Et si je n'avais pas lu Machiavel, Cicéron ou Thierry Jonquet ?
Et si je n'avais pas lu " de la beauté" de Zadie Smith, aurais'je compris qu'il est si difficile d'être soi, pour tant d'entre nous ?
Si je n'avais pas lu Proust, et méprisé autant qu'aimé Swann sous les fenêtres d'Odette, aurais-je su avec autant de certitude que la jalousie est une folie partagée ?
Si je n'avais pas lu le 18 brumaire de Marx, aurais- je senti cette liaison essentielle entre les bulles de la vie sociale et les profondeurs du monde ?
Aurais-je éprouvé sans Marguerite Duras et ses petits verres de campari, le fait que ce n'était pas seulement pour moi que les vacances ne résolvaient rien ?
Aurais-je regardé une église de la même manière, avec un sourire intérieur, si je n'avais pas lu "Le Nom de la Rose "?
Et aurais-je été averti que les monstres étaient partout sans Mme Arendt ?
Sans Baruch Spinoza et son allégorie du serpent, en serais-je resté à réfléchir avec des mots traités comme des évidences ?
Sans "les naufragés" de Patrick Declerck, aurais-je été porté à introduire un peu plus de décence dans mon travail ?
Sans le "malaise dans la civilisation", m'en serais-je tenu à de la naïveté rousseauiste ?
Sans Rimbaud, aurais-je su que l'émerveillement était à portée ?
Sans Kafka aurais-je su que la métaphysique logeait dans un simple couloir ?
Sans David Rousset et "les jours de notre mort", aurais je touché que le pire et le meilleur sont siamois ?
Sans Michel Houellebecq, est ce que j'aurais réfléchi à l'ambivalence de la libération ?
Sans Franz Fanon m'eut-il été possible de résister à la violence de certains moments professionnels sans briser mes précieuses boussoles ?
Sans Lizbeth Salander dans "Millenium", aurais je pu encore croire à la victoire contre le mal ?
Sans Cervantès, aurais-je croisé l'idée que l'Homme est de son temps ?
Sans René Char aurais je compris l'infinie puissance des phrases, aurais-je eu envie de Provence, simplement ?
Sans Julien Gracq aurais-je pu éprouver que contempler et penser, ça peut être la même chose ?
Sans Aragon, Paris aurait-elle eu le même goût pour mon âme ?
Sans Baudelaire verrais-je de la même manière une lumière tamisée le soir ?
Sans Irène Nemirovsky aurais je sauvegardé en moi aussi aisément l'attachement viscéral à un certain moralisme ?
Sans "le ghetto français" d'Eric Maurin, aurais-je gardé mon admiration pour l'idée de "la distinction" que j'avais aimée; étudiant.
Sans "ma vie" de Léon Trotsky, aurais-je osé écrire des textes sans peur ?
Sans Gabriel Garcia Marquez, quelle idée faiblarde aurais-je développé à propos du Temps ?
Sans Froissard et ceux qui le citent aurais-je aimé le Moyen-âge ?
Sans la biographie de Che Guevara de Pierre Kalfon, serait-il resté une figure mythique mais étrangère ?
Sans Max Weber, et son "éthique protestante et l'esprit du capitalisme" aurais-je pu me demander ce qui précédait quoi ?
Sans Fernand Braudel, et un tout petit livre de cent pages, aurais-je cédé à l'idée d'un monde fini ?
Sans "la nausée", est-ce que l'inquiétante étrangeté n'aurait pas été plus inquiétante encore ?
Sans Annie Ernaux, aurais-je trouvé, avec réconfort, toute la justification d'une certaine colère ?
Sans Bret Easton Ellis, aurais-je entrevu l'immense renouvellement possible de la création littéraire ?
Sans ne rien comprendre à Bataille, aurais-je été un peu moins humble encore ?
Sans lire "la défaite de la pensée" de Finkielkraut, aurais-je été capable de penser qu'il avait tort ?
Sans "petite poucette" de Michel Serres, serais-je conforté dans de difficiles intuitions ?
Sans "Génération" d'Hamon et Rotman, aurais-je perçu d'où je venais ?
Sans Arthur Koestler, aurais-je douté autant qu'il était nécessaire pour avancer ?
Sans "le talon de fer" de Jack London aurais-je risqué le scepticisme et ses abîmes ?
Sans "le pigeon" de Suskind, l'absurde aurait-il eu toute mon attention ?
Sans Platon serait-il possible un instant de penser l'amour ?
Sans "le bébé" de Marie Darrieussecq, la paternité des premiers temps aurait-elle été aussi magique ?
Sans "le crépuscule des idoles", serais-je totalement perdu dans mon époque ? Le ressentiment, l'aurais-je discerné autour de moi ?
Sans "les choses" de Georges Perec, aurais-je pu regarder en face un certain ennui ?
Sans doute que non. A quoi bon ? A rien de précis. Il faut bien vivre, non ?