" La Pierre et le sabre"est un grand classique japonais, et un roman "culte" des amateurs d'arts martiaux. Son auteur est Eiji Yoshikawa.
M'intéressant en ce moment à la figure du combattant (magnifique film que "Les combattants" avec A.Haenel), j'ai pris pied dans ce monument de 850 pages (un second tome existe...). Pour un grand voyage, sublime, dépaysant et parlant en moi. Ce que j'aime toujours : ce mélange de décalage et de familier qui crée le sentiment universel.
Ecrit à la fin 19eme, "La pierre et le sabre" narre une série d'histoires entrelacées d'errance dans le Japon, qui s'articulent autour du Ronin (un samouraï sans attaches) Musashi (ou Takezo). Il est fortement inspiré d'un vrai individu qu vécut au seizième siècle.
Tout grand roman est métaphysique ou reflète une quête existentielle. Celui-ci n'y manque pas. C'est bien une recherche. Que faire de sa vie ? A quoi nos différents choix nous exposent ? Que peut on espérer d'une vie ? C'est ce que les personnages expérimentent pour nous. Mais sans nous donner de manuel, car chaque porte ouvre sur des opportunités, qui ont leurs ombres. N'espérons pas de voie facile. La facilité c'est l'assurance de se fracasser.
Il y a du Dumas dans cet auteur, indéniablement, dans la transformation totale d'un personnage qui ne cessera de retrouver les autres, et poursuivra un projet sans faillir, tel Dantès. D'ailleurs le roman est paru en feuilletons en son temps. L'écriture est différente cependant, plus ample, plus aérée, plus "respirante". Dumas illustre un souci de précision très français, qui d'ailleurs se reflète dans notre langue elle-même. Stylistiquement, on est plus proche, en fait, du Hugo de Notre dame de Paris ou de Quatre vingt treize.
Je m'attendais à un roman austère, sérieux, moraliste, plein de mes préjugés sur le japon et leur approche des samouraïs. J'ai trouvé au contraire un roman où certes la gloire a sa part, mais très picaresque, plein d'humour et de farce, se moquant sans cesse de ses personnages, les plaçant dans des situations burlesques, soulignant leurs petitesses, s'amusant d'eux comme dans les pièces comiques d'un Beaumarchais ou d'un Molière. Les coups de bâton pleuvent, les insultes aussi. Les prêtres, dont l'étonnant Takuan, qui brise toute l'idée préconçue et idéaliste qu'on peut avoir du zen, n'y échappent point. Le roman est démystificateur tout en célébrant la culture japonaise dans toutes ses dimensions, élitistes et populaires. Un mélange de dignité et de recul, délicat. Et d'autant plus fascinant car ces personnages nous apparaissent comme nos frères de très loin.
C'est un roman d'éducation, mais d'éducation qui devient volontaire, Musashi cherchant à s'engager, après une prime jeunesse difficile, dans la Voie du Sabre, pour y atteindre une perfection qui donnera un sens à sa vie. Son ami d'enfance, lui, se vautre dans la facilité et en paie le prix. Mais nulle voie n'est aisée, et elle se paie toujours par des contreparties. Le roman ne nous en cache rien. Boire du saké nous gâche (on boit du saké toutes les trois lignes dans le roman, ce qui nous montre que l'alcoolisme n'est pas notre privilège occidental), mais l'ascétisme nous ampute de parties de notre sensibilité.
Autre surprise : l'individu. Pour moi, l'asie est holiste. Pourtant nous avons là un roman en bonne et dûe forme, centrés sur les trajectoires individuelles, sur leurs introspections, leurs tumultes intérieurs, leurs doutes. Le roman accompagne la naissance de l'individu dans l'Histoire, et ce roman japonais n'y échappe pas.
Le roman est magnifiquement illustratif de la conception "zen" de l'Histoire, du temps. Il est bâti sur l'impermanence, la fluidité, l'écoulement incessant. Un combat ne mène que sur un autre combat. Les chemins se croisent, se décroisent, se frôlent. Des carrefours partiels ou fracassants apparaissent, mais aucune raison de l'Histoire ne semble l'expliquer. On peut mourir d'une erreur infime, alors qu'on était serein et sans crainte une minute avant. Un zen héraciltéen, c'est ce qui ressort peut-être le plus du livre.
L'être humain y apparait comme un paradoxe. Capable de tout endurer et de faiblesses risibles. La force n'est jamais donnée d'avance. Le pire est de sous estimer autrui, et ce que l'on rencontre en général. Le grand "art de la guerre" de Sun Zu trouve en ce roman une superbe illustration. On peut presque considérer le roman comme sa pédagogie volontaire. Chaque moment est riche de leçons pour les personnages, et il est parfois compliqué de les concilier. Les apparences sont trompeuses. Une faible femme maladive peut donner au ronin une grande leçon de force.
S'il est difficile de trouver sa Voie, le roman nous dit en tout cas ce dont nous devons à coup sûr nous éloigner : la dépendance en son souci de réputation, qui n'apporte que malheur (la calamité pour la plupart des perdants du roman), l'assurance trop forte en ses acquis, l'excès en tous genres (Mushashi comprend à un moment que son ascétisme trop virulent menace son immense don de guerrier), l'inconstance, l'impatience, le manque de persévérance, la vantardise. Le renoncement aussi, car le chaos réserve de belles surprises, fragiles comme tout l'est.
Et puis il y a le guerrier. Il donne un sens à sa vie en la contenant, la canalisant dans une "voie", celle du sabre, indissociable du Zen dans la recherche de l'harmonie, qui lui convient, après un an enfermé de force à l'étude par Takuan (il y en a d'autres des voies, qui l'impressionnent, celle du sculpteur par exemple, celle du poète qui grave sur la pierre), ne craint pas la mort car il va au devant d'elle et choisit donc ou il peut la rencontrer. Il n'est pas exempt de doutes non plus, car ce qu'il fait n'a pas plus de sens donné d'avance qu'autre chose.
Le guerrier apprend de tout. Il est guerrier en chaque moment. Son prochain combat commence au présent, dans la pensée comme dans la contemplation. Il met tout à profit. Il ne sépare rien de son but. Belle leçon.
Mais le guerrier ne hait pas. C'est d'ailleurs une condition de sa victoire. Il défie. Mais il ne hait pas. L'étude de son adversaire a besoin de sa distance, d'une forme de respect. Le combat ne nécessite pas la colère intérieure blessante, et cela c'est fondamental.
Le souci de la perfection, sans limite, peut l'occuper durant mille vies. Il veut que son nom résonne dans le temps, et dans le monde. C'est peut-être là, sa limite. Son absence de détachement. Mais à la fin du premier tome, Musashi n'en est qu'au début de sa quête, malgré ses exploits, ses victoires, ses efforts. La vie est longue. La quête ne s'arrête jamais.