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29 décembre 2014 1 29 /12 /décembre /2014 16:37

"Ses ailes de géant l'empêchent de marcher"

 

La postérité de Milena Jesenska a deux sources : d'abord sa brève, chaste, épistolaire histoire d'amour incandescente avec celui dont elle fut la traductrice : Franz Kafka, qui occasionna des lettres d'amour devenues joyaux du patrimoine littéraire. Ensuite le témoignage que lu consacra Margarete Buber-Neumann, qui partagea son sort en camp de concentration. Elle l'y décrit comme un être absolument hors norme, qui par son attitude permit à nombre de ses camarades de tenir (pas elle), jusqu'à impressionner les nazis eux mêmes.

 

Mais cette femme fut, avant d'être communiste, dissidente très tôt (comprenant ce que signifiait l'attitude cynique de l'URSS dans la guerre d'Espagne, loin des naïvetés de son temps), et résistante, une journaliste. Très écclectique. De la chronique de mode aux conseils pratiques, en passant par des textes très personnels et des reportages politiques hyper lucides. Mme Jesenska a partagé sa vie entre Vienne et Prague, et dans "Vivre" on retrouve un choix de ses articles.

 

Ils se distribuent en deux parties :

-les chroniques intimes, qui sont de véritables chefs d'oeuvre littéraires, imprégnés de philosophie.

-Et les articles politiques sur la montée du nationalisme allemand dans les sudètes, puis l'enchainement dramatique qui conduit d'abord à l'annexion de la région par Hitler puis de tout le pays, les nazis entrant dans Prague. Un témoignage poignant, disséquant les mécanismes de fascisation d'un peuple (on pense aux mêmes processus identifiés au Rwanda, ou à la Bosnie, à travers cette dislocation du corps social dans un face à face dément, chacun étant sommé de choisir son camp, pseudo génétique),  rageant aussi (quelle honte que ces accords de Munich qui ont vu la France abandonner la démocratie tchécoslovaque, s'abandonnant elle-même à la stratégie décidée par Hitler qui jouait sur du velours).

 

Les articles intimes sont magnifiques. On y trouve des impressions de ville, de cinéma, des sagesses, des réflexions flamboyantes sur l'art, des descriptions de personnages (dont l'incroyable femme de chambre de Milena Jesenska, outrée qu'on puisse lui dire qu'elle vole dans le garde manger. Cela se sait se voit mais ne doit pas se dire. Personnage digne de Kafka, ou des grands russes), des ouvertures grandioses débusquées dans le chas d'une aiguille, d'un détail quotidien. Une habitude banale prend un sens considérable, comme le fait de regarder la fenêtre :

 

"voir des paysages par la fenêtre signifie les connaitre doublement : par le regard et par le désir".

 

La parenté avec Kafka, à travers la perception de l'absurde, et l'angoisse qu'elle suscite, est fortement perceptible en ces lignes. Kafka y apparait parfois, à l'évocation d'un "ami malade". L'article, sobre, pudique, qui lui est consacré à son décès est immense. Elle y montre toute la compréhension qu'elle eut du personnage et de son génie, sans dire le connaître. Loin du snobisme des hommages contemporains.

 

Milena Jesenska était sans nul doute angoissée...

 

" les nuages de fumée s'échappent de la meule en chapelet - ma respiration se bloque, je risque d'étouffer : qui nous a condamnés à mener cette existence grotesque ? Comme pèse le poids du monde pour que tous ces êtres, englués dans leur routine, ne se révoltent pas, ne crient pas, ne soient pas pris de fureur, et qu'ils s'abstiennent même de blasphémer".

 

Il ne faut pas confondre cela avec la trouille. D'ailleurs les angoissés du banal font d'excellents résistants dans la guerre. Ainsi Albert Camus ou Milena J. elle-même. Enfin un sens leur est offert et ils s'y engouffrent, la réalité donnant raison à leurs craintes de toujours. Enfin ils sont d'une certaine manière rejoints par le monde entier, au diapason de leur vision tragique :

 

 "Quelle tragédie que l'absence de tragédie ! L'inaptitude au tragique".

 

Ou encore :

 

" Vienne tue les êtres qui veulent accomplir quelque chose comme ceux qui en ont la faculté. Elle les tue parce qu'elle ne les met jamais au pied du mur".

 

Les gens normaux n'ont rien d'exceptionnel, mais les gens exceptionnels ne se sentent pas à leur aise dans la banalité. Un anxieux en guerre s'en tire mieux que dans la paix nihiliste. Les articles politiques de Milena Jesenska sont d'une très grande lucidité car elle est déja dans le combat, elle est prête à affronter le nazisme. Monte peu à peu en elle un patriotisme semblable à celui d'Orwell, c'est à dire éprouvé non pas comme coappartenance à une terre et à un sang, mais comme une solidarité populaire.

 

Cet oeil précis est d'une immense empathie pour les humains. Peu auront parlé comme elles des réfugiés (ici les allemands antifascistes) et de leur atroce condition matérielle et morale, sur laquelle elle enquête avec un souci du détail acharché, pour rendre tout ce qu'elle dit très frappant. Déja on voit émerger l'être exceptionnel, qui a éliminé toute petitesse en elle :

 

"parfois il me semble que l'on devrait avoir autant honte de bonnes que de mauvaises paroles à l'adresse d'un coupable. Car les une et les autres l'excluent de la société des hommes".

 

La sainteté n'est pas réservée aux croyants. Ni aux chastes.

 

" La Jesenska", surnommée ainsi parce que se faisant remarquer à Prague depuis son adolescence par son anticonformisme le restera toute sa vie. Son père la fera même enfermer quelque temps. Pour la plier. Elle voit la vie avec un beau sens du contrecourant, de la pensée complexe : " nous avons besoin du kitsch pour le dépasser". " Se marier pour le bonheur, c'est le faire par cupidité" dit-elle. Vivre ensemble c'est déjà beaucoup demander... Alors le bonheur.. Mais c'est une anticonformiste au coeur du peuple. Une luciole très brillante dans la foule de Prague.

 

Une femme d'exception. A cotôyer. Pour "Vivre".

 

 

 

Exceptionnelle ("Vivre" Milena Jesenska)
Exceptionnelle ("Vivre" Milena Jesenska)
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commentaires

F
Bonjour, je vous informe que notre spectacle "LA CHAMBRE DE MILENA" (librement inspiré de la vie et de l'oeuvre de Milena Jesenskà) se joue actuellement au Théâtre de l'Atalante à Paris (du 05 au 22 février 2016).<br /> Je me disais que cette information pouvait vous intéresser… Bien à vous.
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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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