C’est le premier tome, réussi, d'une trilogie annoncée. « Vernon subutex 1 » de Virginie Despentes (dont on retrouverait dans ce blog une évocation de son essai stimulant et fracassant, « King Kong theory »), est un roman d’époque, un roman de quadra qui sent sa chair s’affaisser et sa jeunesse mythique s’éloigner sérieusement. Un roman de son temps, congruent avec bien des romans de son temps. Notamment dans sa nature post moderne, éclatée, monadique, caractéristique d’une société déboussolée et désenchâssée. Sans fil rouge, sinon celui d’une ombre en sursis : Vernon Subutex.
Post moderne, « Vernon subutex » l’est assurément, par cet aspect chaotique, quand les destins s’entrecroisent, se frôlent, se heurtent, comme voués à des trajectoires aléatoires, sans principe organisateur. Mais aussi par son style qui transcende les frontières entre classique et familier, entre langue tenue et argot rock. Son style à elle. Reflet de son parcours, des squats punks aux pages Libé, des béruriers noirs à la Princesse de Clèves, de la fréquentation des écrivains à celle de ses copines porn stars. La synthèse Despentes. Un ton personnel. Un écrivain, donc.
La plupart des personnages évoluent dans un monde culturel sans plus aucun repère, où seul le désir est de mise. Le désir du moment. Sans préjugé. Avec la conscience de l’absence de quelque transcendance mais aussi de quelque autorité légitime, encore.
C’est un roman de l’entropie. Celle d’une génération, la sienne. Un roman du vieillissement fatal, de la libido au rabais, de l’éclatement des bandes, des tribus, dont celle du rock, dans un monde anomique désormais en réseau. Il nous trimballe à travers différents milieux sociaux que Mme Despentes appréhende avec conviction, tous autant qu’ils sont. De la brute entrepreneuriale au SDF averti. Et il faut admirer cette capacité du romancier à se mettre dans la peau de n’importe qui, à penser de sa place, à faire sien le principe selon lequel rien d’humain n’est étranger pour soi. Despentes la féministe parle du point de vue d’un homme violent envers les femmes, et même d’une brochette de brutes identitaires. Convaincante. Le roman va où le discours politique ne peut pas aller. Il est son complément indispensable, il le décentre admirablement.
Le roman se présente comme un saut de personnage en personnage, reliés à la fois par un commun passé d’amateur de rock et par un rapport plus ou moins fugace avec le sieur paumé, Vernon Subutex (décomposition du glamour Vernon Sullivan, fantasme américain et pseudo de Vian. On nous signifie ainsi qu’il n’est plus permis de rêver les gars). Il ne reste pas grand-chose de ce passé autour de la boutique de disques de Vernon qui a fait faillite, sinon un peu de nostalgie. La survie a imposé le chacun pour soi. Ce qui rassemble, ou plutôt connecte quelque peu les protagonistes, fugacement, c’est une bande son à possible valeur d’échange que possède Vernon Sullivan. Rien d’autre. Sinon un peu de culpabilité et de mélancolie, vite épuisées. Personne n'a le temps de s'attarder.
C’est aussi un roman sur le processus de marginalisation, de rupture en rupture, voyant le futur clochard marcher sur un fil de plus en plus mince, celui de l’entraide au compte-goutte, jusqu’à ce qu’il casse et que les portes se referment brutalement, la rue étant jalouse. Une marginalisation, fruit de la fameuse « destruction créatrice » qui en l’occurrence concerne l’industrie du disque, et condamne socialement Vernon Subutex, autrefois, dans d’autres conditions de production, et donc de culture, au carrefour ou à l’origine de destins. Ainsi, Alex, la star morte, doit sa passion à Vernon. A travers le destin piteux d’un personnage qui s’enfonce nous touchons le caractère superstructurel de la culture, et la chair meurtrie de ces processus de modernisation dont la littérature, seule, anoblit les victimes. Jeunes, protégés par les adultes, les uns et les autres n’auraient pas imaginé être contraints à autant d’éloignement et de dureté. Mais ils s’y mettent.
C’est un roman dense. Très dense. Où l’on ressent au mieux un aspect de ce qu’Annie Lebrun appelle « le trop de réalité », cette pression asphyxiante de la marchandise, de la culture, de la technologie, de l’information, cette exigence d’être au top sans cesse, sur tous les fronts, d’être interpellé. Cette proximité étouffante du monde qui caractérise l’homme post moderne, enfermé dans le présent, confiné dans la nécessité de se méfier d’autrui (à raison souvent), voire de haïr, relié aux autres par facebook (pour Vernon c’est le dernier secours, d’où sa première préoccupation quand il quitte un hébergement : trouver un moyen de se connecter au réseau pour prendre contact avec les humains).
On ne saurait pas trouver que retrancher à ce parcours saisissant de réalisme, de pertinence ("malgré son voile elle n'avait pas l'air moderne") et de crudité aussi. La seule réserve que l’on oserait adresser à Mme Despentes, c’est son appétit pour le scabreux, dont elle a du mal à se défaire encore. Qui est peut-être une facilité. Après tout c'est ce qui l'a porté au devant de la scène. Ceci étant, avec ce roman, elle parvient à s’élever à hauteur des romanciers qui saisissent leur époque, tout en sachant sortir d’eux-mêmes. C’est un excellent roman. Attendons la suite.