Les livres de Florence Aubenas devraient être rendus obligatoires pour tous ceux qui aspirent à des responsabilités publiques au sens large, tellement ils sont salubres (non, bien entendu, quel sacrilège de parler de lecture obligatoire... même pas la lettre de Guy Moquet. La lecture est ce qui doit être radicalement libre). Ecrits avec la plus grande des bienveillances, sans la moindre trace de jugement, sans démagogie ni affectation, ils vous fouettent d'un effet de réalité qui vous poursuit longtemps.
C'était le cas de son livre sur Outreau, de son formidable voyage ethnoparticipatif dans la précarité : "le quai de Ouistreham". C'est encore le cas de son recueil d'articles publié sous le titre "En France".
Grand reporter, héritière d'un Orwell dans cette volonté d'aller se coller à la réalité, comme le grand anglais le fit en Birmanie, en Espagne, ou dans la dèche à Paris et Londres, sur le quai de Wigan (Ouistreham...), Mme Aubenas a pris souvent le premier train pour aller décrire la vie de petits groupes d'individus, pour la plupart issus de la France populaire, et de ses franges les plus en difficulté. Dans de multiples régions, aux différents poles de la vie populaire, avec une préférence pour les régions oubliées. Les communes rurales excentrées, les cités, les anciennes régions industrielles.
Le résultat est un souffle de réel salutaire.
On plonge, à travers chaque article puisé dans du temps passé auprès de ces gens, à patiemment écouter, à juste observer d'un oeil lucide, dans un pays écrasé par des soucis matériels (les fins de mois voient la circulation automobile disparaitre dans certains coins, faute d'essence) et où l'espoir collectif et individuel a disparu, ne prenant la forme que de quelques fantasmes. Des faits qui n'existent pas médiatiquement, comme la hausse du fuel, ont eu une importance immense sur la vie quotidienne et sur le plan politique.
C'est un pays déniaisé qui connait son affaire, n'a plus confiance dans ses institutions qu'il appréhende de manière hyper utilitariste, sans plus aucune illusion de réforme. Un pays qui se déchire, certes, chacun voulant ne pas ressembler à celui qui est juste en dessous, et donc le détestant, mais sans véritable haine au fond. Il y a toujours un peu de compréhension même si c'est chacun pour soi. Cette patience infinie du peuple explique aussi pourquoi nous ne sommes pas en guerre civile. C'est un pays drogué au consumérisme, à la nécessité de donner des signes aux autres, jusqu'à l'obsession. Un pays qui se sent humilié, abandonné, et où plus personne ne croit à une morale de type kantienne, chacun sachant à quoi s'en tenir avec le mensonge des paroles officielles. Le "nous les gens" perce parfois, même si les sentiments de solidarité recouvrent des périmètres de plus en plus réduits, se restreignant à la famille, à de petits groupes de relations. Un pays qui se déchire, mais qui est d'accord sur une chose : la politique est l'ennemie de la société.
C'est cette dernière idée qui ressort de la lecture. L'indifférence pour la politique telle qu'elle existe, et le sentiment profond qu'il y a "eux", les officiels, et "nous", les gens.
Dans ce qui commence à ressembler à une debandade, au bout d'une tornade de désindustralisation, le pays populaire, englué dans le quotidien, se débrouille en bricolant, en trichant (tout en détestant les aidés et les voleurs) et ne croit plus aux versions officielles (par exemple les diplômes). Sa vision du monde n'a pas grand chose avec le portrait qui en ressort à travers la parole légitime.
Le Front National, qui offre une identité de substitution à la citoyenneté, non pas vacillante comme on le dit, mais souvent disparue, y est la force la plus active et la plus respectée. Parce qu'il incarne le moyen de tout renverser. La seule digue qui retient encore les milieux populaires de se donner entièrement à l'extrême droite, c'est la conscience qu'avec une politique violente, ce serait encore plus compliqué pour tous. Mais les arguments moraux ou idéologiques n'ont pas cours. Ceux qui ont voulu propager les préjugés les plus grossiers ont gagné dans les classes populaires. Et s'appuient sur cette peur de ressembler au paria. Le sentiment de déclin est général. Et le pays se recroqueville, comme ces télés qu'on ne veut plus entendre.
Parfois cependant, il y a le plaisir de la vie simple. De pas grand chose. On continue à rire et à aimer. La décence ordinaire existe encore, même entre des gens censés s'entretuer (ainsi en est il à Hénin Beaumont où la violence annoncée n'est pas au rendez-vous, car l'envie même semble en manquer du côté des fascistes comme de leurs opposants). Des figures humaines parsèment le livre, marginalisées, incapables de changer quoi que ce oit, mais qui continuent leur travail, veulent rester dignes.
Le pays ne se comprend plus. Son image de lui-même semble difforme. Des coins tranquilles vivent dans la peur. D'autres, moins tranquilles, le paraissent et arrangent tout le monde par leur silence.
Au fond, même si on dit le contraire, on comprend les nécessités de survie de son voisin, on ne le repousse que pour se protéger, faute de mieux. C'est chacun pour soi, parce qu'il faut tenir. Et voila tout. Le livre apportera un démenti cinglant à tous ceux qui de manière mécaniste penseraient que les accablés deviennent à coup sûr des révolutionnaires.
Mais même les plaisirs simples sont rattrapés par l'esprit de normalisation (notamment dans une série d'articles étonnants sur la camargue et les dernières traces du camping sauvage). Non seulement la vie est dure, mais en plus on la complique. Au nom, certes, de principes souvent défendables, comme la protection du littoral et la sécurité. Mais à l'étouffement s'ajoute l'asphyxie.
Florence Aubenas n'est pas une défenseuse naive du peuple. Ni sa critique éplorée. Elle lui rend justice. Il existe. Sa vie est décrite, d'une écriture sans manières, sans effets. D'une écriture précise et d'un ton neutre, simple comme la vie de gens simples, dépouillé de tout jugement, de tout parasitage de la journaliste en son statut social. Ce réalisme là, sans esthétique projetée, est le meilleur hommage qu'on pouvait produire de la France populaire.
Hommage triste au final, désespérant. Bien que nous y rencontrons tant de figures qui ne veulent juste que s'en sortir, rien de plus. Sans généralement saccager la vie d'autrui, même si la violence, l'incivilité, l'irresponsabilité, imprègnent les courtes tranches de vie. Et c'est cela, sans doute, qui est un rayon de soleil sur le tableau.
Politiquement, qui lira ce livre puissant et simple, d'un oeil qui ne se résigne aux injustices, méditera sans doute sur l'urgence de réunifier le peuple plutôt que, par de nouveaux mécanismes censés l'aider, que de le diviser à nouveau. Car on y a pratiqué des fractures secondaires nombreuses, artificieuses, obsédantes. Ces fractures l'empêchent de lever la tête. De tenter de comprendre.
On ne saurait trop remercier Mme Aubenas pour sa défense, inlassable, du réel. Enfoui sous la chappe des euphémismes communicants, mais aussi des outrances grandiloquentes parfois, qui ne rendent pas compte, aussi, des ambivalences au sein du peuple.