Qui nous dira que la poésie est affaire de satin, coussinets et sainte nitoucherie ? Se croit-on particulièrement endurci quand on parle de "poésie urbaine" parce qu'on prend un accent macho et qu'on a un battle dress ? Plaisanteries. La poésie c'est aussi la violence, depuis toujours. Le cri violent. Sa forme. Qu'on y retourne, auprès de ceux qui écrirent depuis le Feu, avant de présenter la poésie comme une forme surannée de discours sur les fleurs et les petits zoziaux. Non. Chacun peut y trouver sororité, fraternité, dans l'expression de nos vérités les plus extrêmes.
Elle finira pendue. Dans un acte suicidaire violent. Elle sera morte comme elle aura écrit. Une poésie violente, sans retenue.
Où se réfracte en son style fulgurant, d'éruption, d'urgence, d'éclats de verre de vitrail russe, ultra moderne, toute l'accélération démente de cette première moitié du XXeme siècle, où sa Russie quittée puis rejointe explose en tous sens et se développe à marche forcée, où l'acier et le feu sortent partout de terre et ravagent l'humanité.
Marina Tsvetaeva est fille de son temps, artiste reflet de son époque jusque dans son rythme, mais n'y survivra pas. Balayée comme la plupart des siens. Comme nombre de poètes européens ou russes dont la sensibilité et l'intégrité n'auraient pas pu survivre à ce passage là, celui de la politique comme totalité et de la guerre comme totalité politique. Rien d'indépendant, de doux et de libre ne devait être préservé. A cette époque brutale inouie répond un cri magnifique et déchirant. Alors que le feu s'abat sur la russie par un retournement du pacte de fer, Marina T en finit, séparée de ses amis atomisés comme poussière humaine, poussière d'un génie sacrifié au triomphe de la totalité, les immenses Mandelstam, Akhmatova, Pasternak. L
Les "grands budapest hôtel'" qui pourraient abriter l'esprit et la civilisation finissent, comme chez Wes Anderson, par être violés par la vulgarité barbare.Y résonnent les bruits des bottes malgré les profonds tapis engourdis, et Marina T. y est une dangereuse intellectuelle, qu'on sait trop libre, surveillée. Se soumettre, abdiquer, collaborer, ou mourir, d'une manière ou d'une autre, ou prendre le maquis comme Char. Jouer au chat et à la souris avec "le maître et marguerite", puis chuter, comme Boulgakhov. Et Zweig lui aussi en finit. Avant Marina. Si près, si loin, de Walter Benjamin. Après Maiakowski.
Epoque d'acier assassin qui d'abord plonge, comme pour s'échauffer, sur l'Espagne et les tchèques abandonnés. Marina T. hurle.
Ô pleurs d'amour, fureur !
D'eux-mêmes — jaillissant !
Ô la Bohême en pleurs !
En Espagne : le sang !
Noir, ô mont qui étend
Son ombre au monde entier !
Au Créateur : grand temps
De rendre mon billet
Refus d'être. De suivre.
Asile des non-gens :
Je refuse d'y vivre
Avec les loups régents
Des rues — hurler : refuse.
Quant aux requins des plaines —
Non ! — Glisser : je refuse —
Le long des dos en chaîne.
Oreilles obstruées,
Et mes yeux voient confus.
À ton monde insensé
Je ne dis que : refus.
"Les dos en chaîne".
Vision prophétique de l'horreur qu'appellent déja les scènes espagnoles. La guerre moderne est devenue guerre d'extermination, qui tue plus de civils que de militaires. Elle ira au bout de cette logique, par la planification industrielle de l'élimination.
"Sachez que les fleuves reviennent".
Quelques années avant la nouvelle guerre fatale, dix ans avant, il y a, malgré tout -la première guerre, la Civile-, encore un peu d'espoir. Celle d'un monde qui malgré tout continue. Une nature qui suit son cours. Imperturbable, insubmersible au sang. Malgré les pires horreurs, dont la mort des enfants. La rédemption, même, est imaginable. Les yeux morts restent des diamants, le monde est encore beau, en dépit de tout. L'ombre n'a pas tout englouti.
Deux lueurs rouges — non, des miroirs !
Non, deux ennemis !
Deux cratères séraphins.
Deux cercles noirs
Carbonisés — fumant dans les miroirs
Glacés, sur les trottoirs,
Dans les salles infinies —
Deux cercles polaires.
Terrifiants ! Flammes et ténèbres !
Deux trous noirs.
C'est ainsi que les gamins insomniaques
Crient dans les hôpitaux : — Maman !
Peur et reproche, soupir et amen...
Le geste grandiose...
Sur les draps pétrifiés —
Deux gloires noires.
Alors sachez que les fleuves reviennent,
Que les pierres se souviennent !
Qu'encore encore ils se lèvent
Dans les rayons immenses —
Deux soleils, deux cratères,
— Non, deux diamants !
Les miroirs du gouffre souterrain :
Deux yeux de mort.
Ce qui délie définitivement le dernier espoir, c'est la séparation. L'insulte suprême faite aux liens. Leur dissolution. La mort de son propre enfant au premier chef. Alors il ne reste plus rien pour s'accrocher à ce monde. On n'en voit que la saleté et l'horreur. Quand Pasternak est loin puis se soumet. Quand on exile et qu'on vide les vies de leur sens. D'Etre avec.
Dis-tance : des verstes, des milliers...
On nous a dis-persés, dé-liés,
Pour qu'on se tienne bien : trans-plantés
Sur la terre à deux extrémités.
Dis-tance : des verstes, des espaces...
On nous a dessoudés, déplacés,
Disjoint les bras — deux crucifixions,
Ne sachant que c'était la fusion
De talents et de tendons noués...
Non désaccordés : déshonorés,
Désordonnés...
Mur et trou de glaise.
Écartés on nous a, tels deux aigles —
Conjurés : des verstes, des espaces...
Non décomposés : dépaysés.
Aux gîtes perdus de la planète
Déposés — deux orphelins qu'on jette !
Quel mois de mars, non mais quelle date ?!
Nous a défaits, tel un jeu de cartes !
Vivre dans le feu, oui. Mais pas sans les siens.
Elle aura tenu bien longtemps, et montré que la vie est acharnée, tout de même, celle qui pouvait dire :
«Dans mes veines coule non pas du sang mais de l'âme".
Le temps de transformer sa souffrance en oeuvre. Dans toute bonne librairie. Finalement le fleuve aura continué de charrier.