Les aphorismes saisis ici ou là de Wittgenstein m'ont fasciné depuis un long moment, car ils me semblaient approcher cette opacité du monde, ce que Sandra Laugier appelle "l'inquiétante étrangeté de l'ordinaire", que l'on ressent inévitablement dès qu'on se met à penser. Ce sentiment d'incompréhension, aussi, entre les êtres. Cette impression de dialogue parfois impossible, de querelle de mots qui se présente comme conflit de sens. Cette difficulté à s'accorder, et ce sentiment de devoir mener un effort terrible pour parvenir à se rencontrer entre êtres humains dotés de raison et de langage. Sentiment que l'on parvient à dépasser, dans la musique par exemple, ou même dans la tendresse.
Alors j'ai voulu creuser avec l'essai approfondi de Sandra Laugier. En espérant que cette figure française de la Pop Philosophie, capable de philosopher sur Buffy et les Vampires allait m'aider à entrer dans une pensée obscure de prime abord.
L'essai "Wittgenstein, les sens de l'usage" de Sandra Laugier visite l'oeuvre de ce philosophe de l'esprit, en montrant son évolution à travers la lecture des oeuvres comme le Tractatus, les Recherches philosophiques, le Blue Book.
L'idée centrale de cette pensée est que le sens ne se détermine que par l'usage. Le langage des humains n'a de vérité que dans ses usages, il n'est nullement le reflet d'une autre dimension, d'une quelconque transcendance. Tout est là, dans nos usages de la langue. Le philosophe est le fossoyeur de toute métaphysique.
Quand quelqu'un parle, cela n'a de sens que si nous pouvons en donner un, et que parce que nous en donnons un. Ce sens n'est pas donné d'avance, nous apprenons le langage, on nous le transmet, et il prend vie dans des contextes.
Wittgenstein nous conduit ainsi à reconsidérer ce qu'est une Chose. Une Chose n'est connue de nous que parce que nous la nommons. Le langage est ainsi une véritable forme de vie, la forme du monde, et aussi notre limite.
C'est le langage qui est premier. Nous nous trompons si nous cherchons à articuler la pensée et le monde sans savoir que nous y procédons à travers le langage, et donc dans son carcan. Le langage ne peut épouser le monde, ce qui fait dire à Laugier que "la grammaire n'est pas une solution". La solution du philosophe n'est donc pas de chercher les clés du monde avec un outil limité, mais d'abord de se transformer. La conscience des limites de l'humain être de langage doit mener à "la paix en philosophie". Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons penser qu'en restant immergés dans une forme de vie particulière, qui est le langage.
Le langage "exhibe" ce qu'il dit. On doit renoncer à le voir comme un reflet fidèle du monde. Il n'est pas l'image du monde ni sa traduction sensible.
Mais le langage ne nous coupe pas d'un extérieur à débusquer. C'est cela la radicalité de Wiitgenstein et son côté anti métaphysique. Tout est là dans le langage. Il n'y a pas de différence entre le Sens et le Dire. Dire et avoir un Sens c'est la même chose. La parole n'est pas une piste à suivre vers un au-delà caché, elle dit tout ce qu'il est possible de connaitre.
Ce qui se trouve en dehors du langage n'a pas de sens. C'est le non sens.
Le philosophe, radicalement immanent, dit : "Nous ne pouvons rien penser d'illogique parce que cela nous ferait penser illogiquement".
Le langage fixe la limite de la pensée. On ne peut penser de l'autre côté du langage. Il nos faudrait alors penser ce qui n'est pas pensée. Ce qui inspire cet aphorisme connu, terrifiant et tellement efficace :
" Ce que l'on ne peut penser, on doit le taire".
On ne peut certes pas tracer par avance la limite de la pensée, car il faudrait alors préciser ce qui ne peut pas être pensé, ce qui veut dire le saisir par la pensée.
Une expression dénuée de sens ne l'est que parce que je ne lui donne pas un sens. Le problème n'est donc pas ce que signifient les phrases, mais de vouloir dire ce que l'on dit. Le sens et le non sens sont à chercher dans les usages iinguistiques. Le non sens n'est pas une affaire de mauvais usage, car il n'y a pas de bon usage, il y a ce qui veut être dit.
