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17 février 2015 2 17 /02 /février /2015 23:03
Malgré le Mal ("Confiteor", Jaume Cabre)
Malgré le Mal ("Confiteor", Jaume Cabre)

C’est le livre dont on parle, « Confiteor » de Jaume Cabre, monument de 800 pages, d’une densité rare. Un grand roman. Un très grand. Mais je me demandais ce qui manque à ce roman catalan pour entrer dans l’Olympe. J’y reviendrai peut-être.

 

Difficile de synthétiser une telle profusion narrative, surtout sans « spoiler ». L’auteur ouvre, comme dans tout grand roman, une diversité de chemins, qui s’entrecroisent, comme dans l’esprit du narrateur, Adria Ardevol, qui écrit dans l’urgence, frénétiquement.

 

Il s’agit d’une confession à maints égards déchirante d’un homme sans Dieu, que la conscience du mal rend irrémédiablement athée, en même temps que la fascination totale pour la capacité créative de l’Humanité. La question de Dieu est vite réglée quand Adria découvre de quoi sont capables les artistes et écrivains. On n’a plus besoin de lui.

 

Il décide, devenu âgé, avant de perdre l’esprit comme les médecins lui prédisent, de raconter sa vie entière à la femme de sa vie, Sara. En ne dissimulant plus rien, lui qui a toujours eu du mal à dire la vérité, préférant parfois l’omission, ne voulant pas affronter les démons mais s’ébattre dans l’esthétique, échappant à la fois au désir d’une vie qu’on aurait décidée à sa place, mais aussi au passé dont il ne se veut pas comptable, jusqu’à en oublier ce qu’il a pu entendre, enfant, caché derrière un divan.

 

L’autre grand personnage du roman est un violon. Un instrument d’une valeur inestimable, datant du 17eme siècle. Les nombreux passages évoquant ce violon, sa conception, ceux qui l’essaient et le touchent, sont très beaux. Lorsqu’on évoque le bois, le violon qu’ « on fait sonner ». Il ressemble à un véritable être vivant. C’est le parcours stupéfiant de cet objet qui donnera corps à l’obsession montante d’Adria : le Mal. Pourquoi le Mal ? Il ne saura pas y répondre. Mais il nous dira, d’une certaine manière ce qui peut permettre de nous en sauver autant que se peut : l’amour, l’amitié, l’art. La musique, les fusains de Sara, et l’immense bibliothèque d’Adria, celui qui choisit comme projet dans la vie de tout savoir. Il y a aussi, thèmes très présents dans « confiteor », le pardon et la réparation.

 

Autour de ce violon vont se nouer les fils joliment sertis agités par l’écrivain, mais encore la convoitise et l’aspiration à la beauté, qui se livrent une lutte toujours de retour. La construction de ce roman est ahurissante de complexité et on reste pantois devant un tel échafaudage créatif ; mais peu à peu tout s’ordonne, comme pour enfin livrer, pour celle qui reçoit ce livre comme pour nous, un effet de vérité riche d’émotion.

 

Adria est un enfant surdoué. Il souffre de se sentir l’objet d’un désir parental implacable, et de ne pas être aimé en lui-même, mais pour ses promesses. Son père en particulier, exige de lui la perfection, avec la complicité distante de sa mère. Quand il s’agit de parler un nombre démentiel de langues, cela convient à Adria, qui les apprend comme on reprend des chansons. Mais pas quand il s’agit de devenir le plus grand violoniste de son temps. C’est le violon, d’un mal sortant le bien (ce qui est aussi une cause première de nos difficultés à en terminer avec le Mal) qui le lie d’une amitié pour la vie avec Bernat, qui deviendra musicien, lui. C’est un très beau roman sur l’amitié, ses difficultés et ses preuves, sa solidité à toutes épreuves possible, même si une vie impose bien des contorsions et des coups de canif. C’est un livre qui nous parle de la différence entre l’authenticité et la vérité, aussi. Au passage, l’auteur inclut dans le roman une relation précieuse entre Adria et deux « objets transitionnels » comme disent les pédopsys, qu’adulte le Professeur Ardevol ne lâchera pas pour autant.

