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15 mai 2014 4 15 /05 /mai /2014 00:50

L'humanité est elle condamnée à se coltiner cet appareil séparé, aliénant, coercitif, asphyxiant, et désormais "décentré" des enjeux réels que l'on nomme l'Etat, ou peut on imaginer d'autres formes d'organisation politique ? Telle est la vieille question que l'anthropologue Marc Abelès appelle à réouvrir, avec son petit essai très pointu : " Penser au delà de l'Etat ".

 

L'Etat est indéniablement en grave crise, face à la mondialisation qui l'affaiblit considérablement, face à l'imperium mercantile dont il semble l'auxiliaire zélé. La critique classique de la bureaucratie, qui inverse les fins et moyens, n'a pas perdu de sa pertinence, bien au contraire.

 

Cette entité séparée est elle compatible avec la démocratie ou condamnée à la confiscation oligarchique qui la ronge depuis toujours ? L'Etat, produit de la division du politique et du social, entre conception et exécution, entre sachants et ignorants, est il une forme adaptée à une société à haut niveau d'éducation et à sa mobilisation ?

 

Le "monstre froid" dont parlait  Nietzsche n'est il pas coupable d'avoir étouffé peu à peu toute forme de solidarité spontanée, en monopolisant et aspirant les mécanismes de protection (et ainsi en risquant l'embolie) et en les monétarisant ? N'est il point coupable d'un sentiment de gâchis et de stérilisation des forces latentes dans la société ?

 

La représentation, historiquement datée, de l'Etat rempart face au marché, semble s'effriter au fur et à mesure que l'on voit en quoi la puissance publique devient l'auxiliaire fidèle du capital dans la logique néolibérale.  Le meilleur exemple en est l'Europe. On a tant opposé l'Europe politique à la loi du marché. On constate pourtant que l'affermissement politique des institutions européennes, tel qu'il s'est déroulé jusqu'à présent, a renforcé au contraire la puissance du marché dans nos vies, allant jusqu'à protéger le marché de l'intervention même possible de la délibération démocratique, à travers les traités (monnaie neutre, budget neutralisé, droit de la concurrence empêchant l'intervention publique dans la production). C'était sans doute confondre l'Etat et l'intérêt général que de penser qu'une institutionnalisation, en elle-même, allait provoquer une remise en question de l'ordre social inégalitaire.

 

Aussi, sommes nous conduits à considérer que l'Etat n'est pas seulement le garant de droits acquis, qui d'ailleurs s'étiolent aussi vite que la banquise. Mais aussi un moyen de domination et d'aliénation.

 

Un monde différent, capable de survivre aux nuages noirs qui s'annoncent, a t-il besoin de nouvelles formes politiques supposant le "déperissement" de l'Etat ? Marc Abelès souhaite que l'on se repose ces questions car il lui parait que le leviathan est peut-être un "univers historiquement dépassé".

 

Abelès pratique un long détour par la pensée de Gilles Deleuze et Felix Guattari, pour qui l'Etat originaire n'a pas de sens. Il n'y a pas à leurs yeux de stade d'apparition de l'Etat, au sens où il est toujours là dès qu'il y a société humaine, comme désir d'Etat, désir de répression. Mais il revient à l'anthropologie et notamment à Pierre Clastres ("la société contre l'Etat") et à Marshall Sahlins d'avoir montré que certaines sociétés avaient réussi à se  défendre contre la séparation entre le pouvoir et la société. Les sociétés dites primitives ont su se prémunir contre la servitude volontaire. L'Etat n'est donc pas fatal.

 

Mais l'Etat contemporain doit être analysé dans sa spécificité. Michel Foucault a ouvert un chemin fécond en montrant que c'est par l'économique que l'individu est désormais gouverné.

 

Foucault s'est demandé dans son oeuvre "comment" nous sommes gouvernés, et non plus "pourquoi" nous sommes gouvernés. Il a mis le doigt sur la notion de micro pouvoir en particulier. Mais il a aussi montré que le pouvoir a changé d'objet. Le pouvoir était autrefois le pouvoir sur la terre, il est devenu depuis l'âge moderne un gouvernement sur les corps, un biopouvoir (hygiène, assurance, santé, contrôle des populations et de leur déplacement, politique familiale, éducation...).

