C’est le livre dont on parle, « Confiteor » de Jaume Cabre, monument de 800 pages, d’une densité rare. Un grand roman. Un très grand. Mais je me demandais ce qui manque à ce roman catalan pour entrer dans l’Olympe. J’y reviendrai peut-être.
Difficile de synthétiser une telle profusion narrative, surtout sans « spoiler ». L’auteur ouvre, comme dans tout grand roman, une diversité de chemins, qui s’entrecroisent, comme dans l’esprit du narrateur, Adria Ardevol, qui écrit dans l’urgence, frénétiquement.
Il s’agit d’une confession à maints égards déchirante d’un homme sans Dieu, que la conscience du mal rend irrémédiablement athée, en même temps que la fascination totale pour la capacité créative de l’Humanité. La question de Dieu est vite réglée quand Adria découvre de quoi sont capables les artistes et écrivains. On n’a plus besoin de lui.
Il décide, devenu âgé, avant de perdre l’esprit comme les médecins lui prédisent, de raconter sa vie entière à la femme de sa vie, Sara. En ne dissimulant plus rien, lui qui a toujours eu du mal à dire la vérité, préférant parfois l’omission, ne voulant pas affronter les démons mais s’ébattre dans l’esthétique, échappant à la fois au désir d’une vie qu’on aurait décidée à sa place, mais aussi au passé dont il ne se veut pas comptable, jusqu’à en oublier ce qu’il a pu entendre, enfant, caché derrière un divan.
L’autre grand personnage du roman est un violon. Un instrument d’une valeur inestimable, datant du 17eme siècle. Les nombreux passages évoquant ce violon, sa conception, ceux qui l’essaient et le touchent, sont très beaux. Lorsqu’on évoque le bois, le violon qu’ « on fait sonner ». Il ressemble à un véritable être vivant. C’est le parcours stupéfiant de cet objet qui donnera corps à l’obsession montante d’Adria : le Mal. Pourquoi le Mal ? Il ne saura pas y répondre. Mais il nous dira, d’une certaine manière ce qui peut permettre de nous en sauver autant que se peut : l’amour, l’amitié, l’art. La musique, les fusains de Sara, et l’immense bibliothèque d’Adria, celui qui choisit comme projet dans la vie de tout savoir. Il y a aussi, thèmes très présents dans « confiteor », le pardon et la réparation.
Autour de ce violon vont se nouer les fils joliment sertis agités par l’écrivain, mais encore la convoitise et l’aspiration à la beauté, qui se livrent une lutte toujours de retour. La construction de ce roman est ahurissante de complexité et on reste pantois devant un tel échafaudage créatif ; mais peu à peu tout s’ordonne, comme pour enfin livrer, pour celle qui reçoit ce livre comme pour nous, un effet de vérité riche d’émotion.
Adria est un enfant surdoué. Il souffre de se sentir l’objet d’un désir parental implacable, et de ne pas être aimé en lui-même, mais pour ses promesses. Son père en particulier, exige de lui la perfection, avec la complicité distante de sa mère. Quand il s’agit de parler un nombre démentiel de langues, cela convient à Adria, qui les apprend comme on reprend des chansons. Mais pas quand il s’agit de devenir le plus grand violoniste de son temps. C’est le violon, d’un mal sortant le bien (ce qui est aussi une cause première de nos difficultés à en terminer avec le Mal) qui le lie d’une amitié pour la vie avec Bernat, qui deviendra musicien, lui. C’est un très beau roman sur l’amitié, ses difficultés et ses preuves, sa solidité à toutes épreuves possible, même si une vie impose bien des contorsions et des coups de canif. C’est un livre qui nous parle de la différence entre l’authenticité et la vérité, aussi. Au passage, l’auteur inclut dans le roman une relation précieuse entre Adria et deux « objets transitionnels » comme disent les pédopsys, qu’adulte le Professeur Ardevol ne lâchera pas pour autant.
Et puis il y a le grand amour, celui de Sara . Difficile, tragique parfois. Car l’amour n’échappe pas à l’Histoire qui nous traine aux basques. L’amour ne peut s’extraire du devenir historique et d’un passé qui ne saurait passer. L’amour n’échappe pas aux dilemmes, ce qui est un thème éternel des amants de Vérone à Corneille. Mais le roman sait tout cela et ne se contenterait pas de nous offrir une issue classiquement romantique. L’amour lui aussi est traqué par le Mal, qui revient, sans cesse, sous des formes renaissantes, de l’Inquisition espagnole aux expériences immondes des médecins d’Auschwitz, que Jaume Cabre a osé affronter très directement, avec succès, de sa plume. Nous sommes tous les enfants de ce passé, et le refouler ne nous expose qu’au retour du refoulé. Douloureux.
C’est un homme pressé de tout écrire avant de sombrer dans la nuit de l’oubli, qui rédige ses mémoires sincères adressés à l’être aimé. Tout s’y bouscule, et nous plongeons au cœur d’un cerveau puissant, alimenté d’une culture inépuisable, aussi bien abstraite que charnelle (Adria est musicien et grand professeur d’Histoire des idées) qui commence à lutter avec ses propres faiblesses.
La grande originalité du roman est son mode narratif audacieux, qui rend compte de la bataille menée contre le temps par le narrateur. L’écrivain a osé passer d’une époque à l’autre, du réel à l’imaginaire, en plein milieu d’une phrase, superposant les temporalités et les personnages, et pas seulement d’un chapitre à l’autre. Il use constamment de ces déroutants procédés (que je ne me souviens pas d’avoir trouvés ailleurs), mais qui ont un sens dans le roman, et ne ressortent pas de pur jeu littéraire. C’est exigeant pour le lecteur mais celui-ci garde le fil grâce à la virtuosité du style, à sa limpidité qui vient comme pour adoucir ce qui est imposé. L’on comprend un peu cette puissance intellectuelle d’un homme pressé, dont les souvenirs se percutent, qui mélange ses feuillets, et qui a constamment opéré des liens. On ne sait pas toujours (le sait-il lui-même ?) s’il imagine, reprend d’un mythe, ou raconte ce qu’il a appris du passé : le parcours du violon, le passé trouble de son père, antiquaire qui a usé de méthodes poisseuses, en particulier pendant la guerre, et dont il est qu’il le veuille ou non l’héritier. J’ai pensé, pour la profusion de mémoire, à « la mystérieuse flamme de la reine Loana » d’Eco, et pour le rapport au père à la lettre de Gunther Anders au descendant d’Eichmann.
Et finalement tout cela consistait à dire « je t’aime ». Un je t’aime sincère de huit cents pages. Mais c’est toute l’histoire de la parole d’amour que de parvenir à renaître, à se développer, comme une immense forêt nourricière.
J’ai dit, en commençant à écrire que « confiteor » ne siègera peut-être pas dans l’Olympe du roman. Même si personne n’en détient les clés, de cet Olympe. Pourquoi donc ? J’ai du mal à le cerner à vrai dire. Mais il me semble, tout de même, que ce qui différencie un grand roman d’un roman éternel, c’est la profondeur métaphysique. C’est ce qui sépare Jaume Cabré, ici de Kafka. Je pourrais aussi évoquer quelques autres breloques : un peu de sentimentalisme, une tendance à l’érudition parfois sans grande utilité, ou à cette manie qu’ont aujourd’hui les écrivains de parler de bons vins, flattant le goût des bonnes choses (dans mon agglomération il y avait un festival des livres et du vin). Cet épicurisme-là , un peu plaqué, n’a jamais trop convenu au lecteur que je suis .
Mais chacun ses aspirations. Confiteor.