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6 septembre 2014 6 06 /09 /septembre /2014 18:37

La collection "raconter la vie", au Seuil, est née je crois me souvenir, d'une idée de Pierre Rosanvallon suite à son grand essai sur la communauté des égaux. Il s'agissait de donner une visibilité à la France invisible. Celle que la littérature oublie, souvent coincée entre l'exceptionnel et le nombril, que la fiction méprise en général, ou recrée de manière peu convaincante. Une France banale et massive, qui n'a aucun droit au chapitre. Sauf quand elle s'abstient ou grogne, pendant quelques heures sur un plateau où les politiques déclarent qu'ils ont compris et que "rien ne sera plus comme avant". Une France qu'on veut flatter sans cesse avec des grossièretés et qu'en cela on méprise. C'est une France invisible, à ne pas confondre avec la dite "majorité silencieuse" qui justement, la déteste et la stigmatise, et elle sait à quoi s'en tenir avec les institutions, sachant les utiliser.

 

Annie Ernaux, une auteure pour laquelle j'ai beaucoup d'affection, avait sa place (mot qui compte beaucoup dans son œuvre) toute désignée dans cette collection. Elle qui n'a cessé de s'interroger sur le fait de quitter les siens, son monde populaire d'enfance, en leur redonnant une place dans ses livres, en essayant de dénicher le sens de son identité mutilée et recomposée, d'intellectuelle fille d'un milieu très "modeste" comme disent les élites.

 

"Regarde les lumières mon amour" est un simple journal de cliente de l'hypermarché Auchan à Cergy. Ernaux y évite toutes les ornières ; elle ne tombe ni dans une sorte de post maoïsme sanctifiant le peuple, ni dans la détestation bornée de ce monde qu'on opposerait à la convivialité et au bien vivre des épiciers pseudo authentiques des centres villes. Elle y mêle sa compréhension et une tendresse pour les couches populaires, jusqu'à interroger sa gêne face au voile et en la remettant en cause, et une aversion pour la domination de la grande surface en tant que modèle culturel et force dominant le client. Le client n'est pas le Roi. Le marché ment. C'est le monopole qui dicte la loi.

 

Elle exprime aussi ce sentiment d'être là, dans ce lieu privilégié du social, puisque le supermarché est un des rares endroits de mixité sociale qui subsiste. Et aussi un lieu de vie et d'apaisement, peut-être artificiel, mais réel. Il y arrive aussi qu'un peu de beauté s'y exprime, comme ces lumières que l'on montre à un enfant.

 

Annie Ernaux est ainsi partagée. Elle aime ce lieu, car elle y fréquente et y observe tout le monde, et chacun y dévoile un peu son intimité en caisse (c'est vrai qu'il y a quelque chose d'impudique lorsqu'on expose son mode de vie sur le tapis roulant), le manque de respect et l'aliénation dont témoignent l'automatisation croissante des caisses (le stress est externalisé sur le client, à qui l'on parle bêtement avec une voix robotique).

 

Le supermarché est sans doute un lieu laid, crétinisant, où les stéréotypes s'étalent et la valeur d'échange règne (les coins livres sont déprimants), où le langage est manipulateur (les fameux "3, 99 euros") et cache mal le mépris et la brutalité de l'activité marchande. C'est encore un milieu d'exploitation violent pour ses salariés, et encore beaucoup plus sauvage pour les producteurs textile de l'autre côté du monde, qui permettent à nos couches populaires de consommer tout de même.

 

 Mais il est aussi un rare lieu de rencontre en zone périurbaine, ressemblant un peu à la place d'un village. C'est un lieu où l'on se croise et l'on constate aussi nos familiarités, nos calendriers communs, nos préoccupations partagées.

 

C'est cette ambivalence là qu'Annie Ernaux laisse venir à sa plume, et qui semble teinter les impressions esthétiques du livre. Le centre commercial n'est pas beau mais il lui arrive d'être un hâvre.

 

Nous formons ainsi, comme consommateurs, "une communauté de désirs", à défaut d'une "communauté d'action" politique.

 

Ainsi un nous est il encore perceptible quelque part. A ce carrefour prosaïque là.

Aller a(u) Carrefour ("Regarde les lumières mon amour", Annie Ernaux)
Aller a(u) Carrefour ("Regarde les lumières mon amour", Annie Ernaux)
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commentaires

M
Bonjour, je viens de découvrir votre blog, par hasard. Autrefois, j'avais lu Argile et cendres, de Zoé Oldenburg et j'en gardais un excellent souvenir. En le relisant, cet été, j'ai été étonnée de l'aimer encore davantage. Comme personne autour de moi ne le connaissait, me sentant un peu idiote et solitaire, j'ai cherché une critique sur internet et je suis tombée sur vous. Quel plaisir de découvrir un lecteur enthousiaste et intelligent sans être pédant, ni chercher à faire de l'épate! J'ai été peut être plus que vous sensible à l'écriture si évocatrice, on croirait un livre d'images : des miniatures extraordinairement colorées, des gravures sombres et profondes, des portraits fortement dessinés. Je ne sais pas pourquoi cet ouvrage est si méconnu, d'un point de vue historique il ne me paraît pas scandaleux, il s'efforce de recréer les mentalités du temps avec honnêteté compte-tenu des connaissances disponibles dans les années 1940. Peut-être le christianisme naïf, la foi exaltée de certains personnages sont-ils trop étrangers à notre époque? mais je suis heureuse d'avoir &quot;rencontré&quot; un autre admirateur de ce livre.<br /> Je viens aussi de lire vos deux dernières rubriques. Pour Annie Ernaux, je suis d'accord avec votre analyse. Pour Valérie T. vous m'avez presque convaincue d'aller y voir de plus près. Cette question des transfuges sociaux est très intéressante. 33 Newport Street de Richard Hoggart est la belle autobiographie d'un sociologue anglais. Et plus récent, j'apprécie beaucoup Bernard Lahire sur ce sujet. Les connaissez-vous?
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J
Merci pour vos remarques sympathiques. Lahire, je connais oui, &quot;la culture des individus&quot;. Passionnant. hoggart je connais comme sociologue via mes études mais j'ai pas lu cette autobiondont j'avais entendu parler. Je le garde en tete.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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