Je connaissais Clara Zetkin, notamment parce que je me suis beaucoup intéressé à la figure unique de Rosa Luxembourg, dont elle était l'amie la plus proche (Rosa lui a bien rendu en ayant une liaison secrète avec son fils... Ah l'amour, l'amour, l'amour...).
Il faut rendre hommage à Gilbert Badia, pour le travail important qu'il a réalisé au bénéfice de la mémoire de la résistance allemande, en particulier pour montrer qu'elle n'était pas que le fait de généraux cinégéniques se réveillant à l'approche de la défaite, mais qu'elle était populaire, ouvrière. Il est important de savoir que le nazisme n'était pas l'expression d'une essence révélée de l'allemagne, car malgré tout, malgré les infimes chances de survie, on résistait dans ce pays totalitaire.
C'est lui aussi qui a signé l'unique biographie, je crois, disponible en français de "Clara Zetkin, féministe sans frontières". On a oublié cette figure, qui surgit parfois dans un article lors de la journée des droits des femmes dont elle est l'instigatrice, mais elle fut la femme socialiste la plus renommée en Europe au début du XX eme siècle, et une véritable icône rouge en russie soviétique sur ses dernières années. Notre Premier Ministre socialiste préfère Clémenceau. C'est ainsi.
Elle est de cette génération qui a pu faire le lien entre Engels qu'elle a connu (pas Marx cependant), et l'âge des révolutions russe et allemande. Elle a franchi toutes les époques, de la marginalité socialiste à son développement rapide, sa banalisation, les explosions révolutionnaires, le reflux et l'abattement face au fascisme.
On trouve d'un clic la bio complète de Mme Zetkin, que je ne vous infligerai pas longuement. Juste un rappel rapide ; elle est allemande, se marie avec un artiste russe socialiste, vit en france, puis en allemagne, devient à la fin du 19eme siècle une personnalité importante au sein du parti social démocrate allemand, dont elle est l'âme féministe. Théoricienne, responsable de revues, responsable du travail parmi les femmes, Clara Zetkin a voué sa vie à la révolution.
Puis lorsqu'au début du siècle, le parti commence à dériver dans la bureaucratie, avant de se déshonorer dans le vote des crédits de guerre, elle participe aupres de Rosa Luxembourg et Franz Merhing à l'animation courageuse et désespérée de l'aile gauche du Parti, allant de meeting en meeting. Déja âgée et en mauvaise santé, elle est épargnée apres guerre par la répression sanglante contre les spartakistes. Ses amis Liebkniecht, Jogichès, et surtout celle qui lui permettait de tenir debout, Rosa, sont liquidés avec la complicité de leurs anciens amis .
Elle entre au Parti communiste allemand, en devient une dirigeante, souvent minoritaire voire au bord de l'exclusion. Pour les plus jeunes à la tête brûlante, elle incarne un peu trop les tergiversations supposées du passé. Mais son amitié forte avec Lénine la conduit à se rapprocher du parti russe, et à exercer, au titre de ses qualités personnelles (ce qui est rarissime, car elle n'est pas soutenue par le parti allemand, ultra gauchiste au début des années 20), un rôle important au sein du Komintern.
Clara Zetkin devint proche de Boukharine, qu'on considérait comme la "droite" du parti communiste soviétique (mais tout est relatif...). A ce titre, elle sera anti stalinienne. C'est son statut de grande star de la classe ouvrière, et son âge avancé, qui lui vaudra de ne pas finir d'une balle dans la nuque comme beaucoup de communistes russes intelligents et formés, ce que Staline considérait comme passible de mort.
En lisant la biographie de cette belle figure courageuse, bourreau de travail malgré sa santé défaillante toute sa vie, mère de deux enfants qui resteront très proches d'elle, grande oratrice, intrépide malgré un côté femme très classique, aux idées très avancées sur l'égalité des sexes et surtout l'éducation, je me suis dit : elle a souffert, et pas uniquement des circonstances, mais aussi de la veulerie et de la médiocrité de ses adversaires comme de ses camarades. Et toujours pour les mêmes raisons que l'on trouve dans les biographies de personnages inspirants. Sa sincérité, sa pugnacité, sa lucidité, sa loyauté, en faisaient un danger pour les bureaucrates politiques de son temps. Cette figure centrale par son charisme, a donc en même temps été toujours marginale, même quand elle était théoriquement en phase avec le SPD et l'Internationale. Sans Rosa Luxembourg, mais surtout Lénine plus tard, elle aurait été écrasée dans sa lutte politique.
