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11 octobre 2014 6 11 /10 /octobre /2014 17:33

Il est toujours très frappant de constater le décalage temporel entre le monde des idées et celui de la politique (au sens de sphère politique spécialisée). Alors que dans le premier on en est depuis quelques années à discuter de la société d'après le néolibéralisme ou (ici) d'après l'avènement des individus, le débat politique en est encore à s'écharper sur des bases obsolètes, et l'on entend encore des discours de préau de droite ou de gauche sur "l'autorité de l'Etat", dont on ne sait vraiment plus ce que ça peut signifier. Certains textes politiques de congrès se croient malins parce qu'ils citent "la montée de l'individualisme".... Ce qui agite, comme on le verra, le milieu de la pensée psycho sociologique depuis déjà un siècle, en profondeur.

 

" La société du malaise" d'Alain Ehrenberg est un livre dont on peut ne pas partager toutes les analyses, à commencer par une quasi négation des aspects délétères des quarante années piteuses (des millions de chômeurs, le développement des inégalités, la pression sur accentuée du capital sur la force de travail, ça ne relève pas d'un malaise inscrit dans les représentations, mais de dégâts tangibles), mais il montre d'abord ça : la discussion stimulante est ailleurs que là où l'on discute dans notre démocratie. D'abord parce que les intellectuels interrogent les concepts, alors que les politiques les récitent. Ehrenberg n'hésite pas à remettre en cause les expressions les plus consensuelles de nos descriptions de la réalité sociale. Voila qui stimule !

 

L'ouvrage se présente d'abord comme une tournée historique comparée des écoles psychologiques française et américaine, en relation avec les spécificités de leurs sociétés d'implantation. C'est le plus passionnant de l'ouvrage à mon sens.

 

La thèse centrale de l'auteur est que ce "malaise" dont nous parlons tous est notre incapacité à nous saisir de la notion d'autonomie, ce qui nous condamne à la souffrance. Nous la subissons plutôt que nous ne la possédons.

 

Se plaçant dans les pas de Tocqueville il juge que le blues individuel est la contrepartie inéluctable de l'égalité démocratique. Sortir du malaise serait accepter le caractère irréversible de l'autonomie, pour la tirer vers un versant éclairé, plutôt que de la subir comme dégradation et de nous mélancoliser dans la mémoire d'un âge perdu, largement mythifié par ailleurs.

 

Jusqu'à là, je ne peux que souscrire. Mais d'ici à évacuer toute analyse d'autres effets propres de notre Histoire récente au profit du doigt pointé sur ce refus de considérer le présent comme un présent, et non comme une anomalie à l'égard du passé.... je ne marche pas.

 

Ehrenberg nous pousse tout de même à l'adaptation. Elle est nécessaire, sans aucun doute, mais elle ne doit pas non plus à mon sens de lecteur sombrer dans un fatalisme moderniste, super stoïcien. Il y a des raisons de dire que certains changements devraient aussi être combattus en tant que tels. Si l'on ne croit pas à l'Histoire comme téléologie, alors on doit aussi pouvoir dire que certains pas en arrière partiels sont envisageables., que certaines évolutions sont à annihiler. Il n'est pas interdit de recueillir des idées abandonnées pour fabriquer du nouveau. Ou de se dire qu'on prend une bien mauvaise direction.

 

L'individu versus le social ? Fausse opposition ?

 

Le mot "malaise" est omniprésent, et depuis longtemps. Il est dans notre pays immédiatement suivi d'un diagnostic automatique : "la perte du lien social". L'idée est répandue selon laquelle c'était mieux avant. L'école c'était mieux. Le service militaire c'était mieux. On avait de vrais emplois et une vraie famille... Mouais, hein....

 

Il est automatique de lier la montée de l'individu au déclin de la société. Or Ehrenberg pointe un élément tout à fait essentiel ici : dire cela, c'est opposer l'individu et le collectif d'emblée. Une société d'individus autonomes reste une société, c'est la norme sociale qui change, elle ne s'abolit pas. La société c'est toujours la société. Il y a société, elle ne disparait pas. Elle se repositionne. L'individu devient individualiste, précisément parce que les principes de la société le construisent comme tels. Et non par un retrait unilatéral. L'ère de la "personnalité" c'est toujours du social. Mais du social autrement qu'autrefois

 

Si l'on entend cela, on peut aussi de dire : ben tiens.... Est ce que la meilleure manière de faire société, ce ne serait pas... l'autonomie bien comprise ? C'est d'ailleurs une idée qui existe depuis longtemps. Le fédéralisme de Proudhon (le livre n'aborde pas les théories politiques) était cette intuition.

