La matrice de toutes les histoires reste pour nous, occidentaux, l'Illiade homérique.
Mais l'australien David Malouf choisit pour sa part, avec son roman "La rançon", d'y faire son nid.
Il revient longuement, d'un style prodige, fidèle aux sensations méditerranéennes que le mythe suggère, sur le moment de l'Illiade, où Achille le Grec, rend fou de colère par la mort de son ami Patrocle, tue Hector, fils du Roi de Troie Priam, et pendant onze jours traine son corps derrière son char devant les murailles de la ville. Priam alors, dans un total dépouillement, vient lui-même dans le camp grec proposer une rançon à Achille et reprendre le corps d'Hector pour lui rendre les hommages de ce temps. Achille accepte.
Malouf dit dans sa post face qu'il a découvert l'Illiade pendant la seconde guerre mondiale, le lien avec les évènement le choquant. Depuis il est marqué sans doute par la dialectique du réel et de la fiction.
Ici il vient superbement densifier l'humanité dans l'Illiade, donner une épaisseur sensible aux personnages de la tragédie homérique, en donnant plus de vie à la nature qui les entoure aussi. Mais aussi développer des aspects de ces moments qu'Homère a survolés ou omis.
Ainsi si l'on omet, c'est que l'on suppose que la scène est réelle. Alors non seulement la fiction est comme le monde, inépuisable, mais en plus elle est aussi réelle que le réel, à partir du moment où elle compte dans nos vies. Et ces scènes ont beaucoup inspiré et compté.
En donnant leur pleine humanité à ces personnages, Malouf les autonomise des Dieux aussi. Priam, en prenant une initiative jamais réalisée, s'en remet à l'inédit, et évoque même le hasard qui fera ou non qu'il arrivera jusqu'au camp des achéens encore vivant. Aux côtés du charretier qui l'accompagne, il découvre sa commune humanité avec un sans grade absolu, mais aussi des dimensions essentielles de la vie qu'il a ignorées depuis qu'il est roi : le plaisir simple de la nature (mettre les pieds nus dans un torrent), le rapport direct à la nourriture et la connaissance de leur préparation, le bonheur de parler sans artifice. Il se coule dans la peau du père, et non plus du Roi ; en vient à se demander pourquoi il a si peu souffert, au final, de la perte de si nombreux fils. Et c'est comme cela qu'il rencontre Achille, qui lui aussi pense à son jeune fils qui arrive de Grèce, et au défunt Patrocle, son ami d'enfance (Malouf invente la naissance de cette amitié qui n'est pas évoquée par Homère). Le portrait du roi Priam est une belle réflexion sur l'amputation d'humanité que provoque le pouvoir absolu.
Homère fut tout près d'inventer l'Histoire en somme. Celle faite par les Hommes. Ses personnages, ici, s'y risquent. Mais ils inventent aussi le roman, sortant de l'épopée, pour vivre leurs doutes, manifester de l'introspection, des sensations longuement exposées, des rêveries. Malouf n'a pas supprimé les Dieux, loin s'en faut. Ce monde là ne peut tenir sans eux. Mais il y a une distance. Les personnages sont tournés vers eux-mêmes et vers les autres, les Dieux sont des circonstances.
Ce qui n'était que passage de la grande Illiade, prend de toutes autres proportions. Mais ce sont bien eux que nous connaissions : Priam, Achille, Hécube, Cassandre. Ainsi ce sont les histoires qui nourrissent, pour l'éternité, nos Histoires. Histoires inspirées, en gigogne, amplifiées. Tout à la fois.