Dans un essai fort bien écrit, certes un peu touffu (typiquement psy....) tout juste paru mais qui fleure un peu vintage, ce qui n'a rien de péjoratif, Max Dorra appelle à en revenir à l'outil privilégié à ses débuts par le traitement psychanalytique : l'interprétation des rêves.
En une percée matérialiste, spinoziste (une citation du philosophe introduit chaque chapitre), il s'essaie à une synthèse entre le marxisme, en ce qu'il dévoile le rôle de l'Idéologie comme illusionnisme, et le freudisme, en ce qu'il essaie de lever le voile des illusions. Les rêves luttent, parce que ça lutte en nous comme au dehors de nous. Les rêves parlent sur ce qui se passe en nous et en dehors de nous.
"Lutte des rêves et interprétation des classes" donc. L'interprétation des rêves est encore et toujours un chemin vers la libération. Qui nous permet de dire : « Je suis donc, enfin, je pense. Jusque là, j'étais pensé ». Le rêve, comme la parole sur le divan ou l'écriture pratiquée en lâchant la bride, permet la libre association. Mais le rêve en est le lieu privilégié :
« Un front de libération des associations ».
Associer, c'est laisser tout venir, revenir. Sans utiliser la raison, « sans faire le malin ». Le rêve est une libre association qui utilise ce symbolique que nous avons non pas choisi mais « pris en marche ».
L'en dehors et l'en dedans sont donc à ne pas séparer. Ce livre est tout entier inspiré par les livres de Leroux (les films des Podalydès aussi) : « Le mystère de la chambre jaune », suivi du « Parfum de la dame en noir ». On y voit une société en prise avec l'illusionnisme, la magie. Qui repose, comme l'idéologie, sur la capacité à détourner l'attention. Rouletabille parviendra à résoudre l'énigme du meurtre dans une chambre close en oubliant la différence entre dehors et dedans, en taisant sa raison d'une certaine façon, ou en laissant aller sa raison au souvenir d'un parfum de femme... C'est une connaissance d'un nouveau genre, évoqué par Spinoza déjà.
Notre vie psychique est encombrée, pour de multiples raisons, pas toujours pour notre bonheur, par des tours de passe passe qui contribuent à nous maintenir dans le mirage, et à notre souffrance. Les souvenirs écrans, les souvenirs couvertures, sont autant de tours de prestidigitateurs.
Nous usons nous mêmes de ces tours, sans cesse, face à cette présence considérable et effrayante : autrui. L'Enfer sartrien.
Car quand nous sommes face à autrui nous avons un rôle à tenir. Nous sommes saisis dans le champ de la valeur et devons nous y faire une place, « La Place » qui nous est dédiée pour citer Annie Ernaux. Nous sommes classifiés et donc classés. Nous devons exister, et donc nous jouons d'illusions, nous pratiquons des montages de rushes. Nous séduisons, intimidons, détournons l'attention. Qu'est ce que le « Moi », sinon un tri, une sélection, un travail de montage ? Le rêve est une immense réserve de rushes qu'on peut associer indéfiniment.
Le Moi n'est pas dissociable du Nous. Le Moi est un « fragment d'un discours commun ». Il se rapporte à un champ symbolique qui nous dépasse et s'incorpore dans des classifications. Ce lien entre le Moi et le Nous est d'autant plus solide que le Moi a besoin d'un Nous pour conjurer l'angoisse, pour donner une Valeur aux images du Moi. Le Nous parle à notre insu. Un jour Albert Camus s'en est aperçu, du fait que son enfance pauvre parlait en lui. Autre signe du social qui parle en nous : les « mimetons » : ces moments où nous imitons ceux qui nous dominent, involontairement, par des mimiques ou des intonations. Le « On » est capable de s'infiltrer à la source même de nos désirs. C'est pourquoi, bourdieusien, Max Dorra comprend que l'on ne désire souvent que ce qui nous est socialement désirable, notre personnalité s'étant créé en fonction même de notre place.
Or il est possible de se libérer de dominations et des illusions groupales (chauvinisme, nationalisme, sectarisme). Les groupes ont ceci d'atrophiant qu'ils court circuitent le sens que nous pouvons trouver en nous, qui fonde notre propre singularité. Lorsque nous nions cette singularité, nous nous exposons à la souffrance. Qui ne s'est pas senti étouffer dans un groupe, parce ce qu'il subissait sa présence au fond ?
Cette possibilité de devenir un peu plus soi-même dans le monde, l'artiste la montre, lui qui ose « jouer les notes interdites de sa tonalité » et qui est en rupture avec ce qui s'est dit avant lui. L'art est l' « art de s'égarer en soi ». Le rêve nous le permet à tous. Nous pouvons nous libérer de la valeur, qui nous rend si vulnérable. Car lorsque le Moi est malade de la valeur, et que nous nous identifions à une place, un « chiffre », un statut, un chevalet, alors la perte de cette position est tout simplement une mort.
Car le rêve continue là où notre parole s'est arrêtée. Nous pouvons donc le suivre pour aller à la découverte de nos propres régions inconnues. Dorra ne pense pas que le rêve soit « structuré comme un langage » comme le disait Lacan. Il ne s'agit pas de décrypter un code fixe, mais plutôt d'écouter une musique qui a sa propre signification.
Nous avons tout intérêt à devenir qui nous sommes, et à ne pas nous laisser « escamoter », verbe que Max Dorra apprécie particulièrement.
A cette fin, le rêve peut nous conduire loin en nous, en dissipant les artifices dressés en notre for intérieur pour nous permettre de nous fondre dans le Nous, parfois à nos périls. Le rêve élargit les champs des possibles.
A nos rêves.