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11 janvier 2015 7 11 /01 /janvier /2015 13:04
"Pronostic de vie très réservé" ("Le capitalisme a t-il un avenir ?" - collectif)
"Pronostic de vie très réservé" ("Le capitalisme a t-il un avenir ?" - collectif)

La vie est égrénée de deuils. Les générations vivant aujourd'hui auront connu, comme les précédentes depuis l'accélération de l'Histoire qui commence avec la Révolution française, bien des tournants. Nous avions cru que Dieu était mort, et son cadavre bouge sacrément. André Gorz a écrit ses "adieux au prolétariat", puis nous avons dit adieu au communisme qui occupait la moitié de la planète, au socialisme démocratique, à la social démocratie elle-même, bientôt au social libéralisme dont la prothèse sociale est difficilement cernable, et désormais, alors que la chute du mur de Berlin a 25 ans, on voit de plus en plus émerger l'hypothèse d'une fin prochaine du capitalisme, notre mode de production depuis 500 ans. De plus en plus de livres évoquent la "crise" actuelle, qui dure depuis trente ans.... Comme une phase terminale, dont le choc de 2008 a été un soubresaut annonciateur, de Jeremy Rifkin, à la réédition des écrits de Schumpeter à ce propos, jusqu'au livre collectif de très haut niveau ici évoqué.

 

"Le capitalisme a t-il un avenir ?", est notamment signé par le grand continuateur de Fernand Braudel qu'est Immanuel Wallerstein, par Randall Collins, deux penseurs avec d'autres du temps long, des macro formations historiques, qui passèrent pour des hurluberlus quand ils prédirent la chute imminente de l'URSS alors que Rocky 4 mettait en scène la grande menace rouge et que Reagan promettait que sa guerre des étoiles nous protègerait de l'hubris soviétique.

 

Dans cet ouvrage, au terme duquel on se dit que l'an 2000 n'était pas forcément le grand tournant temporel auquel on aura assisté, 5 penseurs d'inspiration weberienne, marxiste, ou inspiré par l'école historique des Annalles (chercher dans le temps long, les structures) débattent de la possibilité ou non (factuellement, non moralement) pour le capitalisme de survivre à ce siècle, avec des désaccords. Certains pensant que le modèle est condamné en bloc, d'autres considérant qu'il peut survivre au prix de profonds bouleversements. Ou en tout cas que sa disparition ne peut pas s'imaginer comme le passage d'un "étant" au "néant", mais plutôt comme une reconfiguration, une perte d'influence, une réinvention, un changement de statut dans ce monde.

 

Le capitalisme a certes démontré sa plasticité. Mais force est de constater que son coeur est le même, par définition, et qu'il a tendance quoi qu'il en soit a aller dans la même direction, certaines circonstances étant surmontées.

 

Le capitalisme, en tant que "configuration historique spécifique des rapports marchands et des structures étatiques au sein de laquelle l'obtention d'un gain économique privé par tous les moyens, ou presque, est un objectif primordial et la mesure de tout succès" semble se heurter sérieusement à ses limites et contradictions, autrefois déjà pointées par la critique (Marx d'abord). On y est. Tous les systèmes ont une durée de vie, et il n'y aucune raison pour que celui-ci soit immortel.

 

Wallerstein est le plus catégorique sans doute sur son pronostic. Il date même la mort du capitalisme au milieu du siècle. Il s'appuie sur une lecture de l'Histoire organisée en cycles. Dont deux grands types : les cycles économiques de long terme (les fameux Kondratieff), et les cycles d'hégémonie politico économiques, qui voient un Etat dominer le monde et imposer un ordre nécessaire au bon déroulement de l'accumulation. Ces cycles ne se superposent pas toujours et leur point de départ ne correspond pas à leur point d'arrivée. Mais ce sont des tendances lourdes. Il se trouve que la dernière grande phase de croissance économique s'est arrêtée au moment même où l'hégémonie américaine a commencé à décliner, dans les années 70.

 

La fin des terrains d'accumulation

 

Pour accumuler, il faut du monopole. Lorsque c'est le cas, s'ensuivent des phases de croissance. Mais ces avantages s'érodent. Alors les options sont connues : délocalisation, pression sur les salaires, financiarisation improductive mais enrichissante. Tous ces expédients épuisent la demande économique, et le capitalisme ne s'en est sorti que par des nouveaux cycles d'innovation, de nouveaux monopoles...