 

Le destin psychologique américain : du caractère à la personnalité

 

Les Etats Unis ne manquent pas de souffrance sociale. Mais leur destin est autre que le nôtre. La notion d'autonomie y est positive. Le "self" est pour eux ce que l'Institution est en France : un principe organisateur central. L'égalité y est aussi une valeur fondatrice, mais elle se comprend comme "opportunité", mot conchié en France ("opportuniste" est une insulte, ndb-note du bloggeur).

 

Le self américain plonge ses sources dans le protestantisme, l'idée de "la foi seule", de l'âme comme Eglise. Mais ce self ascétique, source de la "personnalité" moderne, participe de la communauté, il apporte à la communauté. Jefferson rêvait d'une société égale de petits propriétaires vivant en communauté, articulant travail individuel et harmonie sociale, dans l'égalité politique.

 

L'idée calviniste de la prédestination lie la quête individuelle au destin de l'Amérique. Il faut rêveler son "caractère", et le genre littéraire américain par excellence a été l'autobiographie exemplaire.

 

Le développement démographique et industriel américain va changer la donne. Le marché devient national, les inégalités explosent. Les grandes villes se tissent de liens anonymes. Le caractère (moral) cède à la personnalité (psychologique), car on doit s'adapter à cet anonymat.  Surgit alors la psychologie, très vite, et le thème de la neurasthénie. Déjà on parle du self désencastré de la communauté. La pensée positive, le behaviourisme vont proposer à l'Homme américain de s'adapter autant que possible.

 

Oedipe au placard, Narcisse sur le divan

 

Le XX eme siècle en viendra à identifier le personnage de Narcisse

 

Ce sont des personnalités, que Freud avait déja repérées, résistant à a cure. Le refoulement ne suffit plus à expliquer cette mélancolie qu'ils trainent.  On va ainsi parler, avec l'allemand Karl Abraham, de "névrose de caractère". Les psychologues décrivent des patients qui instrumentalisent la cure dans une perspective narcissique, sont possédés par des idées de grandeur et détachés de leurs semblables. Paradoxalement ils n'ont pas une grande estime d'eux mêmes, sont créatifs mais pas constants. Ils fabulent, connaissent des troubles de l'humeur, des accès de rage, sont hypocondriaques, sont excessif quant aux jugements qu'on porte sur eux. Ce ne sont pas tous des Tony Soprano mais ils y ressemblent.

 

Les Etats Unis vont produire une psychologie du Moi. Il s'agit de reconnaitre la place éminente du Moi, et de le blinder en somme. Toujours une logique d'adaptation.

 

Oedipe, figure névrosée qui procédait du refoulement, est remplacé par Narcisse, condamné à regarder sans cesse sa propre image, à s'abimer dans l'angoisse de cette image. La société le requiert, et n'y a pas d'objet sur lequel Narcisse pourrait s'oublier.

 

Deux grands auteurs vont marquer ce repositionnement de la psychologie dans les années 70 : Richard Sennett, et Christopher Lasch (dont nous avons parlé dans ce blog). Sennett a cette belle définitio du Narcisse qui est un "refus du moi qui centre tout sur le moi". Il est condamné à se promener du fantasme grandiose à l'image de soi misérable. Lasch dit bien que Narcisse ne doit pas être confondu avec l'égoïsme. C'est une tragédie au contraire. Un affaissement de soi.  Alors que l'individualiste d'autrefois voyait le monde comme immense terrain de jeu (Indiana Jones), le Narcisse n'y voit que de la camelote, du vide. Et il laisse ainsi en lui un vide intérieur insupportable. Comment le remplir ? Par la sensation. La recherche du shoot de sensation. Les impulsions donnent un contenu à sa vie. Mais ça ne dure pas. Le narcissisme n'est plus la vieille culpabilité. Libéré des croyances, le sujet en vient à douter de tout, et même de sa propre existence, plus rien ne le justifie. S'il s'assimile à du collectif, c'est sous la forme de l'identité qui lui donne un peu de contenu et non plus de l'action.

 

Tenu de se scruter sans cesse, car il faut être employable, mariable, même quand on est déja marié et employé, Narcisse subit un "paternalisme sans père" selon Lasch. L'Etat le rend dépendant, dilue sa responsabilité. Il n'est ni coupable ni responsable. Il est juste incapable.

 

La France, et la plainte interminable  devant la perte de l'Institution

 

L'égalité en France, c'est la protection. Ce n'est pas l'accès égal à l'opportunité, mais l'égalité devant l'Etat. Qui nous protège des enfermements particularistes. Mais quand l'Etat ne peut plus nous assurer une place et que toute notre personnalité doit y concourir, que reste t-il pour nous conforter ? La déploration de l'avant...

