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21 novembre 2014 5 21 /11 /novembre /2014 17:14

Les livres de Florence Aubenas devraient être rendus obligatoires pour tous ceux qui aspirent à des responsabilités publiques au sens large, tellement ils sont salubres (non, bien entendu, quel sacrilège de parler de lecture obligatoire... même pas la lettre de Guy Moquet. La lecture est ce qui doit être radicalement libre). Ecrits avec la plus grande des bienveillances, sans la moindre trace de jugement, sans démagogie ni affectation, ils vous fouettent d'un effet de réalité qui vous poursuit longtemps.

 

C'était le cas de son livre sur Outreau, de son formidable voyage ethnoparticipatif dans la précarité : "le quai de Ouistreham". C'est encore le cas de son recueil d'articles publié sous le titre "En France".

 

Grand reporter, héritière d'un Orwell dans cette volonté d'aller se coller à la réalité, comme le grand anglais le fit en Birmanie, en Espagne, ou dans la dèche à Paris et Londres, sur le quai de Wigan (Ouistreham...), Mme Aubenas a pris souvent le premier train pour aller décrire la vie de petits groupes d'individus, pour la plupart issus de la France populaire, et de ses franges les plus en difficulté. Dans de multiples régions, aux différents poles de la vie populaire, avec une préférence pour les régions oubliées. Les communes rurales excentrées, les cités, les anciennes régions industrielles.

 

Le résultat est un souffle de réel salutaire.

 

On plonge, à travers chaque article puisé dans du temps passé auprès de ces gens, à patiemment écouter, à juste observer d'un oeil lucide, dans un pays écrasé par des soucis matériels (les fins de mois voient la circulation automobile disparaitre dans certains coins, faute d'essence) et où l'espoir collectif et individuel a disparu, ne prenant la forme que de quelques fantasmes. Des faits qui n'existent pas médiatiquement, comme la hausse du fuel, ont eu une importance immense sur la vie quotidienne et sur le plan politique. 

 

C'est un pays déniaisé qui connait son affaire, n'a plus confiance dans ses institutions qu'il appréhende de manière hyper utilitariste, sans plus aucune illusion de réforme. Un pays qui se déchire, certes, chacun voulant ne pas ressembler à celui qui est juste en dessous, et donc le détestant, mais sans véritable haine au fond. Il y a toujours un peu de compréhension même si c'est chacun pour soi. Cette patience infinie du peuple explique aussi pourquoi nous ne sommes pas en guerre civile. C'est un pays drogué au consumérisme, à la nécessité de donner des signes aux autres, jusqu'à l'obsession. Un pays qui se sent humilié, abandonné, et où plus personne ne croit à une morale de type kantienne, chacun sachant à quoi s'en tenir avec le mensonge des paroles officielles. Le "nous les gens" perce parfois, même si les sentiments de solidarité recouvrent des périmètres de plus en plus réduits, se restreignant à la famille, à de petits groupes de relations. Un pays qui se déchire, mais qui est d'accord sur une chose : la politique est l'ennemie de la société.

 

C'est cette dernière idée qui ressort de la lecture. L'indifférence pour la politique telle qu'elle existe, et le sentiment profond qu'il y a "eux", les officiels, et "nous", les gens.

 

Dans ce qui commence à ressembler à une debandade, au bout d'une tornade de désindustralisation, le pays populaire, englué dans le quotidien, se débrouille en bricolant, en trichant (tout en détestant les aidés et les voleurs) et ne croit plus aux versions officielles (par exemple les diplômes). Sa vision du monde n'a pas grand chose avec le portrait qui en ressort à travers la parole légitime.

 

Le Front National, qui offre une identité de substitution à la citoyenneté, non pas vacillante comme on le dit, mais souvent disparue, y est la force la plus active et la plus respectée. Parce qu'il incarne le moyen de tout renverser. La seule digue qui retient encore les milieux populaires de se donner entièrement à l'extrême droite, c'est la conscience qu'avec une politique violente, ce serait encore plus compliqué pour tous. Mais les arguments moraux ou idéologiques n'ont pas cours. Ceux qui ont voulu propager les préjugés les plus grossiers ont gagné dans les classes populaires. Et s'appuient sur cette peur de ressembler au paria. Le sentiment de déclin est général. Et le pays se recroqueville, comme ces télés qu'on ne veut plus entendre.

 

Parfois cependant, il y a le plaisir de la vie simple. De pas grand chose. On continue à rire et à aimer. La décence ordinaire existe encore, même entre des gens censés s'entretuer (ainsi en est il à Hénin Beaumont où la violence annoncée n'est pas au rendez-vous, car l'envie même semble en manquer du côté des fascistes comme de leurs opposants). Des figures humaines parsèment le livre, marginalisées, incapables de changer quoi que ce oit, mais qui continuent leur travail, veulent rester dignes.