 

Alors que la théorie de la souveraineté élaborée par Jean Bodin continue à être la pensée officielle du pouvoir, sa réalité est la surveillance des individus et la discipline des corps. Le pouvoir est donc une technologie. Le pouvoir, en même temps qu'il devient diffus, s'infiltre dans la société et devient positif. Il ne s'agit plus d'empêcher seulement, mais d'être efficace. De faire faire. Il s'agit par exemple de produire des "aptitudes". Dans le capitalisme contemporain, le pouvoir ne doit pas se contenter de faire produire des produits, mais aussi des subjectivités.

 

L'anthropologie souligne que la résistance au pouvoir passe en grande partie par "l'infra politique", comme on l'a vu avec James C Scott et son livre sur la Zomia dans ce blog. Les populations résistent au pouvoir dans le quotidien, sans passer forcément par la révolte bruyante, mais par des stratégies d'évitement, de fuite, de contournement.

 

L'infra politique, c'est à dire l'imbrication du politique dans la société, se repère aussi dans les pratiques politiques rurales françaises observées par Abelès, lorsque l'observation montre des hiérarchies informelles qui échappent aux mécanismes institutionnels. Bref il y a un immense champ politique qui échappe à l'Etat, dans une diversité de sociétés.

 

Etre politique c'est donc aussi intervenir en ces immenses champs, comme celui de la culture par exemple. La musique noire a sans doute été la vraie vague porteuse pour l'advenue d'Obama au pouvoir que les mesures de discrimination positive légales.

 

Le débat mérite de se tenir sur la nature de la politique en ce monde. Le combat pour détenir les leviers de l'Etat en est il encore le lieu privilégié ?

 

Il ne sert à rien d'attendre le grand soir donc, comme conquête de l'Etat qui règle tout d'un seul coup, car la scène politique ne se réduit pas loin s'en faut à un champ institutionnel. La scène politique d'ailleurs n'a rien d'intangible, elle se construit à coup de litiges et d'affirmations de paroles.

 

Jacques Rancière parle d'immanence du politique. Celle-ci est un surgissement, l'expression d'une subjectivité qui vient s'imposer, l'expression d'un litige. "La politique c'est le déploiement d'un tort fondamental". Rancière évoque ainsi la figure du prolétaire qui rentre en scène dans l'Histoire. Il s'agit ainsi de pratiquer une différence fondamentale entre police et politique. Marc Abelès qui a étudié l'OMC évoque l'initiative de quatre pays africains qui ont constitué un groupe des 4 pour réclamer une prise en compte de la question du coton. Ils ont ainsi constitué une scène politique nouvelle, sur la scène mondiale elle-même, et troublé le jeu de l'OMC par l'expression d'un dissensus et l'affirmation d'un acteur politique qui vient reconfigurer le champ politique.

 

 

Il reste que ce qui rend gouvernementalisable les populations, c'est l'économique. Et l'économie déborde furieusement l'Etat Nation, signifiant son obsolescence. Les gouvernements ne maîtrisent plus ce par quoi ils nous gouvernaient. Cette perte de substance politique du territoire recoupé par l'Etat trouble tous les repères, et s'avère explosif politiquement dans un pays comme la France où l'Etat était aussi central dans la conception du politique. Pour retrouver une consistance, on en appelle au "peuple". Mais la réalité est que l'Etat dans sa forme historique, westphalienne, est déjà condamné. En tout cas il n'apporte plus de solutions. Les appels à restaurer l'autorité de l'Etat sont bien surannés.

 

 

On voit se dessiner une nouvelle vie du politique cependant :

 

"Les ondes qui parcourent la surface sociétale, les mouvements qui l'affectent, sont de moins en moins polarisés par la représentation de l'Etat". Les réseaux sociaux en sont une manifestation privilégiée.

 

Il est temps de reconsidérer entièrement les concepts de la politique, et du politique, et d'imaginer une cosmopolitique. L'Etat en fera les frais.

 

 

 

Le monstre froid c'est du réchauffé ("Penser au delà de l'Etat", Marc Abelès)
Le monstre froid c'est du réchauffé ("Penser au delà de l'Etat", Marc Abelès)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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