 

Dans le domaine de la psychanalyse, c'est Lacan le grand précurseur. Lui qui a pointé le déclin de l'imago paternelle. La névrose de caractère en découle. L'idéal du père qui doit nourrir le narcissisme du sujet s'est effondré. Aussi, il n'y a plus d'idéal pour Narcisse.

 

Le narcissisme, à travers le moment fameux du miroir, où l'enfant "recolle son corps propre", est un moment nécessaire. Puis vient l'intrusion d'autrui, et cette "sympathie jalouse" des enfants envers les autres, que tout parent connait bien.

 

Vient le moment oedipien qui se surpasse dans le refoulement sexuel et la sublimation. Le père concentre à la fois la répression et la sublimation. La faiblesse paternelle saccage donc ces processus.

 

Le lacanisme luttera contre la psychologie américaine du moi. Pour Lacan l'autonomie est une illusion : "le bororo dit Je suis un perroquet, nous disons je suis moi". Il s'agit ainsi de se comprendre pour se libérer en s'acceptant. Le lacanisme, par ses épigones (la gauche mao de normale sup en particulier....) affirmera que la psychanalyse est politique, car la négation de l'inconscient est un outil pour dominer. Ainsi la psychologie française sera t-elle prompte à se tourner contre le libéralisme, pour expliquer nos maux, mais aussi à se référer à la chute du Père (et donc de l'Institution).

 

Le grand thème français de la psychologie sociale est "le déclin du lien social". Le fondement de l'individu français étant l'Etat, le reflux de l'Etat suscite logiquement l'écroulement de l'individu dans la culture française. La France confond le social, et l'Etat. C'est sa spécificité. Ainsi ne voit elle pas que l'individualisme est aussi une norme sociale, une évolution de la société de long cours, et pas seulement une stratégie perverse des néos libéraux.

 

Mais dans une société des individus, cette déploration va se traduire, justement, par un discours psychologique. Puisque l'on déplore, mais à travers le dégât subjectif identifié. Comme Christophe Dejours avec son fracassant "souffrance en France". Le monde du travail est décrit comme monstrueux (à juste titre sans doute, je trouve), mais du point de vue de la psyché.

 

Le mot "précarité" est désormais omniprésent. Sans plus se soucier de l'objet de cette précarité. C'est un terme très péjoratif, qui subsume toute l'individuation. Or, le vieux monde ne reviendra pas. Déplorer le vieux monde n'est pas une solution pour guérir. Le discours socio psy français s'enlise dans le regret d'un individu abandonné par l'institution, mais ne peut pas ainsi trouver une solution.

 

Erhenberg ne le dit pas ainsi : mais ce qui est visé c'est une gauche verbale, pavlovienne, conservatrice, ne considérant pas les options ouvertes pour subvertir les tendances individualistes. On peut par exemple penser au temps de travail. Soit on considère son éclatement réel comme une flexibilté subie, soit on s'empare de cette incertitude pour permettre au travailleur de mieux le maitriser.

 

Pourtant d'autres visions s'esquissent. L'acceptation de l'ère de l'individu, inéluctable, fondée sur un processus de civilisation profond, conduit des travailleurs sociaux, des institutions, des penseurs, à considérer l'autonomie autrement que comme un danger. Le social, la santé mentale, se repositionnent autour de la restauration de l'estime de soi, la découverte de sa puissance d'agir, la construction de capacité individuelles et collectives, dans un monde ou les anciennes structures ne se remettront pas en place parce que nous sommes mélancoliques. Ainsi l'empowerment devient un thème discuté, en France, alors qu'il apparait comme totalement en opposition avec notre culture républicaine liant l'Etat au citoyen sans intermédiaire.

 

 

Ehrenberg note toutefois que ces idées misant sur la souveraineté individuelle maximisée ne manquent pas, elles aussi, de sombrer dans les standardisations (ce n'est pas un hasard si le social emprunte autant au lexique managérial).

 

L'autonomie est notre condition. Nous, français, la subissons, comme un abandon. Les américains la subissent comme la perte des mythes fondateurs de leur identité. Tu ne seras pas un cow boy mon garçon.... (peut être est cette nostalgie dont parlent les super héros, et Kick Ass sous une forme ironique ? Les Etats Unis doivent elles emprunter à la France, et la France aux Etats-Unis ? Sans doute oui. En tout cas pour ce que nous avons de meilleur de chaque côté.

 

Mais l'autonomie a un versant ensoleillé. La liberté. Encore faut il qu'on abatte les obstacles pervers qui rendent purement formels la promesse de cette liberté, l'engagement dans les opportunités.

 

C'est bien loin d'être le cas.

 

Face à l'âge individuel, jérémiade ou nouvel imaginaire ? ("La société du malaise", Alain Ehrenberg)
Face à l'âge individuel, jérémiade ou nouvel imaginaire ? ("La société du malaise", Alain Ehrenberg)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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