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18 octobre 2014 6 18 /10 /octobre /2014 19:25

Il existe une méthode scientifique consistant à colorer une rivière pour tracer le véritable parcours souterrain des eaux, lors des résurgences. En pointant le bout de son nez rouge la rivière témoigne des courants souterrains.

 

Les transfuges sociaux, que la philosophe Chantal Jaquet appelle plus directement les "transclasses", m'y font penser. En franchissant, en se transformant au passage des frontières sociales, ils les révèlent au grand jours. L'existence du transclasse acte de la réalité des classes, et de leur fracas, car ce n'est pas un passage facile et qui laisse indemne. Notre société n'est pas une somme d'atomes en compétition mais un ensemble solidement stratifié, ces tranches n'étant pas simplement superposées, mais entrant en antagonisme pour l'accès aux ressources et au pouvoir. La société est agonistique, et on s'y regroupe à travers des éléments objectifs (et non forcément conscients) pour donner forme à ces luttes multi dimensionnelles.

 

Ces gens qui s'aventurent dans la verticalité (voire dans d'autres déplacements sociaux, qui peuvent se cumuler)  constituent un thème récurrent de ce blog, à travers les lectures d'Annie Ernaux, de Zadie Smith, des travaux sociologiques de Jules Naudet sur la mobilité, et aujourd'hui de la spinoziste Chantal Jaquet. Elle fait d'ailleurs son matériau principal des témoignages d'Ernaux et d'Eribon, mais aussi de Pierre Bourdieu ("Esquisse d'auto analyse"). Mais à bien d'autres, comme ceux de Richard Wright ("Black boy"), de Richard Hoggart dans son autobiographie, de Jack London et son Martin Eden, de Julien Sorel, ou de Jules Michelet dans "Le peuple".

 

A vrai dire, l'exception du social, le heurt des parcours, constituent un filon particulièrement fructueux de la littérature. De la comédie humaine balzacienne à "jeu de société" de David Lodge qui met aux prises un directeur général industriel avec une universitaire littéraire férue de french theory.

 

Dans le système républicain, c'est l'école qui est la grande blanchisseuse de la reproduction des classes sociales. Elle légitime la reproduction par la fiction d'une abstraction : le mérite, selon des procédés que la sociologie a identifiés depuis longtemps, grâce à un transfuge, Pierre Bourdieu (en particulier la possession des codes et la connaissance des ficelles, le rapport institué à l'école dans la famille, l'influence de l'extérieur dans la scolarité, la capacité à s'orienter, le mécanisme des horizons d'attente plus ou moins bornés qui relèvent de l'héritage, les inégalités masquées au sein d'une égalité théorique entre écoles, et autres logiques symboliques d'autant plus efficaces qu'elles sont invisibles. Ce sont elles qui font dire "ce n'est pas pour nous"). D'autres mécanismes de reproduction s'ajoutent aux logiques scolaires.

 

Pourtant, malgré tout, certains passent à travers les mailles, parfois un seul dans une fratrie. Pourquoi ? Est-ce l'effet d'un "don" tellement impétueux qu'il permet de percer les cuirasses tellement efficaces pour la grande majorité ? Ou bien y a t-il des conditions qui puissent expliquer les parcours d'ascension ? Le travail de l'auteure est de les mettre à jour. Avec succès me semble t-il.

 

Le fait que ces transfuges existent, loin d'infirmer la force de la reproduction sociale, la souligne au contraire. " Contrevenir n'est pas contredire". En effet, leur parcours permet de montrer à quoi on se heurte quand on s'aventure à l'ascension.

 

On pourrait simplement dire que c'est l'ambition qui est le moteur de cet arrachement, et s'en tenir à cette mention psychologique... Mais on n'aurait pas pour autant résolu le sujet de la survenue de l'ambition. Lorsque quelqu'un s'est "fait de lui-même", on doit encore trouver de quel bois il s'est fait.

 

Chantal Jaquet souligne d'abord le rôle des modèles et du mimétisme. Napoléon pour Julien Sorel qui passe des mois avec sa main sous sa boutonnière.... Le modèle permet d'imaginer un autre monde possible que celui qui nous a tout appris, dans lequel nous nous sentons conforme, cette adéquation avec ce qui nous a constitués en tant qu'individu étant le principal vecteur de la reproduction. C'est bien souvent l'instituteur ou le professeur, l'école étant un lieu paradoxal, mêlant un rôle de blanchiment de l'inégalité reproductible et un effet d'émancipation. Tout transfuge parlera d'un Maître qui a compté. Ce Maitre est l'Autre qui pratique une brêche. A travers l'identification, la complicité avec le maître (les petits trucs entre le prof et le bon elève, comme ne pas lui donner la parole au début pour laisser les autres deviner, puis lui faire expliquer), commence à dessiner la possibilité d'une voie différente. L'Autre, ce peut être un ami fascinant, comme pour Didier Eribon.  C'est aussi l'amour parfois, le passeur. "Les confessions" de Rousseau sont le récit d'un transfuge et Mme de Warens est la personne qui permettra à Rousseau de réaliser l'impensable pour un homme de son origine.

