J'éprouve comme beaucoup une certaine fascination triste pour les faits divers, inutiles, poisseux aussi, et tellement intriguants. Ils m'écoeurent mais j'ai toujours le sentiment qu'ils disent quelque chose d'essentiel. Leur caractère exceptionnel n'est pas fortuit. C'est une des raisons qui m'ont attiré autour de mes vingt ans vers les surréalistes. J'ai trouvé chez eux l'aveu de cette fascination, et une familiarité envers ma manière de ressentir ces faits. J'ai cru aussi les percevoir chez Duras, tant critiquée, qui écrivit "sublime, forcément sublime" à propos de la maman du petit Gregory.
Les éditions Jean Michel Placé éditent des anthologies surréalistes autour de thèmes. L'un d'entre eux est consacré au "Fait divers surréaliste". Le mouvement surréaliste, naissant dans les années vingt se prolonge jusqu'aux années soixante. Il est donc à cheval sur deux périodes d'approche du fait divers. Une approche au départ purement morale. L'acte est diabolique, un point c'est tout. Cette hypocrisie révulse les surréalistes, et leur réponse n'en est que plus provoquante et sans retenue. L'après guerre va voir monter les tentatives d'interprétation, sociologiques, psychologiques. Bref le fait divers apparait aussi comme symptome. Mais ce n'est pas le propos du mouvement que d'analyser. Les surréalistes proposent une autre vision des faits divers. Ils sont ailleurs. Il y a assez d'experts judiciaires, de professeurs de conduite, de démagogues flattant les peurs. Il fallait une autre perspective, celle de l'empathie furieuse et sans préalable. C'est le surréalisme qui la propose.
Ils ne concluent rien, et s'ils écoutent ce que disent les psychiatres (Lacan donne un article), ils ne décrivent pas ce qui se passe à l'intérieur du personnage, n'essaient pas forcément de comprendre l'incompréhensible, ils voient le fait troublant et choquant comme un flash. Une faille sur une réalité. Le fait divers est comme l'écriture automatique ou l'association libre. Il révèle, brutalement. Nous avons donc là des petits miracles surréalistes, bien que sordides. Des mythologies nouvelles, emportées par un romantisme échevelé. Des visions sur l'enfoui. Et surtout, ce qui me touche personnellement, des rencontres avec l'autre, dans ce qu'il a d'incompréhensible, d'étrange, et de pourtant si proche. C'est cette coincidence entre l'incommensurable et le voisinage qui est frappante.
Pour les surréalistes, ces éruptions sont héroïques à leur manière. La plupart du temps elles viennent brutalement trouer la gangue de l'ordre social, de l'oppression. Il s'agit de faits horribles mais qui sont à la mesure de l'horreur qui les inspirent. Parfois, les crimes expriment une révolte violente contre l'ordre social, qui surgit d'un seul coup; et dont le sens n'apparait même pas à l'auteur. C'est le cas avec les fameuses soeurs Papin (qui inspirèrent Genet et Chabrol), qui ne savent pas expliquer leur acte monstrueux, et coordonné. Mais si on peut donner une lecture idéologique des actes, ce n'est pas ce qui touche le plus les auteurs. Ce qui les touche, c'est la radicalité de l'expression d'une révolte, d'une liberté, qui hurle à travers l'acte. La force enfouie qu'elle révèle.
Plus encore, la discordance entre la vérité des faits et la vérité selon l'auteur du crime fascine les surréalistes. En ouvrant une béance entre des niveaux de réalité.
Le parti pris des surréalistes, c'est une solidarité d'affect avec ces auteurs de crime. Ils sont avec. Ils ne jugent pas, ni n'exonèrent (sauif exception, pour une étudiante qui avait été l'objet d'un troc sexe contre diplômes, et où les mandarins sont exonérés de culpabilité). Les suicides, ces actes incongrus, attirent particulièrement l'attention du mouvement, par la question qu'ils soulèvent et qu'ils ne cesseront d'agiter, et de résoudre parfois par le passage à l'acte comme René Crevel.
Benjamin Peret écrit : "si la vie et la mort sont toutes deux des maisons closes, il importe peu que ce soit l'une ou l'autre qu'on choisit".
Ces crimes sont l'expression violente d'une liberté irréductible. Ainsi en est il de l'"homme des bois"', parti dans le maquis pendant la guerre, jamais revenu dans la société, refusant tout ordre, rôdant, et finissant par se heurter à la police. Ainsi en est il de la meutrière Germaine Berton, qui pour Aragon est "le plus grand défi que je connaisse à l'esclavage". La parricide Violette Nozières est mise au centre d'une affiche surréaliste, entourée de tous les membres mâles du groupe. Crevel exprime son admiration en écrivant que le geste de Nozières condamne "un monde ou tout était contre l'amour". Il s'agit souvent de femmes, comme ces deux adolescentes fugueuses, fuyant l'assistance publique, vivant de leur corps, et rêvant de tout foutre en l'air. Jugées pour agression. Elles passent à l'acte contre la pourriture d'une société. Ni la morale ni l'analyse ne peuvent suffire à ces poètes qui y voient comme la confirmation de leurs intuitions libertaires. La liberté se venge, même si elle n'est pas consciente, si elle prend des détours incompréhensibles et insupportables.