" Au delà du principe de plaisir" de Sigmund Freud est tout sauf un livre de sagesse qui nous demanderait de nous hisser au delà du désir et de ses impasses.
Pas le genre de la maison.
Tout le propos du freudisme échappe à cette logique de la sagesse, qui emplit les tables des librairies. Freud n'a nullement envie de nous livrer des recettes de bonheur à base de mots. Il veut comprendre, et pense que la compréhension libère, quoi qu'il en soit, même si elle est douloureuse. Même si ça le chagrine, il le veut. Comprendre.
Ainsi dans cet essai post premiere guerre mondiale, il travaille, alors dans une phase difficile personnellement, une nouvelle idée, qui sera une bifurcation dans la psychanalyse. C'est là que Thanatos entre en scène, doucement. Jusqu'au pessimisme le plus sombre du "malaise dans la civilisation" où Thanatos devient irrésistible et difficilement contenu par la culture.
L'actualité sinistre (guerre à Gaza, guerre en Irak, en ukraine...) nous inciterait aisément à conclure que décidément, cet humain est enclin, par nature, à la haine, à la passion de tuer, de semer la désolation et la mort. La question que pose Freud dans cet essai a taraudé les philosophes, et elle n'est pas tranchée. La haine est elle le résultat de l'Eros brisé ? Bref une perversion de frustré. Ou est elle une tendance autonome en nous ? Voire dominante. Y a t-il quelque chose en nous, avant même tout refoulement de nos pulsions sexuelles, qui expliquerait l'attirance pour la destruction ?
Tout commence par une histoire d'enfant qui joue. On sait que c'est le neveu de Freud mais il ne le dit pas. Il joue à envoyer un objet au loin et à le récupérer en tirant sur une ficelle accrochée.... Tout cela accompagné de sons. C'est le "for-da", une observation simple que Freud interprète pour en faire une clé des esprits.
Freud en est conduit à reprendre sa théorie. Le principe de plaisir est certain. Il se traduit par une régulation de l'excitation du métabolisme. On vise à l'équilibre. Le principe de plaisir est contredit par la necessité de différer, à laquelle nous nous accomodons. Nous devons accepter que le plaisir ne soit pas constant.
Ainsi cet enfant qui joue avec ce fil et cet objet, que fait il ? Il repète, pour le digérer en somme, la frustration créée par la séparation avec sa mère. C'est la "contrainte de répétition". La symbolisation de ce qui est déplaisant est un moyen de vivre ce déplaisir sans trop de dégâts.
C'est cette contrainte de répétition qui s'exprime dans le trauma. Dans les cauchemars sans fin des rescapés de guerre. Revivre la douleur est un essai pour enfin la domestiquer. Fracassé par le choc, le traumatisé essaie de réunifier sa psyché par cet exercice.
Ce qui est douloureux pour nous autres humains, c'est que si l'angoisse nous protège des menaces extérieures d'une certaine manière, en guise de préparation ("il y a quelque chose dans l'angoisse qui protège contre l'effroi"), rien ne nous protège des attaques intérieures. Nous essayons donc de réagir à ces attaques intérieures, comme si elles étaient extérieures. C'est le lot des névrosés. La répétition est une tentative d'absorber ces attaques, que l'angoisse n'a pas amorties.
La projection à l'extérieur des troubles, est aussi une tentative de cet ordre : faire comme si l'attaque était extérieure.
Mon malaise, c'est la faute à mon voisin. Une projection si familière à notre temps.
Mais Freud en vient à considérer qu'à coté des pulsions de vie, sexuelles, qu'il a identifiées, un autre mouvement est en nous. La pulsion de vie, de plaisir, vise le calme. Chacun est un être pour la mort. Le but de toute vie est de revenir à l'état de calme absolu d'avant la vie. Le but de la vie est la mort. Comme le but de l'acte sexuel est la "petite mort" (interprétation personnelle). Il y a quelque chose en nous qui aspire à revenir à l'absence de tension. La mort en vient donc à s'intégrer à ces compulsions de répétition. Ne dit on pas que l'usager de drogue se tue à petit feu, ou se suicide continuellement ?
Quel délice de suivre cet immense esprit, qui voyage des enseignements de la biologie à la philosophie ("le banquet" de Platon, réinterprété à travers la pulsion de mort), Kant ou Schopenhauer, y mêlant ses constats empiriques !
Ce qui est admirable chez Freud c'est son honnêteté intellectuelle. Il doute sans cesse et étale complètement ses interrogations sans fin. Il avoue ses limites, concède que ce qu'il écrit n'est qu'hypothèse et il est lucide sur sa place de penseur dans le flux du temps, forcément à une place provisoire.
Ceux qui le critiquent en le singeant en gourou dogmatique ne l'ont pas lu une seconde. C'est un esprit terriblement rationnel, logique, mais qui accepte le caractère de carrefour incertain de la pensée. Il n'est pas sceptique, car il prend le risque d'affirmer, de proposer, veut avant tout aider des gens qui souffrent, et il faut bien se décider pour agir. Mais sa capacité à revenir en arrière, à remettre en cause ce qu'il a écrit, à accepter de repenser et encore repenser, est tout à fait impressionnante. Et sans doute unique en son temps. Il y a du Montaigne chez Freud, même si Montaigne bascule plus souvent dans le scepticisme. Zweig aimait passionnément les deux.
Quant à se prononcer sur la dualité ou non entre le principe de plaisir et le principe de mort, invariablement liés à la vie humaine, je ne le saurais. D'autres (Jung) ne voient en nous qu'une pulsion de vie, frustrée ou pas, sous influence Nietzschéenne. On peut aussi voir le mal en rousseauiste, comme une déformation. Ou comme Arendt, comme vide de la pensée. Spinoza lui voit du désir de vie, qui lorsqu'il est frustré ou trompé peut devenir passion triste.
Non, je ne saurais pas me prononcer en tant que lecteur, même si certaines pensées me séduisent. Il semble juste que des humains peuvent être des gens exceptionnels, d'autres des producteurs d'horreurs. D'autres un peu des deux. Et d'autre aucun des deux. Donc, ce que l'humain peut, les autres humains doivent un jour l'étendre. Y compris les plus heureuses surprises.
Pourquoi réfléchir seulement à partir du "mal" après tout ? Pourquoi ne se demande t-on pas pourquoi, malgré Thanatos en nous, l'amour peut prévaloir, même dans le pire climat d'agression ? Et si l'humain n'était qu'une palette de potentialités indécidées, trouvant ensuite un chemin dans le monde ?