Et donc... Susan Sontag est aussi une grande romancière.
J'aimais l'essayiste, l'intellectuelle engagée, j'aime désormais aussi la romancière, au sortir de la lecture du très ambitieux "en Amérique".
Un roman de facture on ne peut plus classique, très influencé par l'"âge d'or" du roman. Sans doute Mme Sontag a t-elle voulu écrire, sur la fin de sa vie, un de ces amples romans qu'elle dévorait enfant.
"En Amérique" conte le périple, d'inspiration réelle, de Marinah Z., la reine des théâtres polonais, partie à l'apogée de sa carrière avec quelques couples implanter un Phalanstère fouriériste en Californie. Rien que ça... Echouant, comme tous ceux qui ont essayé, et s'en remettant à ses talents de scène pour survivre dans le Nouveau Monde, refusant de rentrer en Pologne où l'attend un contrat à vie à honorer. Elle deviendra la plus grande comédienne, en anglais s'il vous plaît, de ce pays, et la concurrente de Sarah Bernhard. Elle acceptera quelques concessions à ses principes d'actrice européenne, mais parviendra à jouer Shakespeare dans tout le pays et à imposer sa voix encore fortement marquée de l'accent polonais, lors de tournées triomphales, après avoir connu la dèche au sortir de la période communautaire ratée, mais n'en retirant aucune espèce d'amertume ou de découragement.
Quelle intelligence, quel travail, et quel savoir-faire que dénotent ce roman !
Susan Sontag a plongé dans la Pologne de la fin du 19eme siècle, terre de ses ancêtres, puis dans l'Amérique post Lincoln, qui nous apparaissent extrêmement vivantes et crédibles. Nous abreuvant de tant de détails, de chair, qui donnent corps à un livre et font de la littérature un monde parmi les mondes.
L'écriture est classique, soutenue et limpide, mais l'auteure a recours à tous les styles. L'épistolaire, le dialogue, le flux de pensée ou de parole, une écriture chaotique d'amalgame d'évènements nombreux parfois, l'omniscience, la distanciation, la copie des journaux intimes... Cette alternance est extrêmement plaisante et convient à ce rythme effrené de la vie américaine où tout est transformation et croissance rapide. La conception du roman épouse le battement rapide de cette amérique foisonnante et fulgurante dans son développement.
L'expérience du phalanstère est un moment passionnant. On est partis surtout parce que le charisme de Marinah ne se laisait rien refuser, et que son enthousiasme ne cédait devant rien, sans trop y penser. La diva est une diva, et elle embarque son monde, à commencer par son mari, aristocrate et homosexuel honteux, et par un soupirant qui cohabitent en bonne harmonie. Marinah est leur épicentre.
L'expérience échoue, parce que personne n'a vraiment mesuré de quoi il s'agissait. On ne s'improvise pas pionnier aussi facilement. Il n'y a pas grand chose d'idéologique dans tout cela, si ce n'est de vouloir renoncer à la mesquinerie de la vie polonaise, quitter une Nation dominée par plusieurs autres, et à toucher du doigt cette amérique. Car ce n'est pas l'utopie qui attire, mais l'amérique sans doute. C'est à dire le possible, l'espoir, le passé qui ne colle pas aux basques. Cette griserie immense, sans limites. Peu d'égalitarisme, car Marynah emmene avec elle une domestique jamais sorti de son village, totalement ahurie devant cette vie... Drôle de fouriérisme. Le grand rêveur de la Passion organisatrice est une inspiration bien lointaine.
C'est un très beau roman sur le théâtre, sur le mystère de l'art aux Etats-Unis, sur ses relations avec la naissance d'une Nation et son esprit. L'art aux Etats-Unis sert plus que tout les valeurs de construction de cet immense melting pot. C'est aussi un livre sur les gens de théâtre, leur tendance à l'égotisme, leur incapacité à imaginer autre chose que de s'imaginer. On touche beaucoup à la technique du jeu, à la vie de théâtre. Sontag ne triche pas. Elle entre à fond dans ses matières : dans la culture potagère comme dans la vie villageoise polonaise. Créer un monde, ça se mérite.
Il y a cette très belle scène de début de roman, dont je me souviendrai je pense. Sontag a choisi son sujet. Elle se voit en Pologne, à l'époque. Elle est là, incognito, fantôme. Elle est dans un lieu où l'on fête quelque chose. Et elle découvre ses personnages un à un à qui elle donne un nom et un profil. Elle nous laisse profiter des délices de sa vie imaginaire, de sa capacité créative. Nous y sommes.
C'est avant tout, sans doute, une déclaration d'amour à la folie de l'amérique, à cette énergie qui en déborde, charriant mille laideurs et profusion de stupéfactions, osant tout, abandonnant et remplaçant à peu près tout, tournée vers le futur. Marinah pensait qu'elle voulait retrouver l'authenticité de la vie collective à la ferme, alors que c'est la conquête de l'espace illimité qui l'appelait sans doute. En une époque où (voir Thomas Piketty) l'Amérique est encore relativement égalitaire car terre de gens arrivés là sans rien, terre de puissante immigration, où chacun a d'abord le droit d'oublier le passé.
Avancer, espérer, vouloir être ailleurs encore et encore, se transformer inlassablement (comme le petit Piotr, le fils de l'actrice, qui devient bien vite Peter). Tels sont les désirs de ces personnages, à commencer par notre actrice. On est loin de cette célébration du présent qui revient fortement dans notre moment contemporain. Ecumer le monde, tel était alors, en cette époque d'optimisme d'avant la grande guerre, temps d'innovation ardente et de nouvelles frontières, l'esprit du temps.