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3 avril 2019 3 03 /04 /avril /2019 22:51
Jusqu'au néant - Le choc Simone Weil - Jacques Julliard

« Il faudra un jour faire une histoire du monde vue du point de vue des migraineux : hypertrophie du monde intérieur, hyper-lucidité, fulgurances, abattement, vœux d'anéantissement. »

Jacques Julliard

 

Il y a bien des manières de se confronter à l’absolu. Dont celle, singulière est extrême de Simone Weil. Je me ré intéresse à elle en ce moment (même si je la fréquente depuis pas mal d’années, goutte à goutte) car en Bataille et sa compagne Colette Peignot, qui travaillèrent avec elle, j’ai trouvé son miroir inversé. J’explore donc, en me tournant de part et d’autre. Et je ne sais où ça me mènera encore.

Jacques Julliard, ce personnage tantôt républicain moisi, tantôt ouvriériste germanopratin, tantôt deuxième gauche putréfiée, sur lequel j’ai des sentiments très mitigés (tellement il oscille, et semble sans colonne vertébrale autre que de vouloir continuer à parler, certes avec une grande culture, qui n’a rien de surfaite), a écrit un petit livre dans une collection de pamphlets, qui est … un anti-pamphlet. Il y dit l’ouragan qu’a été la lecture de Simone Weil pour lui. D’où le titre choisi,  « Le choc Simone Weil » . C’est un très bel essai, qui me réconcilie avec lui. Homme honorable. Malgré tout. Sincère. On peut être sincère et tout à fait agaçant, surtout quand on est désorienté.

 

Voici une libertaire, sans conteste, militante effrénée depuis toute jeune, qui croit en l’enracinement nourricier dans une culture (voir « L’enracinement », ce livre de contribution stupéfiant à la reconstruction de la France, écrit avant de mourir à Londres, auprès de la France Libre), qui cherche Dieu et dit le rencontrer, mais certainement pas celui des juifs (on l’a même traitée bêtement… D’antisémite tellement elle n’appréciait pas l’Ancien Testament (une religion de la force, de l’obéissance et non de l’amour, à son avis), comme elle détestait Rome qu’elle différenciait radicalement de l’esprit grec). Rome, c’était la force de l’Etat, la source du mal.  Weil a été qualifiée de gnostique, ou de « Marcionite » (une hérésie du début du christianisme qui radicalisait la rupture avec le judaïsme). La Rome papale n’attire pas non plus ses éloges, sa fusion avec l’Empire Romain l’a condamnée à devenir une bureaucratie dominatrice. A force de liberté de pensée Weil ne pouvait qu’être singulière et seule. Elle ne pouvait qu’éprouver la discontinuité avec autrui. Le mysticisme est alors un appel.

 

On retrouve chez elle les deux conditions des plus grands : « La première, c'est son inflexible volonté de mettre en toutes circonstances sa vie en adéquation avec sa pensée. La seconde, dans l'exercice de cette pensée, c'est le refus absolu de reculer devant les conséquences d'une vérité, quelles que puissent être ces conséquences. »

 

Soit ce que l'on ne rencontre quasiment jamais dans sa vie. Déjà quand on croise quelqu'un qui tend vers cela, c'est exceptionnel.

 

A tel point qu’elle a développé une sorte d’anorexie … politique, selon l’expression de Julliard. Elle ne supportait pas de manger plus que ceux qui n’avaient rien à manger. Elle en est morte, de s’identifier aux français occupés par les nazis, face aux pénuries. Longtemps avant les « établis » maoïste, on sait qu’elle a voulu vivre la vie paysanne puis ouvrière, malgré son absence totale de dispositions et de santé. Mais il lui était impossible d’être une socialiste révolutionnaire abstraite. Simone Weil fut une Sainte rouge, mais qui ne parut jamais vraiment sereine, toujours révoltée, toujours en lutte, trop occupée à penser et écrire. Les Saints ne se comportent pas ainsi ce me semble. Ils sont extatiques à un moment. Non ? Je ne connais pas assez bien les Saints, toutefois.

 

Son aspiration égalitaire universelle la rapproche de Jésus. Elle est là, son Eglise.  Elle y loge son socialisme libertaire radical, qui résonne parfaitement avec le mot d’ordre de la Première internationale : l’émancipation des prolétaires viendra d’eux-mêmes, de personne d’autre.

 

Et puis la vérité, qui vaut mieux que la vie. Ce qu’elle partage avec d’autres, comme Bataille et Peignot. Pourquoi cet attachement à la vérité ? Parce que sans doute, pour ces gens, il y a quelque part un soleil. Et que l’on doit s’aligner avec lui. Les Idées de Platon, la fin de l’Histoire de Hegel, Dieu, la mort. Je ne sais pas. La vérité, c’est l’unité. Jusqu’à l’aspiration à la néantisation.

 

Julliard note pertinemment cette phrase. « Je suis convaincue que le malheur d'une part, d'autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l'existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel »

, cette phrase de Simone Weil aurait pu être écrite, sans doute, par Colette Peignot, son amie démonique.

