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20 avril 2014 7 20 /04 /avril /2014 19:57

Les aphorismes saisis ici ou là de Wittgenstein m'ont fasciné depuis un long moment, car ils me semblaient approcher cette opacité du monde, ce que Sandra Laugier appelle "l'inquiétante étrangeté de l'ordinaire", que l'on ressent inévitablement dès qu'on se met à penser. Ce sentiment d'incompréhension, aussi, entre les êtres. Cette impression de dialogue parfois impossible, de querelle de mots qui se présente comme conflit de sens. Cette difficulté à s'accorder, et ce sentiment de devoir mener un effort terrible pour parvenir à se rencontrer entre êtres humains dotés de raison et de langage. Sentiment que l'on parvient à dépasser, dans la musique par exemple, ou même dans la tendresse.

 

Alors j'ai voulu creuser avec l'essai approfondi de Sandra Laugier. En espérant que cette figure française de la Pop Philosophie, capable de philosopher sur Buffy et les Vampires allait m'aider à entrer dans une pensée obscure de prime abord.

 

L'essai "Wittgenstein, les sens de l'usage" de Sandra Laugier visite l'oeuvre de ce philosophe de l'esprit, en montrant son évolution à travers la lecture des oeuvres comme le Tractatus, les Recherches philosophiques, le Blue Book.

 

L'idée centrale de cette pensée est que le sens ne se détermine que par l'usage. Le langage des humains n'a de vérité que dans ses usages, il n'est nullement le reflet d'une autre dimension, d'une quelconque transcendance. Tout est là, dans nos usages de la langue. Le philosophe est le fossoyeur de toute métaphysique.

 

Quand quelqu'un parle, cela n'a de sens que si nous pouvons en donner un, et que parce que nous en donnons un. Ce sens n'est pas donné d'avance, nous apprenons le langage, on nous le transmet, et il prend vie dans des contextes.

 

Wittgenstein nous conduit ainsi à reconsidérer ce qu'est une Chose. Une Chose n'est connue de nous que parce que nous la nommons. Le langage est ainsi une véritable forme de vie, la forme du monde, et aussi notre limite.

 

C'est le langage qui est premier. Nous nous trompons si nous cherchons à articuler la pensée et le monde sans savoir que nous y procédons à travers le langage, et donc dans son carcan. Le langage ne peut épouser le monde, ce qui fait dire à Laugier que "la grammaire n'est pas une solution". La solution du philosophe n'est donc pas de chercher les clés du monde avec un outil limité, mais d'abord de se transformer. La conscience des limites de l'humain être de langage doit mener à "la paix en philosophie". Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons penser qu'en restant immergés dans une forme de vie particulière, qui est le langage.

 

Le langage "exhibe" ce qu'il dit. On doit renoncer à le voir comme un reflet fidèle du monde. Il n'est pas l'image du monde ni sa traduction sensible.

 

Mais le langage ne nous coupe pas d'un extérieur à débusquer. C'est cela la radicalité de Wiitgenstein et son côté anti métaphysique. Tout est là dans le langage. Il n'y a pas de différence entre le Sens et le Dire. Dire et avoir un Sens c'est la même chose. La parole n'est pas une piste à suivre vers un au-delà caché, elle dit tout ce qu'il est possible de connaitre.

 

Ce qui se trouve en dehors du langage n'a pas de sens. C'est le non sens.

 

Le philosophe, radicalement immanent, dit : "Nous ne pouvons rien penser d'illogique parce que cela nous ferait penser illogiquement".

 

Le langage fixe la limite de la pensée. On ne peut penser de l'autre côté du langage. Il nos faudrait alors penser ce qui n'est pas pensée. Ce qui inspire cet aphorisme connu, terrifiant et tellement efficace :

 

" Ce que l'on ne peut penser, on doit le taire".

 

On ne peut certes pas tracer par avance la limite de la pensée, car il faudrait alors préciser ce qui ne peut pas être pensé, ce qui veut dire le saisir par la pensée.

 

Une expression dénuée de sens ne l'est que parce que je ne lui donne pas un sens. Le problème n'est donc pas ce que signifient les phrases, mais de vouloir dire ce que l'on dit. Le sens et le non sens sont à chercher dans les usages iinguistiques. Le non sens n'est pas une affaire de mauvais usage, car il n'y a pas de bon usage, il y a ce qui veut être dit.