Elle ne n'est pas beaucoup trompée dans ses jugements. Radicale mais sage, avisée, prenant le temps de l'analyse et refusant le dogme médiocre. Elle n'a pas été un personnage de tout premier plan, cherchant toujours un mentor (Engels, Bebel, Kautsky, Rosa, Lénine, Boukharine). Mais elle a théorisé le front unique féministe (marcher séparément et frapper ensemble entre féministes socialistes et bourgeoise), qui a pesé sur le cours des évènements pour les droits féminins. Elle a compris les fautes dramatiques des sociaux démocrates, puis du jeune parti communiste allemand obsédé par la fièvre insurrectionnelle, ne se préoccupant pas de la sociologie réelle de l'Allemagne, puis ensuite dérivant dans le stalinisme, qu'elle n'avait plus la force d'affronter à plus de soixante dix ans, mais avec lequel elle prit soin de ne jamais se compromettre (jamais elle ne dit un mot de louange sur Staline, ce qui était quasi impossible).
Elle était très connue en France. C'est elle qui représenta la troisième internationale au congrès de Tours, de création du parti communiste (ainsi qu'en Italie). Venue clandestinement, on dut fermer les portes, éteindre la lumière, interrompre un discours de Cachin, et elle apparut alors à la tribune lançant ses accents lyriques caractéristiques, déclenchant les hourras de l'assemblée. Elle était devenue un symbole majeur du mouvement ouvrier, de sa continuité, de sa ténacité, de sa culture.
Il est émouvant de voir cette grande idéaliste, souvent pleine de sentimentalité communiste, se débattre avec les échecs, les déceptions blessantes, et essayer quand même de trouver une voie juste, jusqu'au bout, dans une époque d'une dureté inimaginable (l'allemagne de 1914 à 1933, la russie post révolutionnaire...).
Restera son intervention de vieille femme, doyenne du Reichstag, devant l'assemblée majoritaire des nazis, à la fin de sa vie. Elle avait droit à un discours introductif. Elle vint de Russie, presque aveugle, pour le prononcer, et dire aux brutes en uniforme ce qu'ils méritaient d'entendre.
Notre époque ne produit plus de personnages de ce type, car personne ne songe plus à vouer sa vie à une idée, à une perspective de salut terrestre. En tout cas pas chez les personnes dotées des talents d'une Zetkin. Si l'on retrouve une telle ferveur en politique, c'est malheureusement dans les courants déments de l'intégrisme, que l'on voit se déchainer au Moyen Orient par exemple.
Ainsi Clara Zetkin apparait presque comme figure anachronique. De plus en plus incompréhensible. Au fur et à mesure que le monde de la révolution s'éloigne dans le passé. Les questions que l'on peut se poser est la suivante : peut on regretter l'oubli de ces exemples ? Ou doit on considérer que ces figures ne peuvent plus, de toute manière, dire grand chose aux générations de notre temps ?
Le mouvement ouvrier qui s'est réclamé de la mémoire des Zetkin et autres a donné dans le statuaire. Il a donc figé ces personnages héroïques dans le marbre froid, puis le béton, puis un plâtre pourrissant tombant en miettes. Les noms de rue inaugurés par des personnages conformistes, de la même trempe de ceux qui en réalité barrèrent la route à ceux qu'ils célèbrent formellement, ne leur font pas grand honneur. On aimerait revoir ces figures dans leur forme épique. Le cinéma depuis quelque temps s'y essaie parfois avec la résistance. Ainsi, le film, médiocre, sur les Aubrac.
Il nous reste l'Histoire, cependant, pour apprendre auprès d'eux, et nous sentir des liens.