 

Et puis il y a le grand amour, celui de Sara . Difficile, tragique parfois. Car l’amour n’échappe pas à l’Histoire qui nous traine aux basques. L’amour ne peut s’extraire du devenir historique et d’un passé qui ne saurait passer. L’amour n’échappe pas aux dilemmes, ce qui est un thème éternel des amants de Vérone à Corneille. Mais le roman sait tout cela et ne se contenterait pas de nous offrir une issue classiquement romantique. L’amour lui aussi est traqué par le Mal, qui revient, sans cesse, sous des formes renaissantes, de l’Inquisition espagnole  aux expériences immondes des médecins d’Auschwitz, que Jaume Cabre a osé affronter très directement, avec succès, de sa plume. Nous sommes tous les enfants de ce passé, et le refouler ne nous expose qu’au retour du refoulé. Douloureux.

 

C’est un homme pressé de tout écrire avant de sombrer dans la nuit de l’oubli, qui rédige ses mémoires sincères adressés à l’être aimé. Tout s’y bouscule, et nous plongeons au cœur d’un cerveau puissant, alimenté d’une culture inépuisable, aussi bien abstraite que charnelle (Adria est musicien et grand professeur d’Histoire des idées) qui commence à lutter avec ses propres faiblesses.

 

La grande originalité du roman est son mode narratif audacieux, qui rend compte de la bataille menée contre le temps par le narrateur. L’écrivain a osé passer d’une époque à l’autre, du réel à l’imaginaire, en plein milieu d’une phrase, superposant les temporalités et les personnages, et pas seulement d’un chapitre à l’autre. Il use constamment de ces déroutants procédés (que je ne me souviens pas d’avoir trouvés ailleurs), mais qui ont un sens dans le roman, et ne ressortent pas de pur jeu littéraire. C’est exigeant pour le lecteur mais celui-ci garde le fil grâce à la virtuosité du style, à sa limpidité qui vient comme pour adoucir ce qui est imposé. L’on comprend un peu cette puissance intellectuelle d’un homme pressé, dont les souvenirs se percutent, qui mélange ses feuillets, et qui a constamment opéré des liens. On ne sait pas toujours (le sait-il lui-même ?) s’il imagine, reprend d’un mythe, ou raconte ce qu’il a appris du passé : le parcours du violon, le passé trouble de son père, antiquaire qui a usé de méthodes poisseuses, en particulier pendant la guerre, et dont il est qu’il le veuille ou non l’héritier. J’ai pensé, pour la profusion de mémoire, à « la mystérieuse flamme de la reine Loana » d’Eco, et pour le rapport au père à la lettre de Gunther Anders au descendant d’Eichmann.

 

Et finalement tout cela consistait à dire « je t’aime ». Un je t’aime sincère de huit cents pages. Mais c’est toute l’histoire de la parole d’amour que de parvenir à renaître, à se développer, comme une immense forêt nourricière.

 

J’ai dit, en commençant à écrire que « confiteor » ne siègera peut-être pas dans l’Olympe du roman. Même si personne n’en détient les clés, de cet Olympe. Pourquoi donc ? J’ai du mal à le cerner à vrai dire. Mais il me semble, tout de même, que ce qui différencie un grand roman d’un roman éternel, c’est la profondeur métaphysique. C’est ce qui sépare Jaume Cabré, ici de Kafka. Je pourrais aussi évoquer quelques autres breloques : un peu de sentimentalisme, une tendance à l’érudition parfois sans grande utilité, ou à cette manie qu’ont aujourd’hui les écrivains de parler de bons vins, flattant le goût des bonnes choses (dans mon agglomération il y avait un festival des livres et du vin). Cet épicurisme-là , un peu plaqué, n’a jamais trop convenu au lecteur que je suis .

Mais chacun ses aspirations. Confiteor.

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commentaires

I
C'est un livre qui au départ m'a beaucoup dérangé, puis l'intrigue devient plus concrète et l'on a envie de continuer l'histoire avec "Adria"...<br /> J'ai bien aimé car en fait, c'est comme si l'on gravissait une montagne, on est fier d'arriver au sommet ! J'en garderai un très bon souvenir.
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J
oui, moi aussi j'ai eu du mal au début. C'est un "diesel" quoi.
X
Bonjour<br /> Pourriez-vous me communiquer votre mail afin que je vous envoie des informations sur une opération en cours ?<br /> Merci
Répondre
J
buonacasa@hotmail.com

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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