 

Le pays ne se comprend plus. Son image de lui-même semble difforme. Des coins tranquilles vivent dans la peur. D'autres, moins tranquilles, le paraissent et arrangent tout le monde par leur silence.

 

Au fond, même si on dit le contraire, on comprend les nécessités de survie de son voisin, on ne le repousse que pour se protéger, faute de mieux. C'est chacun pour soi, parce qu'il faut tenir. Et voila tout. Le livre apportera un démenti cinglant à tous ceux qui de manière mécaniste penseraient que les accablés deviennent à coup sûr des révolutionnaires.

 

Mais même les plaisirs simples sont rattrapés par l'esprit de normalisation (notamment dans une série d'articles étonnants sur la camargue et les dernières traces du camping sauvage). Non seulement la vie est dure, mais en plus on la complique. Au nom, certes, de principes souvent défendables, comme la protection du littoral et la sécurité. Mais à l'étouffement s'ajoute l'asphyxie.

 

Florence Aubenas n'est pas une défenseuse naive du peuple. Ni sa critique éplorée. Elle lui rend justice. Il existe. Sa vie est décrite, d'une écriture sans manières, sans effets. D'une écriture précise et d'un ton neutre, simple comme la vie de gens simples, dépouillé de tout jugement, de tout parasitage de la journaliste en son statut social. Ce réalisme là, sans esthétique projetée, est le meilleur hommage qu'on pouvait produire de la France populaire.

 

Hommage triste au final, désespérant. Bien que nous y rencontrons tant de figures qui ne veulent juste que s'en sortir, rien de plus. Sans généralement saccager la vie d'autrui, même si la violence, l'incivilité, l'irresponsabilité, imprègnent les courtes tranches de vie. Et c'est cela, sans doute, qui est un rayon de soleil sur le tableau.

 

Politiquement, qui lira ce livre puissant et simple, d'un oeil qui ne se résigne aux injustices, méditera sans doute sur l'urgence de réunifier le peuple plutôt que, par de nouveaux mécanismes censés l'aider, que de le diviser à nouveau. Car on y a pratiqué des fractures secondaires nombreuses, artificieuses, obsédantes. Ces fractures l'empêchent de lever la tête. De tenter de comprendre.

 

On ne saurait trop remercier Mme Aubenas pour sa défense, inlassable, du réel. Enfoui sous la chappe des euphémismes communicants, mais aussi des outrances grandiloquentes parfois, qui ne rendent pas compte, aussi, des ambivalences au sein du peuple.

 

 

Mon pays va mal ("En France", Florence Aubenas)
Mon pays va mal ("En France", Florence Aubenas)
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commentaires

T
Bonsoir, Florence Aubenas, j'ai lu votre livre "En France" en filigrane,comme il s'offre au lecteur quand on l'ouvre. Des chapitres courts qui racontent des histoires sociales en suspends, comme un film de Bruno Dumont ou des frères Dardenne laissant le spectateur, seul, façe à sa conscience,un certain malaise chevillé au corps, sans réponse à la fin. Chacun de ces textes, bref cliché d'une France et de français en souffrance dessine le portrait d'un pays au bord de la crise de nerf. Je vous reproche, si vous le permettez, de n'avoir pas approfondi certaines de vos enquêtes de terrain pour mieux dénoncer les situations que vous nous faites vivre, à vif, sur le mode du reportage. A titre d'exemple, je prendrai la fermeture du collège Lemière à Caen (collège côté du centre ville) page213. Vous concluez votre texte en évoquant les propos de Jean-Léonce Dupont (Président du Conseil Général) sur l'explosion du RSA, les ressources désastreuses du Département et les reproches que l'on aurait pas manqué de lui faire s'il avait fermé le collège Marcel Pagnol, situé en zep. J'ignore ce qu'il en est aujourd'hui mais si le collège a été détruit, c'est que la décision n'avait rien de social. Le-dit collège du centre ville jouxtait la gendarmerie promise à la destruction et les deux terrains réunis promettaient une juteuse opération immobilière. Vous devriez poursuivre votre enquête et nous livrer vos conclusion. En toute objectivité. Pour le reste, je m'inquiète que vos textes en apesanteur décrivant des villes, des paysages, des hommes des adolescent(e)s à la dérive ne fassent le lit du front National. A votre corps défendant j'en suis sûr.
Répondre
J
euh... mme aubenas ne lit pas ce blog je pense...

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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