Il se trouve que l'ours me fascine. Je ne suis pas le seul. J'ai tous les enfants avec moi, John Irving s'il vous plait (et son merveilleux personnage déguisé en ours dans l'"Hôtel New Hampshire") et maintenant Joy Sorman, talentueuse et éclectique auteure française ("du bruit", "l'inhabitable", chroniqués sur ce blog), qui fait paraître "La peau de l'ours", roman réussi de cette rentrée.
Joy Sorman s'est régalée en écrivant une fable, un conte pyrénéen dont je suis familier étant toulousain de naissance. L'écrivain poursuit invariablement ce plaisir incroyable de l'enfance, des histoires entendues les premières années, qui enchantent le monde et donnent l'envie de grandir et de s'y aventurer. Mais c'est une fable d'adulte. Une fable désenchantée.
J'ai beau chercher, je ne sais toujours pas ce qui frappe et émeut en l'ours. Ou je ne le sais que trop, je pourrais aligner les motifs. Par exemple ce mélange de force stupéfiante et de ridicule quand il est sur ses deux pattes, cet alliage de puissance et de confondant, qui nous ramène à notre condition absurde d'hommes prométhéens, violents et désuets. Mais cela expliquera t-il cette attraction immédiate qu'il nous procure, primitive et infantile, innocente et sauvage ?
Un ours nous raconte sa vie sous la plume claire, alerte, vivifiante de Joy Sorman. S'il sait parler c'est qu'il n'est pas vraiment un ours, mais un hybride. Il est né du viol d'une femme par un ours, mais en grandissant son corps est devenu celui d'un ours, et personne ne sait sa véritable nature. Il a donc la vie d'un plantigrade, vaincu par les hommes. Vaincu parle surmoi. Vaincu par l'humanisation de la terre entière. La fable part de cette idée d'un monarque vaincu, l'ours, qui a partie liée avec une origine. Nous pourrions, avec Freud, l'appeler le "Ca". Ou avec Spinoza, que sais-je, le conatus ? Les ours ne devaient pas approcher du village. Le désir doit rester à distance.
Il y a ces cérémonies villageoises, que Sorman réintègre au cœur de sa fable, où l'on se déguise en ours et l'ont traque les habitants, les femmes surtout, pour les salir. Il y a aussi le chamane qui sait que l'ours est un médium vers un monde perdu. L'origine. L'avant du social. Une mémoire introuvable.
Cet ours là, qui joue le jeu de sa vie d'ours, traverse la terre en bateau ou en train, survit aux tempêtes, au commerce froid et à la brutalité des hommes, ressemblant de près à un esclave, se sent bien auprès d'autres monstres de foire, des nains et des femmes à barbe, devient star de cirque et connait la morbidité du zoo, nous ramène à la stupéfaction qui devrait être la nôtre devant la ville ou la mer. Souvent on le laisse se déplacer à sa guise, comme s'il était familier, une part de nous-même finalement. Il devient ainsi un témoin.
Sa seule passion, ce sont les femmes, qui semblent reconnaitre une intimité en lui. L'ours, c'est aussi qu'on le veuille ou non le désir. Le désir qu'on ne chasse pas, malgré tous les efforts pour rendre tout aseptisé, lisse, contrôlable, politiquement correct, assimilable.
Enfermé en lui-même, ne déployant pas sa puissance, enchaîné et soumis à la froideur de l'humanité, ou à ses rires imbéciles. Il ne vous rappellerait pas quelqu'un ?