"Ses ailes de géant l'empêchent de marcher"
La postérité de Milena Jesenska a deux sources : d'abord sa brève, chaste, épistolaire histoire d'amour incandescente avec celui dont elle fut la traductrice : Franz Kafka, qui occasionna des lettres d'amour devenues joyaux du patrimoine littéraire. Ensuite le témoignage que lu consacra Margarete Buber-Neumann, qui partagea son sort en camp de concentration. Elle l'y décrit comme un être absolument hors norme, qui par son attitude permit à nombre de ses camarades de tenir (pas elle), jusqu'à impressionner les nazis eux mêmes.
Mais cette femme fut, avant d'être communiste, dissidente très tôt (comprenant ce que signifiait l'attitude cynique de l'URSS dans la guerre d'Espagne, loin des naïvetés de son temps), et résistante, une journaliste. Très écclectique. De la chronique de mode aux conseils pratiques, en passant par des textes très personnels et des reportages politiques hyper lucides. Mme Jesenska a partagé sa vie entre Vienne et Prague, et dans "Vivre" on retrouve un choix de ses articles.
Ils se distribuent en deux parties :
-les chroniques intimes, qui sont de véritables chefs d'oeuvre littéraires, imprégnés de philosophie.
-Et les articles politiques sur la montée du nationalisme allemand dans les sudètes, puis l'enchainement dramatique qui conduit d'abord à l'annexion de la région par Hitler puis de tout le pays, les nazis entrant dans Prague. Un témoignage poignant, disséquant les mécanismes de fascisation d'un peuple (on pense aux mêmes processus identifiés au Rwanda, ou à la Bosnie, à travers cette dislocation du corps social dans un face à face dément, chacun étant sommé de choisir son camp, pseudo génétique), rageant aussi (quelle honte que ces accords de Munich qui ont vu la France abandonner la démocratie tchécoslovaque, s'abandonnant elle-même à la stratégie décidée par Hitler qui jouait sur du velours).
Les articles intimes sont magnifiques. On y trouve des impressions de ville, de cinéma, des sagesses, des réflexions flamboyantes sur l'art, des descriptions de personnages (dont l'incroyable femme de chambre de Milena Jesenska, outrée qu'on puisse lui dire qu'elle vole dans le garde manger. Cela se sait se voit mais ne doit pas se dire. Personnage digne de Kafka, ou des grands russes), des ouvertures grandioses débusquées dans le chas d'une aiguille, d'un détail quotidien. Une habitude banale prend un sens considérable, comme le fait de regarder la fenêtre :
"voir des paysages par la fenêtre signifie les connaitre doublement : par le regard et par le désir".
La parenté avec Kafka, à travers la perception de l'absurde, et l'angoisse qu'elle suscite, est fortement perceptible en ces lignes. Kafka y apparait parfois, à l'évocation d'un "ami malade". L'article, sobre, pudique, qui lui est consacré à son décès est immense. Elle y montre toute la compréhension qu'elle eut du personnage et de son génie, sans dire le connaître. Loin du snobisme des hommages contemporains.
Milena Jesenska était sans nul doute angoissée...
" les nuages de fumée s'échappent de la meule en chapelet - ma respiration se bloque, je risque d'étouffer : qui nous a condamnés à mener cette existence grotesque ? Comme pèse le poids du monde pour que tous ces êtres, englués dans leur routine, ne se révoltent pas, ne crient pas, ne soient pas pris de fureur, et qu'ils s'abstiennent même de blasphémer".
Il ne faut pas confondre cela avec la trouille. D'ailleurs les angoissés du banal font d'excellents résistants dans la guerre. Ainsi Albert Camus ou Milena J. elle-même. Enfin un sens leur est offert et ils s'y engouffrent, la réalité donnant raison à leurs craintes de toujours. Enfin ils sont d'une certaine manière rejoints par le monde entier, au diapason de leur vision tragique :
"Quelle tragédie que l'absence de tragédie ! L'inaptitude au tragique".
Ou encore :
" Vienne tue les êtres qui veulent accomplir quelque chose comme ceux qui en ont la faculté. Elle les tue parce qu'elle ne les met jamais au pied du mur".
Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, mais les gens exceptionnels ne se sentent pas à leur aise dans la banalité. Un anxieux en guerre s'en tire mieux que dans la paix nihiliste. Les articles politiques de Milena Jesenska sont d'une très grande lucidité car elle est déja dans le combat, elle est prête à affronter le nazisme. Monte peu à peu en elle un patriotisme semblable à celui d'Orwell, c'est à dire éprouvé non pas comme coappartenance à une terre et à un sang, mais comme une solidarité populaire.
Cet oeil précis est d'une immense empathie pour les humains. Peu auront parlé comme elles des réfugiés (ici les allemands antifascistes) et de leur atroce condition matérielle et morale, sur laquelle elle enquête avec un souci du détail acharché, pour rendre tout ce qu'elle dit très frappant. Déja on voit émerger l'être exceptionnel, qui a éliminé toute petitesse en elle :
"parfois il me semble que l'on devrait avoir autant honte de bonnes que de mauvaises paroles à l'adresse d'un coupable. Car les une et les autres l'excluent de la société des hommes".
La sainteté n'est pas réservée aux croyants. Ni aux chastes.
" La Jesenska", surnommée ainsi parce que se faisant remarquer à Prague depuis son adolescence par son anticonformisme le restera toute sa vie. Son père la fera même enfermer quelque temps. Pour la plier. Elle voit la vie avec un beau sens du contrecourant, de la pensée complexe : " nous avons besoin du kitsch pour le dépasser". " Se marier pour le bonheur, c'est le faire par cupidité" dit-elle. Vivre ensemble c'est déjà beaucoup demander... Alors le bonheur.. Mais c'est une anticonformiste au coeur du peuple. Une luciole très brillante dans la foule de Prague.
Une femme d'exception. A cotôyer. Pour "Vivre".