Julia Kristeva, une de nos grandes intellectuelles, si discrète, munie d'un style élégant, empathique, vibrant malgré la profondeur de ses analyses, nous aide dans un essai déjà un peu ancien, "Soleil noir -dépression et mélancolie" à sortir de l'enfer des classifications (une maladie mentale nouvelle par jour, et des discussions incessantes pour se demander si l'on est face à un bipolaire ou un border line ou un "PN").
Classifications qui sont autant de niches marketing pour des spécialistes et les laboratoires, mais qui ne permettent pas forcément d'y voir clair, pour ceux qui souffrent, en les enfermant encore un petit peu plus dans l'obscurité, et dans la quête d'étiquetages pseudo rassurants, mais qui n'ouvrent pas sur le sens.
Car tout cela, toute cette souffrance qui envahit les êtres, doit bien avoir un sens. Si la chimie peut soulager, elle ne conduit pas au sens. La chimie soulage certes, et fort heureusement. Mais n'est ce pas reculer pour mieux sauter que trouver des expédients comme la traque de la bonne définition de ce que l'on vit ? Kristeva nous propose de retrouver l'essentiel du malaise. Un livre utile au moment où l'on voit déferler des portraits rassurants des propriétés ciblant "le pervers", "le harceleur", etc... Qui décrivent des attitudes, des indices, mais qui ne nous permettent pas de comprendre de quoi il s'agit pour l'humaine condition.
Kristeva revient à la racine de ce qu'est la dépression, peu importe ses manifestations : la mélancolie, l'angoisse, l'alternance de phases maniaques et désespérées. Comme on l'a vu dans ce blog avec Alain Erhenberg ("La société du malaise"), la psychanalyse voyait au départ la névrose comme une agressivité portée sur un objet. Mais c'était le temps du surmoi trop fort qui avait été subi. Aujourd'hui, le dépressif qui vient en cure n'en veut à personne, n'a pas d'ennemi. Il se sent vide, carencé, et non lésé comme autrefois dans une société autoritaire. Il se sent vide, car abandonné.
La dépression c'est d'abord "la perte". La perte de "la Chose". C'est à dire de la fusion initiale. Celle que l'on vécut avant la consolidation du Moi. Dans l'utérus et dans les premiers mois de la vie. Le dépressif est le fils d'un deuil inaccompli. Pour un certain nombre de raisons, par exemple une sur protection, un sur investissement, d'avoir été considéré comme "prothèse narcissique" parentale, le sujet ne s'est pas remis d'avoir quitté la Chose. La tristesse lui tient leu d'enveloppe substitutive lui permettant du moins de maintenir l'unité du Moi. Le mélancolique quand il dessine, a tendance à produire de l'abstrait clivé, témoignant de son deuil de l'unité psychique.
Celui qui n'a pas accompli, par l'entrée dans le monde symbolique, la rupture avec la chose, vivra tout comme une réminiscence de cette séparation qui le domine. Il ne pourra pas être, et c'est l'Etre qui lui échappera. Ainsi Kristeva voit le dépressif comme un athée radical. Ce morose ne peut pas considérer de transcendance, puisqu'il porte inévitablement le cercueil de sa propre transcendance. La recherche de la Chose ne peut que le conduire qu'à l'échec. Il ne la retrouvera pas, évidemment.
La manière de sortir de la Chose, pour cette héritière de Lacan, c'est le langage, le signifiant. Le dépressif déprécie le langage. Il le considère comme une ruine. Il ne croit pas au langage. Ainsi est il fréquemment hyper lucide, capable même de prouesses cognitives. il ne croit pas à la parole au fond et donc a recours à un langage arbitraire, ou bien à une volonté de maitrise absolue et à la soif du savoir. Mais il n'adhère pas au symbolique du langage. Le thérapeute va s'efforcer de l'y aider.
La voie pour le mélancolique, c'est la sublimation. La beauté. La prosodie qui permet de jouer avec la chose, de créer plutôt que de contempler le néant où nous a laissé la perte de la Chose. La découverte de la pluralité du sens, et donc de l'utilité du symbolique.
Kristeva propose ainsi une série d'explorations de cette sublimation. L'art religieux, avec un tableau, le Christ de Holbein. Ce Jésus magnifiquement cathartique, qui dit "Père, pourquoi m'as tu abandonné ?" (le christianisme a réussi parce qu'il était formidablement doué psychologiquement). Nerval et son "Desdichado", c'est à dire le "déshérité". Dostoïevski et l'économie psychique du pardon. Car une solution, aussi, est le pardon. Duras, et sa littérature sans aucune torsion de sens, à fleur de douleur, où la ruine du langage est manifestée par les personnages. On ne peut pas parler d'Hiroshima, on ne peut que parler de l'impossibilité de parler d'Hiroshima. Qu'est ce qui nous émeut chez les personnages de Duras si ce ne sont ces phrases elliptiques, cette reconnaissance de l'impossible parole ? Et la tristesse qui s'en écoule.
Sublimons alors. Puisqu'il en est encore temps.