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17 mars 2015 2 17 /03 /mars /2015 15:51
Pour une éthique libérée des grands mots (« L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien)
Pour une éthique libérée des grands mots (« L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien)

 

Dogmatiques, avides de confort, passez votre chemin. Ici il n’y a que de l’inconfort à récolter. Le livre dont on va parler est destiné à ceux qui acceptent que le savoir ne mène surtout qu’à d’autres aventures de savoir. Et qui acceptent que penser, c’est penser au bord du gouffre.

 

-Si on ne se remet pas à un Dieu pour nous guider dans chacun de nos actes,

- Si l’on considère que l’on vit en société, et que cela implique de se poser des questions pour que cette cohabitation soit vivable, en dehors de l’hypothèse du pur rapport de forces,

- Si on considère que la loi et l’autorité ne peuvent pas tout régler, et que par ailleurs elles ne sauraient ni épuiser le champ du questionnement personnel ou collectif, ni se superposer strictement à la notion de morale :

… Alors on est conduit à se poser des questions compliquées d’éthique. De « philosophie morale » dit plutôt Ruwen Ogien (qui ne juge pas nécessaire de distinguer éthique et morale, ce que je trouve dommage. C’est un moyen pratique que de parler de « morale » pour parler justement, d’une éthique transcendentalement fondée).

 

Dans ce livre original, ludique autant que rigoureux, « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine », Ruwen Ogien, philosophe d’inclination libertaire (dont nous avons déja vu dans ce blog tout le mal qu'il pense de la pseudo "morale laïque"), nous propose de relativiser très fortement les différentes théories morales, en montrant que si on les applique, elles mènent nécessairement à des impasses. Rejoignant un John Rawls, il en appelle plutôt à une pensée ouverte, évolutive, consciente de ses limites, et intégrant (il n’utilise pas le concept), ce « care » qui fait florès dans la pensée de notre époque, à savoir la compréhension des situations et des acteurs impliqués, de leurs idiosyncrasies. Tout le contraire, ici c'est le lecteur qui parle, de ce qu'ont toujours fait les colonisateurs, très vite convaincus de la nécessité de faire entrer leur corpus moral à l'indigène, jusqu'à le supprimer massivement de la terre conquise. Ce qui au passage montre bien toute la relativité de la morale.

 

L’originalité du livre, qui se veut une introduction à la pensée éthique, et seulement ça,  est d’avancer autour de 19 expériences de pensées. Des casse-têtes moraux, parfois saugrenus, qui permettent de tester les différentes pensées philosophiques morales. Ainsi on se demandera non seulement s’il est permis de faire exécuter un innocent pour éviter un massacre, mais aussi s’il aurait mieux valu ne pas naître, même si la vie qu’on vit est digne d’être vécue. Ou bien s’il faut éliminer les animaux pour les libérer. On se demandera encore s’il est acceptable de rester neuf mois immobilisé dans un lit pour sauver la vie d’un inconnu. Le caractère absurde de certaines questions n’est pas fortuit, car tout le propos du philosophe est de nous conduire à penser en sachant que les grandes théories morales, si elles restent refermées sur elles-mêmes, ne mènent qu’à l’absurde, justement. D’où la nécessité d’ « admettre une forme de pluralisme des doctrines » et de ne « pas de laisser intimider » par les grands mots censés tout régler à coup de massue : « dignité », « devoir », « vertu ».

 

Il y a trois grandes façons de penser la morale (en dehors de l’application des consignes religieuses bien entendu) : le déontologisme (la pensée de Kant), qui repose sur l’idée de contraintes absolues sur la morale ; le conséquentialisme, consistant à dire que ce qui compte c’est le plus de « bien » possible (l’utilitarisme en est une sous-catégorie. Mais la notion de « bien » est plus large). Et une troisième, qui remonte à Aristote, et que l’on peut appeler l’éthique des vertus, qui postule qu’il y a des personnalités morales, un point c’est tout.

 

Ces théories sont assez aisément réfutables, si elles sont closes sur elles-mêmes. Pour régler le sort de Kant, il suffit de considérer que « ne pas mentir », si on l'érige en impératif catégorique intouchable, peut conduire à des actes profondément graves, pour laisser s’écrouler l’édifice.

 

La pensée conséquentialiste nous conduirait à penser qu’il est moral de pendre un innocent pour sauver des vies. Ce qui franchement se discute, non ?

 

Quant à l’éthique des vertus, elle repose sur la notion de caractère, et si on regarde à nouveau « la liste de Schindler » de Spielberg on verra qu’un comportement moral, même dans le cas d’un Juste devant les nations, n’a rien de forcément définitif. Ni fixe. On peut par ailleurs être courageux par conformisme, on peut être immoral et ne rien faire parce qu’on se cache. Cela ne nous aide pas beaucoup que de croire à des sens moraux innés.

