Les papivores attendent, espèrent et redoutent un rite : le choix de la somme de livres à insérer dans la valise des grandes vacances.
En général, on part quinze jours/trois semaines. Pour ma part, je sais d'expérience que deux semaines en mode vacances, signifient à peu près 1500 pages avalées. Je procède donc en conséquence.
Mais je sais aussi que pour toute une série de raisons, ces pages là seront plus marquantes que les autres. D'où la nécessité de ne point se rater dans la play list. Je me souviens toujours, nettement, mieux des lectures de vacances que des autres. Je peux vous dire ce que j'ai lu à l'Ile de Ré il y a sept ans. J'en ai la mémoire visuelle. Je vois le sable dans la tranche des livres.
Pourquoi cette efficacité mémo proustienne ? Sans doute par disponibilité psychique émancipée de tout parasitage productif. Mais aussi parce que pendant les dépaysements, les sens sont éveillés, les "écoutilles sont ouvertes" pour citer une phrase mythique d' Eddy Mitchell dans "Le Bonheur est dans le pré".
Ce que j'apprend je le sens, ce que je sens je l'apprends.
Donc la tracasserie s'annonce quinze jours avant, quand la question se pose de finir les livres en cours ou pas avant de partir. Je (on) dresse des listes mentales, avec le souci d'équilibre, l'écoute de ses propres envies, la conscience de la possibilité accrue de lire de longs ouvrages sans être coupé trop souvent. Que se passera t-il si je lis trop vite ? Je suis à l'étranger. Pas question de me trouver à court. Mais pas question non plus de transporter mes amis pour rien.
Et puis la lecture permet de moduler les vacances, les sensations de l'ailleurs. On peut par exemple étirer l'ailleurs sur son passé ou le transfigurer en fantasmagorie. On peut le prolonger au sud ou dans n'importe quelle direction, on peut lui donner des échos dans le monde ou dans le multivers. Essayez donc de lire "Léon l'africain" d' Amin Maalouf en allant de Grenade à Cordoue.
On peut appuyer sur des sensations ou les contrecarrer pour apaiser l'anxiété de l'inconnu. On peut disséminer son voyage, le radicaliser. Le poétiser. On peut approfondir les perspectives de nos points de vue imprenables. On peut saler l'eau de sa piscine, dresser des vagues sur une mer plate, transformer les poneys en purs sangs de duels dans "Fortune carrée" de Joseph Kessel, imaginer le trajet vers l'épicerie en road trip sudiste.
Au pays basque, enfermé sous la pluie il y a treize ans, j'ai pu transformer le déluge déprimant en paysage épique en lisant "Il neigeait" de Patrick Rambaud. Je me souviens de frissons de sueur froide, le soir, dans un tortillard vers Cerbère, en finissant "American Psycho" de Bret Easton Ellis. Je me rappelle de regarder les murs de Bordeaux d'été avec les yeux d'Orhan Pamuk parlant incroyablement de son "Istambul, ville rêvée". Et je me rappelle avoir songé, un hiver dans le Lubéron, qu'un de ces diplomates anglais inventés par John Le Carré dans "La constance du jardinier", habitait aux alentours.
Pendant toute l'année, la lecture est un brigandage. Durant les vacances, elle est impériale.
Sur une plage, je suis voyeur. Voyeur littéraire. Je ne peux m'empêcher d'essayer de lire le titre du livre qu'on lit sur la serviette à côté. Et parfois je demande de quoi il s'agit.
Je suis parfois frappé de la piètre qualité des choix. C'est un paradoxe étonnant. Lire un roman médiocre c'est aussi un investissement intellectuel, du temps, de l'effort initial avant de se laisser aller au roulis des phrases. Mais beaucoup semblent céder paresseusement à la logique de la tête de gondole et aux achats grégaires. C'est bien dommage. Il y a tant de lectures "faciles", "pas prise de tête" et pourtant sublimes. Je sais bien que la propagande mercantile est pour beaucoup la seule clé pour s'orienter dans l'océan des livres. Quel dommage. Toute cette disponibilité culturelle orientée vers des produits frelatés, qui fonctionnent comme le sucre des hamburgers de fast food. C'est pourquoi je trouve très salutaire cet effort des journaux et magasines (pour une fois je dis du bien de la presse) de satisfaire au rituel des hors séries lectures de vacances.
L'éternelle question est : la lecture de barpapas trop sucrés conduit elle aux tables les plus raffinées ? Rien n'est moins sûr. Rien n'est joué. Tout comme l'Herbe ne conduit pas à l'Héroine nécessairement, Alexandre Jardin ne mène pas de facto à Marguerite Yourcenar. Mais on ne sait jamais. Il y a une limite cependant à l'analogie : si l'héroinomane peut fumer aussi de la drogue plus douce, celui qui a pénétré dans "Les Mémoires d'Hadrien" avec plaisir, ne retournera pas à Alexandre Jardin. Je me risque à le prétendre.
Bientôt viendra pour moi comme pour tant d'autres, qu'on dit moins nombreux que d'antan, l'examen du stock en attente. Un moment délicieux. De subtiles compositions à négocier avec soi-même. Le plaisir, donc, d'interroger ses propres envies, et de tracer tout un sentier dans la longue aventure de vie d'un lecteur.