Ca vous parait abstrait ? Mais en réalité nous le vivons sans cesse. Songez à ces discussions fréquentes où l'on s'oppose des mots ("tu veux dire responsabilité", "ah non je veux dire liberté", etc). Ce que dit Wittgenstein donnera un sens à votre prochaine frustration lors d'un apéritif un peu arrosé où vous n'arriverez pas à convaincre, où vous serez frustrés et empêtrés, englués dans votre langage. Wittgenstein aurait adoré facebook où le débat porte sans cesse sur la langue. Car le même mot peut revêtir de nombreux usages. Ainsi le mot "est" par exemple peut signifier un signe d'égalité, il peut signifier "aller", il peut signifier l'expérience de l'existence.
Que devient la science alors ? Elle ne saurait en tout cas nous apporter des réponses philosophiques. Elle nous parle d'abord d'elle-même.
Nous n'avons pas de mots, simplement, pour affronter certaines questions.
"Nous n'observons jamais que des coupes particulières'' dans cet univers.
Le réalisme est donc une illusion. Mais le scepticisme l'est aussi. Car le sceptique croit en l'apparence. Il n'y a pas d'apparence d'un phénomène à débusquer. Tout est là, dans le langage qui agrippe le monde.
Les concepts que nous utilisons, nous ne pouvons jamais les définir précisément, parce qu'ils restent des coupes particulières. Les définitions des choses sont au mieux des symptomes de choses toujours inacessibles du fait de notre vie dans le langage. Celui ci n'est qu'un "léger filet au dessus de l'abîme". Nous le savons quand nous jouons avec le langage, c'est ce qui nous fait rire. Nous rions de notre absurdité. C'est notre revanche. C'est notre conscience commune du langage et de ses limites, de son arbitraire, de sa richesse sublime et si vulnérable.
La philosophie doit donc être attentif aux phénomènes et se méfier des généralités. Elle doit s'intéresser aux usages.
Cette philosophie du langage a des conséquences politiques, car se pose immédiatement la question de la concordance de mon langage et de ma vision du monde avec la communauté. La pensée de Pierre Bourdieu par exemple, semble très influencée par Wiitgenstein, de cette idée d'un "sens pratique" qui s'impose à nous, d'un habitus qui est un schéma de pensée incorporé et qui rassemble et sépare les êtres.
Mais la pensée du philosophe est avant tout éthique. Car il s'agit de s'accorder dans le langage. De réaliser cet effort. De chercher à comprendre avant tout le sens que l'autre donne à ses mots, ses usages. De ne pas chercher à lui expliquer les mots qu'il faut, car ils seraient porteurs de la Vérité, mais d'essayer de se faire comprendre et de comprendre l'usage de la parole qu'on entend. Un effort permanent sur le langage donc. Si quelqu'un nous dit "ce tableau est laid" par exemple (l'exemple est de moi hein) essayons de saisir ce qu'il ressent et veut nous dire, et ne lui répondons pas forcément "tu dois dire qu'il ne te plait pas", car c'est peut-être cela qu'il dit. Il n'y a pas de fondement du langage, le langage est une transmission. Il n'a pas d'essence.
Un mot est une pièce dans un jeu d'échec. C'est le jeu que nous devons considérer.
Nous devons avant tout prêter une grande attention à ce que nous disons, à comment nous le disons, pour pouvoir nous rencontrer.
Si l'on suit le philosophe, si on croit qu'il nous offre une consolation face à ce qu'il appelle lui-même des "crampes mentales" devant l'opacité du monde, alors nous devons relativiser toujours l'idée de la Vérité. Non pas renoncer à nos convictions, mais savoir toujours qu'elles restent dépendantes du langage, de nos usages du langage. Savoir cela, c'est déboucher sur la tolérance sans doute, la défense de ma vérité plutôt que la vérité. C'est cela, peut-être, l'esprit démocratique réel et profond.