 

D’ailleurs, l’être humain est-il moral ou immoral ? Qui le dirait ? Si l’on s’en tient à la somme de misères que nous sommes capables de réaliser, nous sommes immoraux. Mais on peut aussi se demander si nous ne sommes pas terriblement moraux comme le montrent certaines études qui démontrent que nous avons toujours un jugement moral à émettre sur la vie des autres.

 

Kant essaie de s’en sortir en disant que pour être immoral il faut être intentionnel, mais en rentrant dans les expériences de pensée, on se rend compte qu’en le suivant il serait plus grave de tuer que de laisser mourir. Mais cela peut nous conduire à tuer cinq personnes au final, plutôt qu’une seule… Ca se discute, franchement.

 

 Les expériences menées montrent plutôt que les gens ont tendance à juger la valeur morale d’une action en fonction de son résultat, alors que la philosophie dit que sa valeur morale dépend de l’intention… Que penserions-nous d’Hiroshima et Nagasaki si les bombes n’avaient pas mis fin à la guerre ? Regarderions-nous la morale des américains de la même manière ?

 

Ogien prend un à un les principes des philosophies morales en montrant qu’ils ne tiennent pas à l’expérience et finissent par se retourner contre eux-mêmes. Par exemple ce principe selon lequel on ne peut pas considérer un être humain comme un moyen (par exemple en le jetant sous un tramway pour éviter que plusieurs personnes soient écrasées). Mais minimiser le mal est-il immoral ? Les penseurs des différentes écoles ont certes essayé de compenser les limites de leurs maîtres, mais sans grande portée. Ainsi en est-il de ces « effets collatéraux », acceptables s’ils sont « proportionnés ». Mais où est inscrite cette proportion ? Ce qu’il y a d’universel dans la théorie morale, c’est son instabilité.

 

Les philosophes ont essayé aussi de prouver, par l’empirisme, les sondages par exemple, qu’il y avait bien des « intuitions morales » qui prouvaient le bien-fondé de leur théorie. Chou blanc. Ainsi, les sondages montrent qu’il est permis de causer la mort d’un homme pour éviter la mort de cinq autres, mais pas de jeter soi-même l’homme dans le vide. Ce qui laisse déjà sceptique sur la différence. Mais en plus, si on dit aux gens qu’ils sont censés connaitre l’homme en question, tout va différer. Et on peut introduire sans cesse de nouveaux paramètres qui empêchent de se faire une idée fixe d’une intuition morale quelconque, universalisable. Car en réalité, une petite variation va tout changer.

 

Et c’est là qu’arrivent nos croissants chauds…. Comme exemple de futilité d’un facteur qui change tout au comportement moral. Une expérience a été réalisée dans un centre commercial. On demande la monnaie aux passants. On s’est aperçu que la variante qui influait manifestement le plus pour susciter une réponse positive était…. Que la boulangerie à proximité avait mis en rayon des croissants chauds dont l’odeur mettait manifestement les passants en condition de bienveillance. Sur un mode plus lyrique, Ogien souligne :

 

« il suffit d’être pressé pour oublier ses Evangiles. Mais si l’on est optimiste, on peut dire qu’il suffit de ne pas être pressé pour être un bon samaritain ».

 

Même l’abime moral entre l’humain et l’animal est très compliqué à fonder, n’en déplaise à Luc Ferry qui essaie de justifier la morale sur une « liberté morale » innée de l’homme. Mais Ogien rappelle simplement qu’il arrive très fréquemment à des chiens de se sacrifier pour leurs maîtres humains. Et que donc on serait mal avisé de décréter une supériorité morale de l’humain, capable de grandeur désintéressée, contrairement aux animaux.

 

Les règles censées être intangibles de la morale, comme « de ce qui est, on ne peut pas décider ce qui doit être », « devoir implique pouvoir », « traiter les cas similaires de manière similaire », peuvent mener si on les applique avec célérité à commettre des atrocités, et se heurtent entre elles, Ogien le démontre avec de nombreux exemples, sans nous dire bien entendu quelle est "la bonne solution morale", car tous les cas oublient une part de réalité vivante qui va tout modifier.  Elles ne nous sont pas secourables. Elles sont nuisibles, en réalité, à une éthique sérieuse.

 

L’expérience humaine est une expérience réelle. Et ce réel nous empêche de définir des lois morales définitives, valant partout et en tout temps. Peut-être le clonage reproductif, que tout le monde juge immoral aujourd’hui, de manière intuitive, sera-t-il demain, si les autres moyens de reproduction disparaissent, la seule issue véritablement humaniste, car elle sauverait l’espèce humaine…

 

La vieille éthique des vertus repose sur une notion de personnalité, profondément confuse. Les existences d’un instinct social, ou d’une nature immorale, n’ont pas été démontrées. Les frontières entre ce qui est moral, ce qui est social, ce qui est religieux, ne sont pas du tout claires. Essayer d’identifier des « intuitions morales » par l’étude des comportements n’a abouti qu’à démontrer leur fragilité.

