Sorj Chalandon n'aura jamais le talent de créateur de monde de John Le Carré, qui semble une de ses références fortes.
Mais son roman "Retour à Killybeg's", dont le propos est de nous raconter à la première personne la vie d'un combattant de l'Irish Republican Army devenu un agent anglais et le restant durant des décennies (Chalandon, journaliste à Libé, a couvert de près le conflit), est un roman bien troussé, manquant sans doute d'ambition et d'ampleur, mais riche d'un style agréable et efficace.
Le Monsieur sait écrire, et a de la psychologie. C'est l'essentiel, mais pas assez pour écrire un grand roman. Juste un bon roman, qui touche juste, bien que cédant fréquemment à un certain pathos et aux clichés, Sorj Chalandon n'a pas évité ce terrible regard du lecteur par dessus son épaule, qui est le traître de tout écrivain.
Si on entre en Irlande, si on comprend ce qu'ont subi les irlandais, on ne fait qu'effleurer les sources de ce conflit colonial nordiste, qui semble résumé par un affrontement entre religions, mais recouvre comme une grille de lecture trop aisée d'autres réalités, que le mépris social envers les irlandais laisse percer à jour. C'est dommage, car la figure du traître aurait pu permettre d'interroger plus encore ce lien entre l'oppresseur et l'opprimé. De même, si on s'offre une plongée dans le mouvement clandestin, elle reste bien superficielle. On comprend certes que les anglais n'auraient jamais gagné contre le petit poucet, car c'est une population, des générations, qui s'oppposaient à eux, et non une organisation isolée. La solution ne pouvait pas être militaire.
Tyrone a été donné. Il vient de révéler aux médias, alors que le processus de paix change la donne politique, son parcours de trahison. Alors il rentre dans sa petite bourgade irlandaise rurale d'enfance, loin de Belfast, où il attend les ombres chargées de la vengeance. Pendant cette attente, il nous raconte sa vie irlandaise, cet engagement naturel, spontané, génétique, dans l'IRA. Il nous décrit surtout la violence qui a empoisonné cette société en guerre et s'y est installée partout, et la brutalité stupéfiante des anglais envers les indépendantistes irlandais. Cette brutalité a pris en prison les formes parmi les plus odieuses des exploits barbares du XXeme siècle, et on sait qu'on ne manque pas de concurrents.
Trahir, ce n'est pas facile. Et ce n'est pas un choix cynique et froid. C'est souvent un processus, comme on le voit dans le roman, plutôt que le résultat d'une délibération éthique. Toute trahison a ses ambiguités. Il est évidemment facile de montrer du doigt le traître, quand la question de la trahison n'a pas été posée sérieusement.
Nous sommes ici dans le rôle essentiel, la "plus value", de la littérature. Nous permettre de saisir la nuance, la complexité, de s'y promener, d'offrir le point de vue que l'Histoire ne peut pas approcher avec ses grands coups de pinceau et ses agrégats. La littérature a aussi pour fonction d'explorer la perspective de celui qui n'a pas d'avocat. Dont le point de vue intime sur l'Histoire est tu.
Le traître a pu penser qu'il sauvait, permettait à l''avenir de s'éclairer, et que sa trahison était plus formelle que réelle. C'est un concours dramatique de circonstances qui conduit Tyrone, assez jeune, à commencer à céder au chantâge et à trahir. Ensuite cet enchainement qu'il ne contrôle pas est devenu une camisole. Il ne peut plus revenir en arrière ou du moins le croit il. Des années plus tard il est le produit d'un fait de jeunesse involontaire qu'il n'a pas su gérer.
Finalement, c'est plus la honte, sentiment non malveillant et social par excellence, qui fabrique le traitre, que l'appât du gain ou la petitesse. On sort plein d'indulgence pour ce traitre et en même temps conscient de la nécessité d'une justice. C'est donc un roman de réconciliation tragique qu'écrit Sorj Chalandon.
Les sociétés doivent à un moment sortir de leurs guerres. Le traitre est celui qui peut servir de bouc émissaire commun aux deux camps. En cela, celui qui n'aura su autrefois se sacrifier sera l'objet du sacrifice final, nécessaire à la paix. Tragique et ironique destin.