 

La stratégie de délocalisation (Rosa Luxembourg parlait d'impérialisme comme principal vecteur de l'accumulation du capital, déjà), atteint ses limites, après 500 ans de mondialisation. Une autre stratégie a été de créer un matelas de classes intermédiaires permettant de stabiliser politiquement les sociétés, mais cela est coûteux et remis en cause. Enfin, le capital externalise les coûts : sur les Etats, qui atteignent aussi leurs limites, pressurés qu'ils sont, par une triple pression à la dette, à la baisse des impôts, et à la prise en charge des externalités du capital ; mais aussi sur la nature, jusqu'à un niveau devenu déjà insupportable.

 

L'accumulation s'est recentrée sur la spéculation, articulée à la consommation par l'endettement. Mais cette ancienne pratique est elle aussi confrontée à ses limites. Comme 2008 l'a montré.

 

L'accumulation du capital va donc devenir de fait impossible, et le système pris en étau. La solution sera inévitablement de sortir du modèle.

 

Les robots, peloton d'exécution du capital

 

Randall Collins est tout aussi certain de la fin du capitalisme, mais il insiste pour sa part sur la productivité. Ce que Marx avait prévu, à savoir la formation d'une immense armée de réserve intenable, pour surmonter la baisse du taux de profit, a été certes évité par la formation d'une société de services se substituant à la classe ouvrière dépecée, mais désormais le chômage technologique attaque frontalement une société où les services représentent trois quarts de la population active. L'automatisation va frapper partout, car elle est le moyen d'accumuler. Des taux de chômage jamais vus sont prévisibles, jusqu'à 50 %. On voit en Espagne ce que donne politiquement un taux à 25 %, avec l'émergence de Podemos, et on assiste à la même chose en Grèce.

 

Les conséquences seront immenses. Certes, il existe des "soupapes" : l'innovation crée aussi des emplois, mais pas assez, et trop faiblement rémunérés. Il n'y aura plus personne pour acheter les gadgets nouveaux, et les conditions de mise en concurrence des classes moyennes dans le monde disparaissent du fait d'une homogénéïsation des modes de vie. Le méta marché financier a beau accumuler des strates, il n'aboutit qu'à des corrections (des krachs) de plus en plus dévastateurs.

 

Il y a évidemment une hypothèse keynésienne. Collins considère que l'inflation éducative (dévalorisant les diplômes, suscitant une immense frustration) est un interventionnisme déguisé, légitimé par les valeurs éducatives (non contradictoires avec le libéralisme théoriquement) permettant de sortir du marché du travail autant de monde que possible (les étudiants et les profs). Mais cette stratégie est intenable car limitée et son financement est évidemment reporté sur la société, puis sur les étudiants. La dette étudiante n'est pas illimitée.

 

Le keynésiannisme militaire, lui-même menacé par la robotisation, produit de la guerre, et les révolutions viennent des guerres.

 

La RTT est une solution, mais au bout d'un moment elle est contradictoire avec l'accumulation capitaliste et crée la nécessité de la rupture.

 

Pour Collins, la crise écologique viendra après la crise déclenchée par le chômage technologique, elle la percutera et signera la fin du mode de production.

 

Une dose de scepticisme

 

Michael Mann apporte son scepticisme pour nuancer ces appréciations. Il insiste sur la complexité du monde. Le développement du capitalisme est à mettre en relation avec les guerres, les idéologies, les Etats, les décisions. Les différences régionales ne sont pas à sous estimer. Le capitalisme n'est pas si unifié qu'il le paraît théoriquement, sa mort ne peut donc pas être envisagée comme celle d'un corps unique.

 

Revenant sur les crises de 1929 et de 2008, Mann dessine les crises comme des processus à chaque fois uniques, des "effets en cascade", où les décisions politiques ont une réelle importance. Aussi, on ne peut pas prédire ce qui ressortira des prochaines crises.

 

A la limite du monde que pointe Wallerstein, Mann oppose le fait que nombre de contrées peuvent encore entrer dans le jeu capitaliste, ce qui retardera le processus. L'afrique par exemple.

 

Et rien ne dit que le capitalisme, certes entré dans une phase de stagnation, ne puisse survivre sous cette forme. Après tout il a vécu comme tel pendant longtemps, avant la révolution industrielle.

 

Il y a aussi des facteurs idéologiques, à savoir le souvenir des expériences calamiteuses de sortie du capitalisme au XXeme siècle.