 

Personnellement, je ne suis pas comme ça, même si nous avons tous un souci avec l’absolu, plus ou moins. Mais j’admire cette radicalité tout de même. Je ne suis pas de cette époque, non plus. Depuis lors nous avons de bonnes raisons de regarder de biais la vérité.  Ainsi, si Simone va sur les fronts, c’est pour affronter la vérité. Elle va à l’usine, non pour donner des leçons à la sortie, mais pour être capable de parler vrai avec les ouvriers et des ouvriers. Quand elle se rend en Espagne, qu’on lui retire à grand peine un fusil pour qu’elle ne se tue pas elle-même par mégarde, myope comme une taupe, elle en ramène la honte des crimes républicains, pendant qu’à l’autre bout de la pensée politique, un autre homme digne, Bernanos, chrétien de droite avec lequel elle correspond, en fait de même pour les franquistes. Elle rappelle Hannah Arendt, parfois, qu’elle a dû frôler, voire croiser, dans l’exil d’Hannah en France, réellement, quand elle donne tout à la liberté de penser la « fonction propre de l'intelligence exige une liberté totale ». Comment entrerait-elle alors dans le cœur de l’Eglise ? L’exigence de vérité la portait, au point de s’avouer, quand Hitler envahit Prague, les erreurs « criminelles » de son propre pacifisme. Il arrive de se tromper, mais il arrive moins de le concéder.

 

Tous ceux qui l’ont croisée, étaient ébouriffés, comme ceux qui la lisent.  Bataille décrit son dégoût devant sa négligence et ses airs de « corbeau », loin de tout érotisme, mais avoue sa fascination.  Sa lucidité politique éclate, quand elle décrit, avec ses amis de la gauche socialiste « non communiste » mais révolutionnaire (tout un courant qui va des anarchistes aux oppositions de gauche en scission avec les PC, du POUM espagnol à la gauche de la SFIO, au SAP allemand, courant où se situe Orwell aussi), la menace du pouvoir pour le pouvoir. Il ne suffit pas d’abolir les rapports de production théoriques pour que le pouvoir des uns sur les autres disparaisse. Weil, grande philosophe et ouvrière, en avait une idée précise, confirmée par le corps. L’aliénation machiniste, elle l’avait connue.  Elle a l’occasion de le dire face à face à Trotski, puisque pendant un temps celui-ci est réfugié chez les parents de Simone. Drôle de rencontre (je me souviens d’un écrit où le Vieux exprime son scepticisme sur « la mystique » comme alliée possible de ses camarades français). Pour elle, comme pour d’autres ensuite, l’URSS n’était pas un Etat ouvrier dégénéré aux bases saines, à sauver, mais déjà un capitalisme d’Etat. « La complète subordination de l'ouvrier à l'entreprise et à ceux qui la dirigent (…) repose sur la structure de l'usine et non sur le régime de la propriété ». La domination du bureaucrate est foncièrement liée à la domination du Directeur d’Etat dans l’usine, ce que Lénine et Trotski, admiratifs du taylorisme, ne voyaient pas.

Contrairement à Trotski, qui ne voulut jamais se renier (sauf quand il écrit sa fameuse plate-forme culturelle avec Breton et biffe une phrase, en prévoyant « aucune sorte de licence » en art), elle ne s'aveugle pas, cherche une nouvelle voie, tirant les leçons profondes du présent. Ce sont les voies d’une articulation égalitaire entre l’individu le plus libre et le collectif non livré à la manipulation ou au déchirement de la concurrence. C’est le chemin du syndicalisme révolutionnaire d’inspiration libertaire qu’elle emprunte, et elle complète l’édifice par sa note sur la suppression des partis, machines folles à fabriquer de la bêtise collective et à survivre pour elle-même. Quoi de plus contemporain ?

 

Simone Weil aurait évidemment passionné Nietzsche. Par ce dégoût de tout ce qui pouvait relever du corps ou du sexe (elle était vierge), malgré l’engagement de la chair dans l’action. Il aurait décelé en elle une passion pour la mort, et c’est bien ce à quoi elle aspirait. La mort résonnait en elle avec la joie, inévitablement. C’est pour cela sans doute, qu’elle n’avait pas peur. Et en même temps, c’est ainsi qu’on vit intensément comme elle vécut, aussi.  Elle n’avait pas peur, mais elle aspirait à la paix du monde. Elle a théorisé dans "L'enracinement" (voir chronique dans ce blog) la différence entre deux manières d’être pacifiste, l’une par la trouille, l’autre par le dégoût. C’est le dégoût qui la séparait du culte de la force. C’est au nom de ce dégoût qu’elle demanda aux gaullistes, dans ses écrits, de décoloniser, en avance sur tout le monde.

Un personnage unique, qui défriche, à partir de très fortes tensions qu’elle tient ensemble. Une chrétienne sans Eglise (« plus christique que chrétienne » dit Julliard), comme Pascal le fut, avec la même manière d’écrire, par impulsions et absence d’esprit de système clos. Une révolutionnaire sans Parti, critique, et au front en même temps. Une intellectuelle aux mains ensanglantées par le travail, qui défend la « spiritualité du travail ». Une marxiste mystique, puritaine, anti autoritaire, qui animait une revue avec des débauchés nietzschéens (« critique sociale »). C’est sans doute qu’elle avait entrevu une part de vérité, et se débattait en contorsionniste pour la saisir. Elle est de la troupe des funambules. Les vrais, les inimitables. Ceux qui ne peuvent être pris comme modèles, Julliard a raison de parler de la famille de Rimbaud, et même de Nietzsche, avec lesquels elle semblait tellement éloignés. Si loin, si proche

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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