Ce livre rédigé dans les années 70 est un brillant plaidoyer, certes parfois foutraque, car on aimait bien à cette époque pousser les feux par principe... pour une pensée qui ne considèrerait pas la science comme une nouvelle théologie.
Paul Feyerabend essaie, dans "Contre la méthode", de développer une "épistémologie anarchiste" (oui bon, c'est vrai que la notion n'a pas fait florès... ), tentative à vrai dire jubilatoire, même si le nul patent que je suis en sciences physiques notamment n'a pas tout saisi des exemples puisés dans les processus de découverte évoqués.
Car c'est bien dans l'Histoire des sciences elle-même que Feyerabend trouve les raisons de prôner un savoir débarassé de dogmes de la méthode. A vrai dire, et Galilée lui sert d'exemple principal, c'est en piétinant les lois de la science que la science a avancé. Celui qui pense n'a pas simplement le droit de prendre des libertés avec les canons de la méthode, il a le devoir de les tordre.
On n'est pas tenu d'adhérer à toutes les remarques de Feyerabend (et il nous conseillerait de procéder ainsi), mais ses critiques visent juste contre un excès de confiance en la science, dans sa fêtichisation. C'est d'abord contre un certain idéalisme, tout droit venu de Platon, qui nous sert des notions transcendantes comme celle de "Vérité" (et par conséquent de "Beau", de "Bien") que Feyerabend ferraille, y préférant l'effort de compréhension anthropologique, essayant si difficilement d'entrer dans la logique d'autrui.
Pour comprendre, "tout est bon" nous dit il. On ne sait jamais d'où peut venir le déclic qui va permettre la percée. Donc le chercheur doit ne rien mépriser. Il doit refuser l'enfermement méthodologique. C'est parfois en reprenant certaines parties de vieilles théories éculées que l'on peut déboucher sur l'inédit.
On doit parfois contredire l'évidence, à en paraitre fou. Et même, c'est presque nécessairement le cas car la nouvelle théorie n'émerge pas d'un seul coup : pendant un moment elle parait une chose biscornue et étrange, incompéhensible et bancale. Mais il lui faut tenir, ce qui réclame parfois même de la malice, comme Galilée en a usé, lui qui ne connaissait que dalle en optique et l'utilisait pour prouver ses théories, en gagnant du temps pour protéger sa théorie, qui sera ensuite étayée par d'autres. Comme le monde capitaliste, la science est marquée par du "développement inégal". Donc le chercheur ne peut pas s'appuyer sur un sol stable, il ne peut pas, en réalité, appliquer les principes rigides de la science, sinon il chute. Les divisions entre théorie et expérience, entre découverte et justification, sont fictives et sont en réalité piétinées. Tant mieux.
On doit donc être heureux de la "prolifération" des théories, car elle est indispensable. Les développements les plus éloignés du sujet peuvent parfois nous mener au but. Il faut refuser le "chauvinisme" de la science, sa prétention à se placer d'elle-même sur la marche la plus haute et à mépriser les autres formes de pensée. La spéculation, le discours politique, la magie, tout peut nous servir. Les alchimistes ont compté dans la Renaissance (voir Ernst Bloch, chroniqué dans ce blog).
Feyerabend note que toute théorie se heurte à un moment à un fait qu'elle contredit. Ca ne signifie pas que la théorie ne vaut rien. Car qui dit que fait et théorie doivent concorder ? C'est un héritage du monde ordonné platonicien, distinguant essence et apparence, et nous ne sommes pas tenus d'y souscrire. Les faits sont construits. Il est impossible de l'ignorer. Les observations les plus simples sont marquées par une conception du monde. En ce domaine Feyerabend réalise un superbe travail de comparaison entre la vision du monde, de l'homme, homérique ; et celle de la grêce post philosophique. Les mêmes faits les plus banals (une rame dans l'eau) ne sont pas du tout présentés de la même manière, les filltres étant très différents. Un monde où le sujet n'existe pas n'a rien à voir avec celui, révolutionnaire, du citoyen muni du Logos.
"Le rationnel ne peut pas être universel" donc. On ne peut parler que muni de sa propre logique, avec beaucoup de prétention et de liberté, mais en ne croyant jamais à une version trop fixe de la "Vérité", insaisissable. Une partie de la philosophie dit que s'il y a de l'Etre c'est qu' il y a de la Vérité, mais ce sont des mots."La" Vérité nous est inatteignable. Ce qui ne veut pas dire que nous devons renoncer à comprendre, autant que nous le pouvons, car nous devons essayer de saisir pour vivre. Parfois on croit que telle invention fonctionne parce que la théorie de l'inventeur est juste, mais rien ne le garantit, il peut y avoir tant de raisons pour que ça fonctionne, qu échappent à la théorie.
