La collection "raconter la vie", au Seuil, est née je crois me souvenir, d'une idée de Pierre Rosanvallon suite à son grand essai sur la communauté des égaux. Il s'agissait de donner une visibilité à la France invisible. Celle que la littérature oublie, souvent coincée entre l'exceptionnel et le nombril, que la fiction méprise en général, ou recrée de manière peu convaincante. Une France banale et massive, qui n'a aucun droit au chapitre. Sauf quand elle s'abstient ou grogne, pendant quelques heures sur un plateau où les politiques déclarent qu'ils ont compris et que "rien ne sera plus comme avant". Une France qu'on veut flatter sans cesse avec des grossièretés et qu'en cela on méprise. C'est une France invisible, à ne pas confondre avec la dite "majorité silencieuse" qui justement, la déteste et la stigmatise, et elle sait à quoi s'en tenir avec les institutions, sachant les utiliser.
Annie Ernaux, une auteure pour laquelle j'ai beaucoup d'affection, avait sa place (mot qui compte beaucoup dans son œuvre) toute désignée dans cette collection. Elle qui n'a cessé de s'interroger sur le fait de quitter les siens, son monde populaire d'enfance, en leur redonnant une place dans ses livres, en essayant de dénicher le sens de son identité mutilée et recomposée, d'intellectuelle fille d'un milieu très "modeste" comme disent les élites.
"Regarde les lumières mon amour" est un simple journal de cliente de l'hypermarché Auchan à Cergy. Ernaux y évite toutes les ornières ; elle ne tombe ni dans une sorte de post maoïsme sanctifiant le peuple, ni dans la détestation bornée de ce monde qu'on opposerait à la convivialité et au bien vivre des épiciers pseudo authentiques des centres villes. Elle y mêle sa compréhension et une tendresse pour les couches populaires, jusqu'à interroger sa gêne face au voile et en la remettant en cause, et une aversion pour la domination de la grande surface en tant que modèle culturel et force dominant le client. Le client n'est pas le Roi. Le marché ment. C'est le monopole qui dicte la loi.
Elle exprime aussi ce sentiment d'être là, dans ce lieu privilégié du social, puisque le supermarché est un des rares endroits de mixité sociale qui subsiste. Et aussi un lieu de vie et d'apaisement, peut-être artificiel, mais réel. Il y arrive aussi qu'un peu de beauté s'y exprime, comme ces lumières que l'on montre à un enfant.
Annie Ernaux est ainsi partagée. Elle aime ce lieu, car elle y fréquente et y observe tout le monde, et chacun y dévoile un peu son intimité en caisse (c'est vrai qu'il y a quelque chose d'impudique lorsqu'on expose son mode de vie sur le tapis roulant), le manque de respect et l'aliénation dont témoignent l'automatisation croissante des caisses (le stress est externalisé sur le client, à qui l'on parle bêtement avec une voix robotique).
Le supermarché est sans doute un lieu laid, crétinisant, où les stéréotypes s'étalent et la valeur d'échange règne (les coins livres sont déprimants), où le langage est manipulateur (les fameux "3, 99 euros") et cache mal le mépris et la brutalité de l'activité marchande. C'est encore un milieu d'exploitation violent pour ses salariés, et encore beaucoup plus sauvage pour les producteurs textile de l'autre côté du monde, qui permettent à nos couches populaires de consommer tout de même.
Mais il est aussi un rare lieu de rencontre en zone périurbaine, ressemblant un peu à la place d'un village. C'est un lieu où l'on se croise et l'on constate aussi nos familiarités, nos calendriers communs, nos préoccupations partagées.
C'est cette ambivalence là qu'Annie Ernaux laisse venir à sa plume, et qui semble teinter les impressions esthétiques du livre. Le centre commercial n'est pas beau mais il lui arrive d'être un hâvre.
Nous formons ainsi, comme consommateurs, "une communauté de désirs", à défaut d'une "communauté d'action" politique.
Ainsi un nous est il encore perceptible quelque part. A ce carrefour prosaïque là.