 

Ca vous parait abstrait ? Mais en réalité nous le vivons sans cesse. Songez à ces discussions fréquentes où l'on s'oppose des mots ("tu veux dire responsabilité", "ah non je veux dire liberté", etc). Ce que dit Wittgenstein donnera un sens à votre prochaine frustration lors d'un apéritif un peu arrosé où vous n'arriverez pas à convaincre, où vous serez frustrés et empêtrés, englués dans votre langage. Wittgenstein aurait adoré facebook où le débat porte sans cesse sur la langue. Car le même mot peut revêtir de nombreux usages. Ainsi le mot "est" par exemple peut signifier un signe d'égalité, il peut signifier "aller", il peut signifier l'expérience de l'existence.

 

Que devient la science alors ? Elle ne saurait en tout cas nous apporter des réponses philosophiques. Elle nous parle d'abord d'elle-même.

 

Nous n'avons pas de mots, simplement, pour affronter certaines questions.

 

"Nous n'observons jamais que des coupes particulières'' dans cet univers.

 

Le réalisme est donc une illusion. Mais le scepticisme l'est aussi. Car le sceptique croit en l'apparence. Il n'y a pas d'apparence d'un phénomène à débusquer. Tout est là, dans le langage qui agrippe le monde.

 

Les concepts que nous utilisons, nous ne pouvons jamais les définir précisément, parce qu'ils restent des coupes particulières. Les définitions des choses sont au mieux des symptomes de choses toujours inacessibles du fait de notre vie dans le langage. Celui ci n'est qu'un "léger filet au dessus de l'abîme". Nous le savons quand nous jouons avec le langage, c'est ce qui nous fait rire. Nous rions de notre absurdité. C'est notre revanche. C'est notre conscience commune du langage et de ses limites, de son arbitraire, de sa richesse sublime et si vulnérable.

 

La philosophie doit donc être attentif aux phénomènes et se méfier des généralités. Elle doit s'intéresser aux usages.

 

Cette philosophie du langage a des conséquences politiques, car se pose immédiatement la question de la concordance de mon langage et de ma vision du monde avec la communauté. La pensée de Pierre Bourdieu par exemple, semble très influencée par Wiitgenstein, de cette idée d'un "sens pratique" qui s'impose à nous, d'un habitus qui est un schéma de pensée incorporé et qui rassemble et sépare les êtres.

 

Mais la pensée du philosophe est avant tout éthique. Car il s'agit de s'accorder dans le langage. De réaliser cet effort. De chercher à comprendre avant tout le sens que l'autre donne à ses mots, ses usages. De ne pas chercher à lui expliquer les mots qu'il faut, car ils seraient porteurs de la Vérité, mais d'essayer de se faire comprendre et de comprendre l'usage de la parole qu'on entend. Un effort permanent sur le langage donc. Si quelqu'un nous dit "ce tableau est laid" par exemple (l'exemple est de moi hein) essayons de saisir ce qu'il ressent et veut nous dire, et ne lui répondons pas forcément "tu dois dire qu'il ne te plait pas", car c'est peut-être cela qu'il dit. Il n'y a pas de fondement du langage, le langage est une transmission. Il n'a pas d'essence.

 

Un mot est une pièce dans un jeu d'échec. C'est le jeu que nous devons considérer.

 

Nous devons avant tout prêter une grande attention à ce que nous disons, à comment nous le disons, pour pouvoir nous rencontrer.

 

Si l'on suit le philosophe, si on croit qu'il nous offre une consolation face à ce qu'il appelle lui-même des "crampes mentales" devant l'opacité du monde, alors nous devons relativiser toujours l'idée de la Vérité. Non pas renoncer à nos convictions, mais savoir toujours qu'elles restent dépendantes du langage, de nos usages du langage. Savoir cela, c'est déboucher sur la tolérance sans doute, la défense de ma vérité plutôt que la vérité. C'est cela, peut-être, l'esprit démocratique réel et profond.

 

 

 

 

Wittgenstein qui donne sens au non sens (Sandra Laugier, Wittgenstein - Les sens de l'usage)
Wittgenstein qui donne sens au non sens (Sandra Laugier, Wittgenstein - Les sens de l'usage)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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