 

«  Rien dans les concepts et les méthodes de la philosophie morale n’est à l’abri de la contestation ».

 

Doit-on en déduire que l’éthique est inutile ? Doit-on se résoudre à un relativisme moral qui confinerait à l'indifférence, à l'ignorance des souffrances, culturalisées ? Doit-on renoncer à considérer notre humanité comme une commune destinée ? Bien entendu que non. Elle est d’autant plus utile et indispensable, et là c’est le blogueur qui le dit, qu’aucune règle en surplomb ne peut venir à notre secours. C’est à nous de créer l’éthique qui nous conviendra, pour parer au nihilisme. Une éthique nécessairement démocratique. Consciente de son caractère profondément politique.

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Lectures de Jérôme Bonnemaison

 

Un sociologue me classerait dans la catégorie quantitative des « grands lecteurs » (ce qui ne signifie pas que je lis bien…).


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D’abord, tout petit, j’ai contemplé les livres de mes parents qui se sont rencontrés en mai 68 à Toulouse. Pas mal de brûlots des éditions Maspero et autres du même acabit… Je les tripotais, saisissant sans doute qu’ils recelaient des choses considérables.

 

Plus tard, vint la folie des BD : de Gotlib à Marvel.


Et puis l’adolescence… pendant cette période, mes hormones me forcèrent à oublier la lecture, en dehors des magazines d’actualité, de l'Equipe et de Rock’n Folk. Mais la critique musicale est heureusement lieu de refuge de l’exigence littéraire. Et il arrive souvent aux commentateurs sportifs de se lâcher.


 

De temps en temps, je feuilletais encore les ouvrages de la  bibliothèque familiale A quatorze ans, je n’avais aucune culture littéraire classique, mais je savais expliquer les théories de Charles Fourier, de Proudhon, et je savais qui étaient les « Tupamaros ».


 

J’étais en Seconde quand le premier déclic survint : la lecture du Grand Meaulnes. Je garde  le sentiment d’avoir goûté à la puissance onirique de la littérature. Et le désir d’y retoucher ne m’a jamais quitté.


 

Puis je fus reçu dans une hypokhâgne de province. La principale tâche était de lire, à foison. Et depuis lors, je n’ai plus vécu sans avoir un livre ouvert. Quand je finis un livre le soir, je le range, et lis une page du suivant avant de me coucher. Pour ne pas interrompre le fil de cette "vie parallèle" qui s’offre à moi.

 

 

Lire, c’est la liberté. Pas seulement celle que procure l’esprit critique nourri par la lecture, qui à tout moment peut vous délivrer d’un préjugé. Mais aussi et peut-être surtout l’impression délicieuse de se libérer d’une gangue. J’imagine que l’Opium doit procurer un ressenti du même ordre. Lire permet de converser avec les morts, avec n’importe qui, de se glisser dans toutes les peaux et d’être la petite souris qu’on rêve…


 

Adolescent, j’ai souvent songé que je volais, par exemple pour aller rejoindre une copine laissée au port… Et la lecture permet, quelque peu, de s’affranchir du temps, de l’espace, des échecs , des renoncements et des oublis, des frontières matérielles ou sociales, et même de la Morale.

 

 

Je n’emprunte pas. J’achète et conserve les livres, même ceux que je ne lis pas jusqu’au bout ou qui me tombent des mains. Ma bibliothèque personnelle, c’est une autre mémoire que celle stockée dans mon cerveau. Comme la mémoire intime, elle vous manque parfois, et on ne saurait alors dire un mot sur un livre qu’on passa trois semaines à parcourir. Mais on peut à tout moment rouvrir un livre, comme on peut retrouver sans coup férir un souvenir enfoui dans la trappe de l’inconscient.


 

Lire est à l’individu ce que la Recherche Fondamentale est au capitalisme : une dépense inutile à court terme, sans portée mesurable, mais décisive pour aller de l’avant. Lire un livre, c’est long, et c’est du temps volé à l’agenda économique et social qui structure nos vies.  


 

Mais quand chacun de nous lit, c’est comme s’il ramenait du combustible de la mine, pour éclairer la ville. Toute la collectivité en profite, car ses citoyens en sont meilleurs, plus avisés, plus au fait de ce qui a été dit, expérimenté, par les générations humaines. Le combat pour l’émancipation a toujours eu partie liée avec les livres. Je parie qu’il en sera ainsi à l’avenir.


 

J’ai été saisi par l'envie de parler de ces vies parallèles. De partager quelques impressions de lecture, de suggérer des chemins parmi tant d’autres, dans les espaces inépuisables de l’écrit. Comme un simple lecteur. Mais toujours avide.


 

Je vous parlerai donc des livres que je lis. Parlez-moi des vôtres.

 

 

Jérôme Bonnemaison,

Toulouse.

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