Les livres de Pascal Quignard sont difficiles et déconcertants, surtout quand on a été nul en latin comme moi et qu'on ignore totalement le grec, mais on sait qu'à un moment, une lumière vous touchera si vous êtes patient, sous la forme d'un aphorisme foudroyant bien souvent, et acceptez de vous laisser porter par cette langue voluptueuse.
Ce sont des monologues philosophiques coupés des bruits du Siècle, jansénistes, oui, comme son joueur de viole de "Tous les matins du monde". De longues digressions "désarçonnées" du fonctionnement de notre société comme il le dit dans un autre livre, tissés de développements sur l'étymologie latine et grecque, la vie et la pensée des grands anciens païens ou chrétiens, et parfois des bonds vers toutes sortes d'anecdotes ou de considérations, dont certaines, très connues, sont relues à travers un détail (Ulysse revenu et reconnu par son chien) ou absolument inconnues, et qu'on peut même subodorer imaginaires. Il est possible que Quignard imagine parfois tel penseur dans telle ville, crée une situation artificielle et parlante,car le niveau de détail qu'il narre n'est sans doute pas disponible dans les textes.
Et puis il y a la psychanalyse, qui rôde partout dans ses livres, et l'association libre, de tous types de matériaux d'ailleurs, dont il ne se prive pas, qui parfois déroute.. On peut lire Quignard comme un analyste l'écouterait, avec une attention flottante, attentif à ses propres associations de lecteur. Oui, on doit sans doute procéder ainsi, d'ailleurs, plutôt que trop rationnaliser. Quignard ne se veut pas philosophe, il veut penser et écrire.
Et puis il y a des points fixes, que l'on retrouve de livre en livre, comme cette idée selon laquelle l'être humain a été le plus longtemps de sa vie d'espèce, un prédateur affamé, et chassé lui-même, et que cela compte immensément dans ce que nous sommes.
Autre point fixe : le traumatisme de la naissance.
Il s'agit à cette étape de "Mourir de penser", titre du livre qui s'inscrit dans un cycle ("Dernier Royaume").
C'est donc "avec le perdu qu'on pense". Ce mieux monde perdu de l'hominisation, et le premier royaume perdu (in utero) auquel nous sommes reliés encore.
D'emblée, il nous est dit que la foi est préférable à la lucidité, et que le curieux ne trouvera pas le bonheur. Tout au long du livre, Quignard insistera sur le caractère solitaire de la pensée. On ne peut pas penser et appartenir. On pense "au risque de perdre l'estime des siens", ou d'"être banni de sa ville", excommunié. Il en cite maints exemples. Penser ou croire, telle est l'alternative. Croire est la voie la moins douloureuse, et pourtant on pense. On s'agite, aussi, on joue, pour éviter de penser, car penser est dangereux. On pense en effet quelque chose. Un contenu. On accueille en soi un contenu."L'accueil ébloui d'une autre présence à l'intérieur de soi qui vient tout remanier".
On peut mourir de penser, à cause de ce que l'on pense, ou parce que la pensée échoue. Le martyre est dans le premier cas, le déséspéré dans le second. Un jour, dit Quignard -est-ce vrai ?- Thomas d'Aquin aurait proclamé que tout ça, tout ce savoir, "c'est de la paille", et il en serait mort, assez vite.
Penser est un mouvement. Un aller-retour. En grec, penser vient de "nostos", le retour. Ce retour, Quignard le loge d'abord comme le retour de la chasse. Les premiers hommes sont partis chasser, affronter la mort, et sont revenus pour nourrir le clan, et la pensée a du se développer lors de ce retour. La pensée a ainsi un rapport avec la mort et la lutte. "La pensée poursuit l'hallucination animale même quand elle croit s'en émanciper en s'habillant de mots".
La pensée s'"écarte pour revenir". L'être pensant est parti, par faim, et revient, joyeux. La pensée est un assaut. La curiosité, c'est être à l'affût. C'est tout le corps qui est curieux, c'est tout le corps qui pense (Spinoza hante ce livre). Le corps était curieux "avant même que l'âme y commence son séjour".
Chez les chamanes, il y a cette notion de voyage et de retour. L'âme du chamane s'en va et le tambour la ramène à la terre et au corps.
Thésée part tuer le sauvage, le minotaure, dans le dédale, et revient par un fil, celui de sa muse Ariane. Un fil de pensée.
La chasse est la première forme du social. Ce n'est pas un "contrat" qui nous a lié, mais la nécessité de trouver à manger pour le soir même, traqués et chasseurs, passant alliance avec les loups qui nous ont enseigné l'art du rabattage. C'est la chasse qui a abouti au langage et à la pensée.
Les premières lectures sont celles des signes laissés par les proies. Ainsi lire est une chasse. "La lecture se précéda elle-même durant des millénaires d'enquête sur des traces des proies qui fuient l'approche pour se soustraire au combat mortel".
L'art oratoire est une ruse de chasse et suppose le camouflage, et Cicéron l'enseigne comme tel.
Lire, c'est entrer dans une nature, bondir dans une fiction, et en devenir une part. Construire une phrase est une chasse. Avec Quignard on est loin du béni oui oui et de l'écriture inclusive, pour sûr.
La pensée vient se loger dans du vide, aussi. Occuper un vide. C'est ainsi que l'on parle d'inspiration. C'est le souffle. Ceci nous ramène au premier souffle, qui emplit les poumons du nouveau né. Celui de la naissance,, de la venue ici-bas. La pensée a aussi partie liée avec ce. traumatisme. "Le mot psyché en grec veut dire souffle". Elle vient en effet faire effraction dans un lieu vide. C'est ainsi que la pensée aime "le difficile, car plus c'est difficile, moins ça abandonne" (les lecteurs passionnés comprendront Quignard). Le fil d'Ariane alors c'est la voix de la mère, qui nous enveloppe. Toute pensée s'origine dans le chant de cette sirène. Quand nous disons que nous ne pensons à rien, cette voix est en nous.
Penser est asocial, penser exile, penser suppose de rompre. Penser n'est pas continuité, penser est bondir. Alors on est puni, comme Socrate. Mais il ne se défend pas, il sait que cette pensée est sacrée, qu'elle ne lui appartient pas, qu'elle est comme un démon en lui. Cette pensée venue du "premier royaume". In utero et pas dans le ciel des idées. Jeanne d'Arc aussi préfère brûler que de renier ses voix. Platon dit que l'on peut connaître en retrouvant un savoir originel.
Mais le penseur chasseur et proie possible a besoin d'un refuge. Car penser fait oublier le temps et obère toute vigilance à l'égard des prédateurs. "Il faut que le corps s'oublie afin de penser". Donc le penseur a besoin d'un recoin. Il s'isole. Pour les taoïstes, ne pas être important en ce monde est une vertu. C'est à ce prix qu'il est possible de penser.