 

La guerre, en russie et en chine, ont été les déclencheurs de la révolution. Et l'équilibre nucléaire semble garantir un état de paix au centre du système monde.

 

Cependant, même le sceptique souligne que deux facteurs peuvent conduire à la disparition rapide du capitalisme : une guerre nucléaire due à la prolifération, aux effets déstabilisants, et le changement climatique. Il est évident que pour sauver la planète, on doive "déconnecter la société de la logique implacable du profit". Et cela, c'est nécessairement porter un coup mortel à l'accumulation privée.

 

Craig Calhoun abonde dans le sens sceptique ici exposé. Il voit plutôt un capitalisme concurrencé par d'autres formes en essor, plutôt qu'en disparition. Ces formes diverses, de la coopération à l'économie informelle voire aux mafias, sont déjà là.

 

Le système capitaliste ne peut pas être comparé à l'URSS. La chute de l'URSS est avant tout celle d'une institution : le parti Etat. Le capitalisme ne peut pas être saisi de la sorte. Même l'Empire romain, pourtant de nature institutionnelle, a mis deux cents ans à s'effacer.

 

Les années folles, c'est maintenant

 

Malgré leur désaccord, les auteurs s'accordent sur la grande fragilité de l'accumulation capitaliste, sur la probable fin de l'hégémonie d'un seul Etat. Nous entrons donc dans une phase historique hautement incertaine. Les soubresauts dus à l'environnement dégradé ne sont pas une hypothèse mais une certitude dont nous ne connaissons pas l'ampleur.

 

Faut il être optimiste ou pessimiste ? Ca dépend d'abord de ce que l'on croit plus largement. Si l'on pense que seul l'intérêt égoïste est un moteur, alors on peut s'inquiéter. Car à quel funeste sort serait livrée une humanité incapable de dépasser ce modèle, de lui trouver un successeur cohérent ?

 

L'humanité va de toute façon devoir poser la question de l'internalisation des coûts sociaux et environnementaux de son économie. Elle ne peut plus laisser un mode de production le rejeter sur la société et la nature, sous peine de voir la cité des hommes partir en charpie. Dire cela, c'est accepter de regarder en face la question de la nécessité de dépasser le capitalisme.

 

Le livre veut finir sur une lumière. "Nos espoirs découlent de l'observation théoriquement fondée que la réaction de l'humanité aux grandes crises structurelles du passé est souvent passée par la construction d'institutions collectives plus amples et qualitativement nouvelles".

 

Lucidité rimera en tout cas, de manière contre intuitive mais décisive, avec radicalité.

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commentaires

N
Merci pour le résumé de cette somme et pour votre article, dont j'aime particulièrement la conclusion.. "Sur une lucidité qui se doit d'être radicale" Entièrement d'accord. Car c'est justement le génie du capitalisme de réussir depuis tant de décennies à récupérer à peu près toute forme de contestation marquante, la digérer et la restituer sous la forme d'un nouveau marché.. Ainsi par exemple avoir réussi en partie à transformer la critique "écologique" radicale et les questions qu'elle soulève en une nouvelle déclinaison d'offre commerciale "verte".. Des solutions alternatives existent certes, mais je crois qu'avant toute action, la première est sûrement de se "décoloniser l'imaginaire" comme dirait S. Latouche. (et bien d'autres avant lui).<br /> Et c'est une tâche plus ardue qu'il n'y paraît.. Mais la dimension un peu absente dans ces constats à mes yeux en tout cas est de cantonner la technique à un rôle subalterne (à la réserve notable de n'avoir pas lu l'ouvrage cité) . Cette technique qui pourtant n'est plus une finalité ni un moyen mais devient le propre moteur de notre monde moderne. Ainsi, si je plussoie avec vous sur "la nécessité de dépasser le capitalisme", l'avenir de l'humanité passera aussi à mon sens par le dépassement de l'illusion de toute puissance que cristallise l'attrait démesuré de l'Homme pour la technologie. Jacques Ellul entre autres l'avait remarquablement analysé. <br /> Sinon, votre blog est tout simplement une petite oasis au milieu du Web et je vous suis reconnaissant pour le remarquable "travail"fourni, c'est très précieux. Au plaisir de vous lire !
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J
merci beaucoup. C'est intéressant votre ref à Ellul oui. Ca fait longtemps que j'ai ecrit cet article mais c abordé dans le livre je crois a travers l'enjeu de l'automation

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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