 

Bien évidemment, ce n'est pas suffisant. Si les conditions matérielles ne permettent pas l'ascension, elle n'aura pas lieu. Ainsi Annie Ernaux sans le système des bourses, et sans l'école normale, ne serait pas devenue Annie Ernaux. Les internats ont aussi favorisé des logiques de rupture avec les milieux d'origine.

 

Dès le début du processus, le futur transfuge est sur "la corde raide", fréquemment bon elève mais dissipé et indiscipliné. Déjà tiraillé. Il pourrait vite basculer.

 

La honte, dont Annie Ernaux fait le coeur de son oeuvre, est le sentiment par excellence du Transfuge. La honte est l'effet du tiraillement. Celui qui tout de suite, pour elle, donne envie d'une autre vie (c'est initialement un moteur). Puis celle qui résulte du conflit incessant vécu par le transclasse. Honteux chez les uns, honteux chez les autres. Elle est parfois autoproduite mais pas seulement. "Tu as honte de nous" est une phrase que tout transfuge a entendue lors d'un repas de famille. Les premières réactions de l'entourage ("tu pètes plus haut que ton cul") renvoient à la honte, mais dans une première phase elles poussent à sortir du milieu, constituent un élan possiblement.

 

Cette honte est, comme tout chez le transfuge, ambivalente. Car le sentiment d'identification à la classe d'origine est souvent fort, et procure un esprit de lutte contre l'injustice, qui participe de la fierté d'être le meilleur élève malgré tout. La percée n'est donc pas simplement un enjeu individuel, mais le fruit d'une logique collective (expulsion/parcours au nom des miens). Parfois c'est la place dans la fratrie qui décide de qui va "porter" le destin.

 

La "complexion" du transclasse est caractérisée par sa mobilité. Il est la preuve même du fait que l'humain n'est pas une essence mais s'avère profondément social, car en changeant de milieu sa personnalité peut évoluer du tout ou tout, même si des traces inévitables seront décelables.

 

Leur spécificité est une désidentification, car ils ne partagent jamais vraiment le patrimoine de leur entourage. Leur Moi est incertain et déconcertant. Il est souvent maladroit, car il est littéralement "emprunté" (il a des attributs qu'il a empruntés). Il est à la fois adapté et inadapté partout.

 

Les relations avec lui sont difficiles, car il peut mal interpréter et on le comprend mal. Par exemple, il peut surestimer une certaine familiarité bourgeoise et la prendre pour de la franche amitié. Son franc parler sera considéré comme agression. Le transclasse est soumis à une dure logique d'education nouvelle, dont le fameux "supplice" du premier repas bourgeois (et le problème du couteau à poisson).

 

Il a les symptômes d'une "identité en tension", alternant entre timidité et arrogance par exemple. Observateur et distant, il est gauche, et sujet à ce "flottement de l'âme" dont parle Spinoza. Il est en proie à des renversements de sentiment violents, hésitant entre loyauté et rejet. Il est à la fois extrêmement orgueilleux (je m'en suis sorti) et très modeste (conscient des faussetés de la méritocratie). Il est dans la difficulté d'être un "conformiste rebelle" (on pourrait aussi dire un cadre gauchiste). Il ressent aussi une charge, une dette, très lourde, envers les siens.

 

L'ascension sociale, culturelle, symbolique, peut donc être vécue non pas comme une réussite mais une impasse, une damnation, un exil sans retour possible.

 

Comment s'en sortir alors ? Les témoignages évoquent une réappropriation des origines dans le nouveau contexte. Ainsi Pierre Bourdieu délaisse la philosophie pour la sociologie sur le terrain des opprimés. Annie Ernaux écrit sur son expérience, pour carrément "venger" les siens. Son style même est le reflet du refus de l'élitisme et de la fermeture sociale. L'origine est revendiquée, et son affirmation prend la place de la honte. Cependant les transfuges sont bien placés pour ne pas mythifier le peuple puisqu'ils ont du se détacher de leur milieu et créer un effet de distance avec lui. Ce ne sont pas eux qui tiendront un discours lénifiant envers leur premier monde.

 

Le transfuge peut aussi s'aider en comprenant qu'il n'est pas un traitre. Il peut certes donner un sens à son parcours (là ou il est il pourra être plus utile aux siens qui ne sont plus les siens) mais aussi comprendre que son franchissement a des explications, et qu'il ne pouvait en être autrement. Il est le produit d'une nécessité qu'il doit accepter.

 

Instructif est donc le transclasse. Il nous enseigne le caractère profondément social de l'individu, et du "Moi". Il est une preuve, au final, un éclaireur peut-être, du changement social qui n'a rien d'utopique. Eclaireur perdu mais tout de même.

 

L'exception qui illustre la règle sociale ("Les transclasses ou la non reproduction")Chantal Jaquet)
L'exception qui illustre la règle sociale ("Les transclasses ou la non reproduction")Chantal Jaquet)
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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