Et puis il y a le langage, qui suffirait à nous séparer d'une possible Vérité.
La science est ainsi cousine du mythe. Selon Feyerabend, elle devrait être séparée de l'Etat. Elle est comme une religion... On pourrait ainsi choisir à l'école d'étudier la magie plutôt que la science...
Bon, là on hésite à le suivre. Même si sa critique de la science comme certitude arrogante est salutaire, et pas que pour les sciences sociales. Personnellement , si je pense que la prétention à une politique scientifique a été une belle bêtise, bien que merveilleusement prolifique (un bel exemple des paradoxes soulevés par Feyerabend), je suis plus que sceptique sur cet objet appelé "sciences sociales", qui est avant tout un moyen de légitimation à mon sens (c'est un côté de Bourdieu que je n'aime pas beaucoup). Quant aux sciences dites "dures", on voit bien que leurs avancées ressemblent plus à des repositionnements de nos ignorances qu'à des lumières sur la "Vérité". Oui les sciences nous permettent de résoudre des problèmes pratiques, mais d'ici à trouver les formules secrètes du monde..
Cette idée de l'asymétrie entre notre capacité théorique et la substance du monde me convient tout à fait. Seul Dieu peut la combler. Ce qui le rend suspect car trop utile. Ce qui le rend suspect car trop ressemblant à un humain. L'humilité prétendue de la Foi face au monde semble cacher une prétention incroyable de l'Homme à représenter le principe organisateur de l'Univers.
Feyerabend n'a pas grand chose à voir avec Popper et Khun. Il ne voit pas une succession de théories qui se succèderaient en se réfutant. Il ne croit pas que la science est ce qui est réfutable. Il refuse de donner un statut spécial à la science dans le savoir.
Evidemment, ce qui le motive au plus haut point c'est qu'il sait que la science est devenue un pouvoir, une bureaucratie, avec ses propres intérêts, parfois connectés à d'autres. Raison de plus pour démystifier ses prétentions. Les questions contemporaines, comme le nucléaire, les OGM, nous rapprochent de Feyerabend. Que sont capables d'en dire les scientifiques ? Pas grand chose d'essentiel au final. C'est ailleurs que nous pouvons chercher des réponses. Par exemple dans la philosophie, qui peut nous permettre d'approcher la question du risque.
Tous ceux qui croient à la nécessité d'une raison éclairée par d'autres éléments, par une intelligence émotionnelle par exemple, par l'inspiration, par les percées de la poésie et de ses procédés de glissement de sens, ou par des sensations inexplicables mais bien réelles, se sentiront défendus par Feyerabend. L'essayiste théorise, en des termes épistémologiques, ce que l'on retrouve dans un puissant courant de la culture occidentale, depuis Rimbaud, en passant par Char, jusqu"à la puissance de la musique sur les foules contemporaines.
Adresse aux paresseux : Feyerabend ne nous dit pas "y a pas d'méthode man, cool...". Ce n'est pas un appel au dilettantisme, à l'absence de rigueur et d'acharnement, à l'approximation. Le moins que l'on puisse dire est que Feyerabend illustre plutôt le contraire par sa manière de penser et d'écrire. Non, on doit plutôt considérer ce "Contre la méthode" pour un éloge du transdisciplinaire, pour un appel à faire éclater les cloisons qui organisent le champ de la connaissance, pour une intelligence s'abreuvant à toutes les sources possibles et refusant de se figer.
Un livre de Gai Savoir en action, parfois un peu obscur (on saute certains exemples quand on est ignorant de physique mais il sait nous rattraper). Parfois drôle, provocant, prônant parfois une certaine mauvaise foi nécessaire pour continuer sur son chemin. Jubilatoire, oui.
Ce qui peut en être retenu est la nécessité de ne jamais prétendre à la Vérité, mais de défendre sa Vérité. Et de consentir à une curiosité pour les autres manières de penser, de considérer les choses, sachant qu'on y trouvera raison d'avancer aussi, sur le chemin de la connaissance de soi et du monde. Le pire, c'est le sectarisme, et la pensée fermée, définitive. Morte.