rapport au réel, la présence de l'autre est même un "filtre" avec le réel.

 

De manière bouleversante, Gorz exprime ses remords d'avoir complètement raté le passage qu'il consacre à Dorine dans un de ses livres de jeunesse, à teinte autobiographique : "Le traître". Il l'explique par la volonté, alors, de ne pas passer pour "commun". Trop simple, trop personnel, d'assumer un amour. Contrairement à ce que le jeune Gorz pouvait théoriser : l'amour ne participe pas de l'aliénant, bien au contraire. Il est libérateur. Et Dorine a senti depuis toujours que l'amour devait se protéger en particulier de l'argent : "l'amour doit mépriser l'argent. Tu le méprisais"


Le couple a été confronté aux maladies de Dorine. Et là, dit Gorz, quand il a vu son épouse rester debout ou assise la nuit pour limiter la douleur, il n'a pu rien faire, mais il n'a pas pu non plus partager. Il a cherché partout, écrit partout, pour trouver ce qui pouvait aider. Mais là est un angle de solitude inexorable.

 

Leur histoire, c'est l'histoire de l'amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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21 juillet 2012 6 21 /07 /juillet /2012 08:19

9782070446261_1_75.jpg Patti Smith, poétesse et rockeuse s'était promis de raconter son histoire avec Robert Mapplethorpe, ange noir de la photographie. Promesse tenue avec ce superbe livre de mémoires : "Just Kids". Un beau livre vraiment, écrit d'une langue poétique et émue, qui raconte avec sincérité comment on devient un artiste dans les années 60-70 dans le New York où brillent les Hendrix, Wharol, Joplin.

 

C'est l'histoire de deux jeunes de vingt ans sans un sou, souvent affamés, qui se rencontrent dans la rue, s'aiment et naissent ensemble à l'art. Leur lien est la certitude jamais entamée de vouloir consacrer une vie à la création. Une relation hautement spirituelle et ambitieuse. Qui durera plusieurs années, se conciliera avec d'autres amours plus ou moins contingents. Et ne se brisera jamais vraiment, sauf avec la mort de Robert, tué par le sida. Deux artistes efflanqués qui grandissent ensemble, se découvrent et s'inspirent, apprenant aussi qui ils sont (et notamment leur sexualité, la grande affaire). Deux gosses rêveurs et décidés à vivre la vie qu'ils souhaitent, sans concession. Une histoire de bonheur et de partage aussi, avec ses galères non dissimulées et ses débrouillardises.

 

L'artiste viscéral, encore plus quand il est américain, n'est pas un spécialiste. Il crée et s'empare des médiums. Les influences se mêlent, tout se mélange et se décloisonne. Tout dans leurs mains est reconverti pour créer (même les trouvailles que l'on peut faire dans une boutique de matériel de pêche). Patti et Robert mettront des années à trouver leur chemin et essaieront toutes les voies d'expression. Usant aussi des expédients de la drogue pour ouvrir des portes. Ils savent juste qu'ils veulent exprimer, toucher la beauté.  Patti Smith dessine beaucoup, écrit, et c'est un peu par hasard, par le jeu des rencontres, qu'elle se met à chanter.

 

Ce que j'ai aimé dans ce livre qui nous promène dans la bohême new yorkaise de ces années là  c'est la place immense et la lumineuse reconnaissance données aux sources d'inspiration. Et au temps nécessaire pour que s'épanouisse l'artiste, arrosé par le passé (Patti Smith refusera d'enregistrer un album trop tôt suite à un succès dans une soirée). Dans ces mémoires Patti Smith cite sans cesse Baudelaire et Rimbaud, Frida Kalho, les Stones ou Dylan. Elle marche sur leur pas. Une ode à la patiente initiation, au travail, à l'écoute et l'obsession pour ceux qui ont essayé, toutes choses que l'on méprise aujourd'hui, chacun revendiquant "le droit de s'exprimer" et de s'auto proclamer comme parole à entendre.

 

Ce récit de Patti Smith c'est l'anti mythologie du génie spontané. Le mot "travail" revient sans cesse. L'artiste est vu comme un désir qui s'amplifie, qui résiste, prend forme, se déploie, se confirme, finit par décoller quand il est mâture.

 

Au passage on constate avec bonheur le prestige que l'art français avait il y a encore peu de temps dans le monde. Comment il ensemençait les artistes. Quand Patti Smith, à la fin de l'adolescence prend un bus pour New York, elle n'a que quelques effets et un livre : "les illuminations" de Rimbaud. A qui elle sera fidèle toutes ces années.

 

Patti Smith a très vite rencontré sa passion pour l'esthétique. Elle décrit une scène très belle où enfant elle assiste à l'envol soudain d'un cygne et perçoit qu'il se passe quelque chose de fondamental pour elle. Elle partira pour la grande ville sans un sou, y errera quelque temps dans le plus grand dénuement, et devra assumer des travaux alimentaires très longtemps.

 

Ce sont sans doute les dernières années d'une certaine bohême. Enfin il me semble. Une vie urbaine où les lieux sont enchantés par les prédecesseurs, où l'on ne sait pas qui on a auprès de soi, où le jeune beatnik sans un sou cotoie dans un hôtel un peu interlope un poète majeur ou un musicien mondialement connu. Mais pas d'artifice, c'est le talent qui fait la différence. Et le charisme. La très jeune Patti Smith boit des coups avec Ginsberg et Burroughs et fabrique des colliers pour se payer à manger.

 

Plongée aussi dans le rock de ses années là, qui ne se séparait pas de la poésie, de la littérature, de l'art en général. Tout le monde va voir tout le monde, lit beaucoup, traque la beauté partout où elle peut se trouver. Le symbôle de ce grand bazar créatif et cultivé, c'est Andy Warhol et sa Factory, très présents dans ce livre jamais passéïste.

 

C'est un livre fasciné par l'Europe mais aussi profondément américain, quand on mesure aussi le poids de la religiosité sur la culture et sur ces jeunes créateurs.

 

Un bel hommage aussi, à cette génération géniale qui paya ses passions en overdoses et autres malheurs précoces.

 

Encore une raison, s'il en est besoin, de rêver de New York, de l'urbanité qu'elle porte à son firmament. Qu'est ce que l'urbanité sinon l'infinie possibilité, l'espoir, le rêve et la ferveur ?

 

 

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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