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2 juin 2019 7 02 /06 /juin /2019 02:22
Le penseur, un chasseur à l'écoute des sirènes - Mourir de penser - Pascal Quignard

Les livres de Pascal Quignard sont difficiles et déconcertants, surtout quand on a été nul en latin comme moi et qu'on ignore totalement le grec, mais on sait qu'à un moment, une lumière vous touchera si vous êtes patient, sous la forme d'un aphorisme foudroyant bien souvent, et acceptez de vous laisser porter par cette langue voluptueuse. 

 

Ce sont des monologues philosophiques coupés des bruits du Siècle, jansénistes, oui, comme son joueur de viole de "Tous les matins du monde". De longues digressions "désarçonnées" du fonctionnement de notre société comme il le dit dans un autre livre, tissés de développements sur l'étymologie latine et grecque, la vie et la pensée des grands anciens païens ou chrétiens, et parfois des bonds vers toutes sortes d'anecdotes ou de considérations, dont certaines, très connues, sont relues à travers un détail (Ulysse revenu et reconnu par son chien) ou absolument inconnues, et qu'on peut même subodorer imaginaires. Il est possible que Quignard imagine parfois tel penseur dans telle ville, crée une situation artificielle et parlante,car le niveau de détail qu'il narre n'est sans doute pas disponible dans les textes.

 

Et puis il y a la psychanalyse, qui rôde partout dans ses livres, et l'association libre, de tous types de matériaux d'ailleurs, dont il ne se prive pas, qui parfois déroute.. On peut lire Quignard comme un analyste l'écouterait, avec une attention flottante, attentif à ses propres associations de lecteur. Oui, on doit sans doute procéder ainsi, d'ailleurs, plutôt que trop rationnaliser. Quignard ne se veut pas philosophe, il veut penser et écrire. 

 

Et puis il y a des points fixes, que l'on retrouve de livre en livre, comme cette idée selon laquelle l'être humain a été le plus longtemps de sa vie d'espèce, un prédateur affamé, et chassé lui-même, et que cela compte immensément dans ce que nous sommes.

 

Autre point fixe : le traumatisme de la naissance.

 

Il s'agit à cette étape de "Mourir de penser", titre du livre qui s'inscrit dans un cycle ("Dernier Royaume").

 

 C'est donc "avec le perdu qu'on pense". Ce mieux monde perdu de l'hominisation, et le premier royaume perdu (in utero) auquel nous sommes reliés encore.

 

D'emblée, il nous est dit que la foi est préférable à la lucidité, et que le curieux ne trouvera pas le bonheur. Tout au long du livre, Quignard insistera sur le caractère solitaire de la pensée. On ne peut pas penser et appartenir. On pense "au risque de perdre l'estime des siens", ou d'"être banni de sa ville", excommunié. Il en cite maints exemples.  Penser ou croire, telle est l'alternative. Croire est la voie la moins douloureuse, et pourtant on pense. On s'agite, aussi, on joue, pour éviter de penser, car penser est dangereux. On pense en effet quelque chose. Un contenu. On accueille en soi un contenu."L'accueil ébloui d'une autre présence à l'intérieur de soi qui vient tout remanier".

 

 On peut mourir de penser, à cause de ce que l'on pense, ou parce que la pensée échoue. Le martyre est dans le premier cas, le déséspéré dans le second. Un jour, dit Quignard -est-ce vrai ?- Thomas d'Aquin aurait proclamé que tout ça, tout ce savoir, "c'est de la paille", et il en serait mort, assez vite.

 

Penser est un mouvement. Un aller-retour. En grec, penser vient de "nostos", le retour. Ce retour, Quignard le loge d'abord comme le retour de la chasse. Les premiers hommes sont partis chasser, affronter la mort, et sont revenus pour nourrir le clan, et la pensée a du se développer lors de ce retour. La pensée a ainsi un rapport avec la mort et la lutte. "La pensée poursuit l'hallucination animale même quand elle croit s'en émanciper en s'habillant de mots".

 

La pensée s'"écarte pour revenir". L'être pensant est parti, par faim, et revient, joyeux.  La pensée est un assaut. La curiosité, c'est être à l'affût. C'est tout le corps qui est curieux, c'est tout le corps qui pense (Spinoza hante ce livre). Le corps était curieux "avant même que l'âme y commence son séjour".

 

Chez les chamanes, il y a cette notion de voyage et de retour.  L'âme du chamane s'en va et le tambour la ramène à la terre et au corps.

 

Thésée part tuer le sauvage, le minotaure, dans le dédale, et revient par un fil, celui de sa muse Ariane. Un fil de pensée.

 

La chasse est la première forme du social. Ce n'est pas un "contrat" qui nous a lié, mais la nécessité de trouver à manger pour le soir même, traqués et chasseurs, passant alliance avec les loups qui nous ont enseigné l'art du rabattage. C'est la chasse qui a abouti au langage et à la pensée.

 

Les premières lectures sont celles des signes laissés par les proies. Ainsi lire est une chasse. "La lecture se précéda  elle-même durant des millénaires d'enquête sur des traces des proies qui fuient l'approche pour se soustraire au combat mortel".

 

L'art oratoire est une ruse de chasse et suppose le camouflage, et Cicéron l'enseigne comme tel.

 

Lire, c'est entrer dans une nature, bondir dans une fiction, et en devenir une part. Construire une phrase est une chasse. Avec Quignard on est loin du béni oui oui et de l'écriture inclusive, pour sûr.

 

La pensée vient se loger dans du vide, aussi. Occuper un vide. C'est ainsi que l'on parle d'inspiration. C'est le souffle. Ceci nous ramène au premier souffle, qui emplit les poumons du nouveau né. Celui de la naissance,, de la venue ici-bas.  La pensée a aussi partie liée avec ce. traumatisme. "Le mot psyché en grec veut dire souffle". Elle vient en effet faire effraction dans un lieu vide. C'est ainsi que la pensée aime "le difficile, car plus c'est difficile, moins ça abandonne" (les lecteurs passionnés comprendront Quignard). Le fil d'Ariane alors c'est la voix de la mère, qui nous enveloppe. Toute pensée s'origine dans le chant de cette sirène. Quand nous disons que nous ne pensons à rien, cette voix est en nous.  

 

Penser est asocial, penser exile, penser suppose de rompre. Penser n'est pas continuité, penser est bondir. Alors on est puni, comme Socrate. Mais il ne se défend pas, il sait que cette pensée est sacrée, qu'elle ne lui appartient pas, qu'elle est comme un démon en lui. Cette pensée venue du "premier royaume". In utero et pas dans le ciel des idées. Jeanne d'Arc aussi préfère brûler que de renier ses voix. Platon dit que l'on peut connaître en retrouvant un savoir originel. 

 

Mais le penseur chasseur et proie possible a besoin d'un refuge. Car penser fait oublier le temps et obère toute vigilance à l'égard des prédateurs. "Il faut que le corps s'oublie afin de penser". Donc le penseur a besoin d'un recoin. Il s'isole. Pour les taoïstes, ne pas être important en ce monde est une vertu. C'est à ce prix qu'il est possible de penser.

 

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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